L'amendement Accoyer,
ou le non-avenir d'une illusion
Jean-Pierre Leblanc
Sans qu'il l'ait peut être voulu, l'initiative de monsieur
Accoyer pour réglementer la pratique de la psychothérapie,
se trouve très proche d'autres propositions telle celle
du rapport Cléry Melin, dont le but est de définir
une nouvelle organisation du champ de la " santé
mentale ". Ces propositions participent toutes deux d'un
mouvement de civilisation actuel, qui est l'extension de logiques
héritées des sciences " dures ", qu'on
applique alors au champ de la relation et du sujet humains. On
veut ainsi les faire bénéficier de l'efficacité
dont ces logiques ont fait preuve par ailleurs, dans le champ
bio médical notamment. Cette extension a beaucoup de facettes.
Elle se concrétise le plus souvent par l'application
de méthodes et de procédures qu'on tente de rendre
objectivables, à travers une standardisation et une uniformisation
qui se donnent comme une garantie ( les mêmes critères
de connaissance et de pratique établis et validés
à priori, appliqués à tous ). Ces méthodes,
bien qu'elles se veulent filles de la pensée scientifique,
n'en retiennent souvent que l'aspect le plus sommairement méthodologique
et technique, (fréquemment statistique). Mais elles ont
l'apparent avantage ( ! ) de donner une forme dite " scientifique
" à des approches, dont d'aucuns ne se remettent
pas que leur objet, le sujet humain dans le cas des pratiques
psychothérapiques, ne bénéficie pas de leur
" sérieux " ou qu'il y soit rebelle.
L'enseignement de ces méthodes s'accorde à merveille
avec les formes universitaires et académiques de transmission
du savoir : un savoir qui se transmet en extériorité
à l'expérience dont il formule les axiomes, et
qui se donne comme seule validation de l'aptitude à s'y
exercer.
Sans encore qu'il l'ait sans doute pensé comme tel, l'amendement
Accoyer est ainsi porteur d'une profession de foi : il affirme
qu'on ne doit faire crédit, croire, que dans le seul
savoir universitaire et médical, pour garantir l'aptitude
à approcher la souffrance psychique et pratiquer des psychothérapies.
Cela est contenu logiquement dans son amendement, puisque le
simple fait d'avoir les diplômes requis suffirait à
permettre d'exercer. Le type de savoir ainsi valorisé
dans sa proposition, l'est sans doute à cause de la légitimation
que lui fournit sa proximité avec les contenus hérités
des approches techniques et scientifiques actuelles.
Or c'est une croyance. Au contraire
de son vu, qui semble être d'apporter un peu de raison,
un peu de l'esprit des Lumières dans l'abord et le "
traitement " de la souffrance psychique, monsieur Accoyer
risque de participer sans le vouloir de la promotion d'une illusion
et d'un nouvel obscurantisme. Le fait de ne réserver son
initiative qu'aux psychothérapies " lourdes ",
comme il semble le dire maintenant face à la levée
de bouclier que son texte a suscité, ne ferait qu'aggraver
les choses pour les patients qui en relèveraient, sans
pour autant sortir de la confusion qu'elle introduit par ailleurs.
Une illusion
Car c'est non seulement une croyance, c'est aussi une illusion,
parce que ce n'est pas du tout ainsi que les choses se passent.
Prétendre et croire que le seul savoir universitaire et
médical permet de s'orienter dans la rencontre avec le
sujet qui souffre et de soutenir cette rencontre est tout simplement
faux. C'est bien ennuyeux, on en conviendra, pour qui veut fonder
des critères de " bonne pratique " en la matière
!
Mieux, si on prend le cas de la psychanalyse,
c'est même du contraire qu'il s'agit. L'acte du psychanalyste,
c'est de soutenir le surgissement du savoir inconscient (celui
qui est contenu dans les associations de l'analysant), qui est
singulier au sujet qui s'adresse à lui. Ce " savoir
" est en effet toujours nouveau et inédit, puisqu'il
n'appartient qu'au sujet en analyse, qui est seul à pouvoir
le produire. Ce surgissement s'opère dans une rencontre,
au cur d'un transfert où sont puissamment ressuscités
les axes forts et méconnus d'une existence, qui sont ainsi
parlés, symbolisés et reconnus, puisque la seule
mise en acte autorisée dans la cure est celle de la parole.
A cause du transfert, quelque chose opère dans le réel
du sujet, qui a des effets décisifs pour lui.
La position concrète du psychanalyste
dans la conduite de la cure, est donc d'abord une objection à
tout placage de savoir académique, ainsi qu'une objection
à toute imposition d'un modèle normalisant. C'est
justement parce qu'il tente dans son écoute d'être
au-delà de cela, c'est parce qu'il peut à certains
moments se tenir dans ces confins où son savoir lui fait
défaut, sans que son angoisse ne le conduise à
en refermer la perspective, qu'il peut permettre au sujet de
dégager lui-même le " modèle "
qu'il a pu s'imposer à son insu, et qui pèse au
point d'avoir eu pour lui des conséquences pathologiques.
