Nourrir la clinique

 

                                                                                                          Fernando de Amorim[1]

 

 

Après la réunion de samedi du 30 juin 2007 à l’amphithéâtre Charcot (Hôpital Pitié-Salpêtrière – Paris), sur le thème « Sauvons la clinique », voici mes commentaires, impressions et propositions :

 

Beaucoup d’applaudissements, peu de huées (discrètes – nous sommes entre gens bien) et un coup de sang par ci par là. Rien de très méchant.

 

Puis il y eut des phénomènes : la proposition que, pour sauver la clinique, il faille la nourrir avec du sang nouveau. La nourrir en poussant (dans le sens de la Trieb freudienne) les étudiants désireux de devenir des cliniciens à commencer à recevoir des patients dès les premières années de leur entrée à la faculté. L’autre phénomène fut le signifiant « agent double ».

 

 

Etudiants responsables

 

Il semble, pour l’auteur de la première proposition et de ces lignes, que nous devrions être plus exigeants quand nous faisons usage du mot clinique. Ce mot est le même depuis Hippocrate (κλινικός). Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui les examens biologiques ont pris le dessus sur le dialogue que nous sommes obligés d’emprunter cette voie, aliénante pour le patient et destructrice pour la clinique, qu’elle soit médicale ou psychique.

 

Je me demande si les mots « psychologie » et « clinique » ne font pas partie d’une fiction ? En France, l’assemblage de ces deux mots est né de la volonté de Juliette Favez-Boutonier. Pour elle, la psychologie clinique vise « l’évolution de la personnalité »[2]. Pour elle aussi, la psychologie clinique n’opère pas avec le transfert et limite son champ « à un terrain institutionnel : CMP, IMP, etc. »[3]. La fiction est-elle devenue un bricolage où une quantité importante des personnes concernées peuvent tirer des bénéfices ? Si une telle affirmative est vraie, qui sont ces bénéficiaires ? D’un côté, les psychanalystes qui forment les psychologues avec « les armes de la psychanalyse », comme l’avait dit un enseignant-psychanalyste, puisqu’ils gagnent un salaire et peuvent recruter des patients à l’université ? De l’autre côté, peut-on penser que les étudiants tirent un bénéfice car, leur diplôme de psychologie leur épargne le divan ?

 

Un peu d’histoire : Juliette, à l’époque Boutonier, était analysée par René Laforgue, celui-là même qui avait entretenu une relation avec Göring[4], cela dit en passant ! Il n’y a de ma part aucune intention de juger ni Laforgue, ni Favez-Boutonier, ni ses héritiers, à savoir, les psychologues cliniciens. J’attire simplement l’attention sur fait qu’on ne peut pas badiner impunément avec l’inconscient structuré comme langage. Freud n’a jamais voulu que la psychanalyse devienne une branche de la médecine. Lacan, à Rome, disait à Lagache, et en public, que « la psychanalyse ne relève pas de la psychologie. »[5]. Que font donc ces psychanalystes dans les facultés de psychologie ?

 

La psychologie clinique aujourd’hui existe sur le papier, c’est un fait. Comment donc travailler avec ce qui existe, quand bien même son existence en tant que clinique est claudicante ? Il me semble que le malaise est dû au fait que, au lieu d’élever la psychologie au niveau de la clinique, les universitaires, psychanalystes ou d’orientation analytique, comme ils aiment à se nommer, ont abaissé la clinique au niveau de la psychologie. Un exemple ? La croyance des étudiants que leur stage de fin de cursus est un « stage clinique ». Observer un psychologue s’entretenir avec un patient hors transfert n’a jamais été un acte clinique. Dès la naissance de la psychologie clinique, Juliette Favez-Boutonnier n’a pas voulu que le transfert contamine sa création.

 

Dans la consultation publique de psychanalyse (CPP) du réseau pour la psychanalyse à l’hôpital (RPH), les étudiants sont responsables de leurs patients. Ils les rencontrent au moins deux fois par semaine pendant des mois, voire des années. Et quand ils reçoivent leur diplôme de psychologue ou de psychiatre, ils partent de la CPP avec leur clientèle constituée à partir de leurs désirs. Nous avons la preuve, dans ces cas, que nous avons affaire à un vrai psychothérapeute. Notre désir est qu’il puisse pousser sa psychanalyse personnelle davantage jusqu’à devenir sujet, et même psychanalyste, si le désir y est. Il me semble que de cette façon, nous pouvons parler de formation vraie des praticiens et des cliniciens, en psychothérapie et en psychanalyse. Avec un véritable effort de professionnalisation des jeunes.

 

 

Théorie des positions transférentielles

 

Dans cette expérience de recevoir des patients, nous pouvons toucher du doigt l’expérience chez les étudiants-praticiens du RPH parce que son germe premier est là, à savoir, le transfert. C’est une expérience, mais quelle est-elle ? Pour nous au sein du RPH, lorsque quelqu’un reçoit un patient, il est dans la position de praticien (celui qui assure la pratique thérapeutique) ou dans la position de clinicien (celui qu’assure l’existence de la clinique). Mais avant de développer ce point, je dirais qu’il existe, à ma connaissance, deux positions transférentielles : la position transférentielle de psychothérapeute et la position transférentielle de psychanalyste. La première produit des effets thérapeutiques car elle se caractérise par la pratique du phallus. J’appelle pratique du phallus toute thérapeutique qui introduit quelque chose dans le corps de l’être, soit une parole de psychiste, qu’il soit psychologue, psychiatre ou psychothérapeute (comme le fait l’autre qui interprète et conseille), soit un breuvage (comme chez les marabouts d’Afrique et d’Amérique du Sud), soit l’aiguille (comme dans l’acupuncture) ou les pilules (comme le font les médecins). La deuxième position est ce que j’appelle la clinique de l’objet a. Cette clinique se caractérise par le manque incarné par le clinicien, très souvent un psychanalyste. C’est le manque qui produit l’effet thérapeutique dans cette clinique. De quelle manière ? Il provoque la réanimation du désir chez le malade ou le patient au point de l’enflammer d’un désir spécifique appelé désir de savoir. C’est le désir de savoir qui pousse (Drang[6]) le patient à entrer en psychanalyse, devenir psychanalysant et enfin sujet.

 

Le praticien, psychiste, supporte le transfert, un bout de temps, sans l’exigence d’aller au-delà de l’Œdipe par la voie de la castration parce que lui-même n’est pas sorti de sa psychanalyse, l’unique voie possible jusqu’à présent, de la transformation radicale par le symbolique de la relation de l’être avec le réel. La tendance des acteurs de la relation psychothérapeutique est de se perdre dans les labyrinthes de l’imaginaire. Cela ne diminue en rien la fonction sociale du psychothérapeute, qui est de l’évacuation des tensions sporadiques du patient. Evacuation sans solution, mais évacuation tout de même, et cela est déjà très important. Le psychiste est une béquille nécessaire pour le malade ou le patient, en institution ou en ville. Il peut même être strapontin pour que le patient puisse entrer en psychanalyse. Il faut dire aussi que parfois, le patient fait son entrée en psychanalyse (en posant sa question à l’Autre) et le psychiste ne le repère pas, ce qui ralentit ou freine l’avancée de l’être dans sa vie. Il ne le repère pas parce qu’il n’est pas accessible à la langue de l’Autre, parce qu’il n’est pas sorti de sa psychanalyse.

 

Le clinicien, psychanalyste, opère pour que le malade ou le patient, si cela est possible par structure, puisse devenir psychanalysant. Il opère ainsi, dans cette position d’objet petit a parce qu’il sait qu’il sera poussé[7] instantanément dans la position de supposé psychanalyste si le patient devient psychanalysant.

 

Et quand le patient ne peut pas devenir psychanalysant ? Le clinicien, psychanalyste, soutenu par sa psychanalyse personnelle saura comment travailler pour ne pas se laisser embarquer dans une relation imaginaire, qui couperait tout avenir clinique à la relation psychothérapeutique.

 

 

                                               PRATIQUE                                        CLINIQUE

 

Position

transférentielle

 

Position transférentielle de         psychothérapeute

 

 

Position transférentielle de psychanalyste

 

 

Objet

 

 

Phallus

 

 

a

 

 

être

 

 

Praticien

 

 

Clinicien

 

 

Fonction

 

 

Supporter le transfert

 

 

Occuper la position de l’objet perdu

 

 

Exigence

 

Tourner autour de l’Œdipe et de la castration

 

 

Au-delà de l’Œdipe

 

 

 

Noeud

 

 

Nœud aveugle

 

 

Nœud borroméen

 

 

Relation

 

 

autre

 

 

Autre

Bien entendu mon intervention au moment de la discussion n’a pas été si détaillée. Elle s’est limité à ce qui suit : « Comment les psychanalystes peuvent, non pas sauver, mais nourrir la clinique ? En appuyant les jeunes à commencer à pratiquer. Les modalités de cette démarche sont à discuter entre les enseignants à l’université, les praticiens intéressés et les étudiants. Pousser les étudiants de première et deuxième année à commencer à recevoir des patients c’est la politique du réseau pour la psychanalyse à l’hôpital (RPH) depuis 10 ans. Quelques étudiants sortent de chez nous en ayant l’expérience de psychothérapeute (celui qui supporte le transfert), de supposé psychanalyste et même avec un embryon de clientèle. Cette expérience de rencontre vraie avec la pratique ou la clinique sous transfert, appuyée par leur psychanalyse personnelle, leur donne une autorité pour, parfois, désirer devenir psychanalyste. ».