C'est à cette condition encore, que son analysant pourra
s'en dégager en allant à son tour au-delà,
en " passant " à autre chose, après s'être
appuyé un temps sur la présence de quelqu'un qui
s'engage, en prenant la responsabilité de se faire pour
un autre le support de ce chemin.
On voit bien qu'il y a là comme une impasse logique :
l'existence sociale du psychanalyste (un diplôme comme
condition à son exercice) dépendrait alors d'un
enjeu qui serait au rebours de la vérité de sa
condition d'analyste : se faire le support d'un parcours et
d'une expérience à chaque fois inédite (qu'aucun
modèle ni savoir ne peut définir à l'avance
dans son contenu pour un sujet particulier), qu'on ne peut soutenir
que parce qu'on l'a d'abord faite soi même et qu'on y a
pris profondément la mesure de la singularité radicale
qui la caractérise. Aucun diplôme, aucun cursus
médical ou universitaire ne peut donner une quelconque
aptitude à cela.
Le psychothérapeute, qu'il soit par ailleurs médecin,
psychologue ou psychiatre ou tout autre chose, partage d'ailleurs
avec l'analyste cette condition : ce n'est qu'à partir
de ce qui est d'abord une expérience, d'un travail qu'il
a effectué en s'adressant à quelqu'un à
qui il a pu se fier, qu'il peut accueillir la plainte d'un autre
et l'accompagner à son tour. Tout le reste est supercherie,
et on abuse le public à lui faire croire qu'un diplôme
de psychiatrie ou de psychologie peut donner une quelconque aptitude
à cet égard.
Cela ne signifie pas pour autant que
l'analyste soit un béotien, un candide ou un apprenti
sorcier. Loin de là. Son acte le conduit à devoir
s'orienter dans les structures cliniques, il demande à
être sans cesse approfondi, exploré, à la
fois dans la théorie et dans la clinique. Le psychanalyste
a pour cela des outils théoriques et cliniques beaucoup
plus fins et pointus que ceux de la psychiatrie ou de la psychologie
actuelles. Il les forge lors de soirées et de week ends,
dans des séminaires, des contrôles, des groupes
de travail dans son école ou son association, où
se déploie un labeur dont on n'a pas idée.
Mais son savoir théorique ou clinique s'élabore
justement dans une école dont le but est d'abord de former
des analystes, non de donner des diplômes. Ce savoir reste
profondément pour l'analyste articulé à
ce qui le " troue ", à ce qui le défait
sans cesse, pour être à la hauteur de son acte :
un acte dont Freud disait que pour le soutenir, il lui faut "
oublier " ce qu'il sait, pour se mettre radicalement à
l'école d'une autre cause, la cause intime, singulière
du patient particulier qui s'adresse à lui.
Un nouvel obscurantisme
On peut aller même jusqu'à soutenir que l'amendement
Accoyer participe d'un nouvel obscurantisme. En effet, une loi
détermine toujours un discours, elle actualise la conception
que se fait une société de ce à quoi elle
croit, de ce qu'elle considère bon ou mauvais pour elle.
En ne reconnaissant comme licite dans l'exercice des psychothérapies
que ce qui relève d'une validation académique,
universitaire et médicale, la proposition Accoyer exclut
de facto de toute reconnaissance sociale tout un champ de pratiques,
toute une réalité qui relèvent d'un autre
type d'approche et de savoir.
Le risque est alors grand que s'opère un glissement pernicieux
qui aggrave le malaise actuel : en méconnaissant qu'il
existe un fondement autre que celui du savoir universitaire et
scientifique à l'abord de la souffrance psychique, on
peut simplement en venir à ignorer davantage le réel
auquel il s'articule. Ce réel c'est celui d'un sujet divisé,
dont le génie de l'inconscient est rebelle par nature
aux cadres qu'on lui impose, c'est celui d'un sujet qui se plaint,
d'un sujet malade de sa condition, dont les manuvres, les
trouvailles, les inventions sont bien plus vives, imprévues
et complexes, que les catégories convenues du savoir médico
psychologique qui tentent de les ordonner. Ce sujet relève
d'une autre approche que celle du savoir scientifique parce qu'il
est d'une autre nature, d'une autre trempe. C'est le pas décisif
qu'a opéré la psychanalyse : si elle a bien hérité
avec Freud de l'esprit des Lumières, elle l'a subverti
en l'ajustant à l'obscur de son objet. En cela elle lui
est restée fidèle, en cela elle est l'inverse d'un
obscurantisme.