 

 

Agents doubles

 

L’agent double, selon le grand Robert, est associé à la traîtrise, à l’appât du gain, à la vengeance pour échapper à la torture.

 

C’était vers la fin de la réunion, dans la partie « Conclusions et perspectives ». Quelqu’un avait lâché dans la tribune le mot « agent double ». Je ne peux pas parler pour les autres, mais j’ai senti et pensé que l’orateur aussi, vu sont expression après avoir entendu le mot sorti de l’enclos de ses dents, un frémissement parcourir la salle. Ce n’était pas une huée, bien sûr que non, c’était l’accusé de réception d’un mot qui vient toucher directement à l’estomac. Qui sont les agents doubles sinon celles et ceux qui jouent un coup dans la pratique en tant que psychanalyste et un coup à la faculté en tant qu’enseignant ? Freud nous avait prévenu : « On ne peut pas servir deux maîtres à la fois ». C’est ce que je dénonce depuis des années, et le retour fut toujours méprisant soit par l’emploi de mots durs ou de silences assourdissants. Là rien de semblable, c’était un universitaire, psychologue, psychanalyste (à lire : universitaire virgule, psychologue clinicien virgule, psychanalyste) qui avait lâché le mot. Cela fait beaucoup de position pour une seule personne. Peut-on s’occuper de la clinique véritablement et aussi de la psychologie et aussi de l’enseignement ? S’il n’y a pas d’ ego fortifico dans cette opération je veux bien manger mon chapeau ! Logique du moi fort, gonflé à bloc certes, mais dans le registre de l’imaginaire car, à vrai dire, comme tout esclave, dès qu’il peut, il devient capitão do mato[8]… ou pire. Rien de plus méchant qu’un affranchi, quand il n’est pas passé par une psychanalyse, ajouterai-je !

 

 

Avant d’aller râler auprès des Autorités, il me semble qu’il faille d’abord mettre de la castration dans nos lignes. De quelle manière ?

 

 

Propositions

 

a) Je pense que les universitaires devraient assurer l’enseignement théorique à l’université pendant que les cliniciens forment les étudiants qui désirent se frotter à la clinique dans un local hors de la faculté. Mon objectif est de faire rencontrer des patients qui n’ont pas les moyens de rencontrer un psychothérapeute ou un psychanalyste dans le privé avec des étudiants qui désirent devenir des psychothérapeutes voire des psychanalystes. Cela sera fait sous la responsabilité d’un clinicien en accord avec les universitaires. Une fois par semaine le clinicien assure une supervision à l’étudiant. Une fois par mois, l’étudiant présente sa pratique en public, aux autres étudiants qui pratiquent ou qui désirent commencer à pratiquer. Les enseignants et le clinicien seront présents à la présentation et au débat.

 

 

b) Où trouver une place pour que les étudiants puissent recevoir leurs patients ? Dans un premier temps il faut installer un projet-pilote, avec les universitaires et les cliniciens qui veulent mettre en place une telle expérience. Le local de la CPP-RPH serait une proposition, pour accueillir 5 étudiants par exemple. Mais cela n’est pas suffisant. Ainsi, je pense qu’il faut constituer une association 1901, « Nourrissons la clinique » par exemple. Le premier argent de la cotisation des adhérents pourrait aller à la location d’un local à des fins cliniques telles que je viens de les évoquer. A partir de la mise en place de ce plan pilote, nous pouvons améliorer ses bases et commencer à le développer au fur et à mesure. Ici nous ne parlons pas de château de cartes ni de combats donquichottesques. Avec une telle stratégie nous pouvons marquer du sceau de la clinique notre aventure. Et la clinique ne peut pas se passer de la praxis psychanalytique. C’est ce que témoigne notre expérience au sein de la CPP-RPH.

 

 



[1] Directeur de la consultation publique du réseau pour la psychanalyse à l’hôpital, dans le IXe arrondissement de Paris, France CPP-RPH (Paris IXe). Courriel : f.dea@wanadoo.fr

[2] Roudinesco, E. (1994), Histoire de la psychanalyse en France. 2 (1925-1985), Fayard, Paris, 1994, p. 552.

[3] ibid.

[4] ibid., p. 172.

[5] ibid., p. 276.

[6] de Amorim, F. (2003), La séance lacanienne in Revue de psychanalyse et clinique médicale, n° 12, RPH, Paris, 2003, pp. 48-49.  

[7] F. de Amorim (2004), Cartographie de la clinique avec le malade, le patient et le psychanalysant, à l’usage des médecins, psychistes (psychothérapeutes, psychologues, psychiatres) et psychanalystes, en institution et en ville (Volume I), RPH, Paris, 2007, p. 165 et suiv.

[8] Capitaines des bosquets : d’anciens esclaves qui avaient pu acheter leur affranchissement mais qui, étant sans revenus, servaient les seigneurs en faisant la chasse aux esclaves fugitifs.