C'est bien là un des inconvénients majeurs de ce
que soutient la proposition de monsieur Accoyer : elle participe
d'une aggravation du refoulement actuel de cette part de l'humain
qui se présente de prime abord sous les auspices de l'irrationnel,
du mystérieux, de l'incompréhensible. Elle méconnaît
simplement que cette part procède d'une autre logique,
qu'elle demande un autre abord que les procédures technico-(pseudo)
scientifiques qui ont les faveurs du temps. Elle ignore aussi
que plus on tente de l'écarter, plus cette part réclamera
son dû. S'il y a bien une chose que la psychanalyse peut
en effet affirmer, c'est que ce qu'on refoule fait retour, avec
une violence proportionnelle à celle par laquelle cela
a été nié.
Il y a fort à parier alors que les gourous ont d'encore
plus beaux jours devant eux : ce qu'ils risquent de perdre en
légitimité sociale s'ils n'ont pas les diplômes
requis pour exercer comme psychothérapeutes, ils pourront
le gagner en devenant ceux dont la pratique sera plus attirante,
car elle fera davantage droit à cette part de subjectivité,
de mystère, d'irrationnel. Ils risquent insidieusement
d'apparaître alors comme une alternative plus vivante,
face à ces praticiens dûment " autorisés
", assimilés encore plus étroitement à
l'uniformisation accréditée et à la standardisation
qui pèsent de plus en plus dans toutes les pratiques
de " soins ". La part du religieux sectaire, du superstitieux
ésotérique, du médical " doux ",
loin d'être ainsi réduite, peut y trouver occasion
de faire florès dans le " public ".
Une charlatanerie diplômée
De plus, loin d'apporter une garantie, l'amendement peut favoriser
une autre supercherie dommageable, qui a déjà cours
: certains, chez les psychiatres et les psychologues, peuvent
se sentir alors davantage autorisés du seul fait de leurs
diplômes, à s'aventurer dans des contrées
où moins de sacralisation académique et médicale
de leur cursus aurait pu davantage les retenir d'aller. Intronisés
spécialistes de la souffrance psychique et de son "
traitement " - et on sait à quels dégâts
cela conduit chez certains patients - ils peuvent être
tentés de croire qu'on les autorise ainsi à engager
des personnes dans des voies que l'insuffisance de leur formation
personnelle les rendra ensuite incapables de soutenir. Ce problème
existe, et on a pu voir à quelles impasses subjectives
graves cela peut conduire chez certaines personnes, avec une
aggravation qui mène à des escalades dans une
médicalisation outrancière, ou à une fuite
vers des pratiques " parallèles ". La charlatanerie
risque d'être d'autant plus insidieuse qu'elle sera diplômée,
et que loin de la limiter, elle risque donc de faire les beaux
jours de l'autre, la non diplômée.
Une déférence fatale
Pour ce qui concerne la psychanalyse, monsieur Accoyer entendant
certains arguments, propose de la tenir à l'écart
de sa réglementation. Il partage avec Monsieur Cléry-Melin
cette déférence pour la découverte freudienne,
qui le conduit à tenir compte de sa " spécificité
", et donc du fait que sa pratique relève de ses
propres critères de formation et de validation. Cela d'autant
plus facilement qu'il est bien entendu que la psychanalyse n'est
pas une psychothérapie. Sauvée la psychanalyse
! Tout juste, apprend t-on, que le ministre souhaite simplement
connaître la liste des membres des associations de psychanalyse
pour éviter que des charlatans utilisent ce titre non
" protégé " !
Les analystes qui se satisfont de cela n'y voient pas plus loin
que le bout de leur nez. Ils sont comme les bourgeois de Calais,
ils participent de leur perte, ce qui n'est pas si grave, s'ils
n'entraînaient avec eux la psychanalyse elle-même.
Comment peut-on en effet se satisfaire de ce qui n'est rien d'autre
qu'une forme actuelle de ce vieux fond que Lacan nommait la haine
de l'inconscient ?
Car en isolant ainsi la psychanalyse du champ des pratiques liées
à l'abord de la souffrance psychique, on la réduit
à n'être qu'une expérience existentielle
sophistiquée, une forme de démarche initiatique
articulée à une philosophie et une esthétique
pour intellectuels aisés. On la désolidarise alors
du socle dont elle procède, de ce qui lui a donné
naissance et qui continue de la rendre opérante : la rencontre
avec un sujet qui se plaint, qui souffre, et qui adresse ce qui
est d'abord un symptôme à l'analyste qu'il appelle,
parce qu'il lui suppose l'aptitude de l'aider à mieux
s'en débarrasser. Confirmer cette mise à l'écart
de la psychanalyse du champ de pratique en rapport avec la souffrance
psychique, c'est à terme le plus sûr moyen de la
tuer.
Certes la psychanalyse n'est pas une psychothérapie, mais
encore faut-il dire pourquoi : elle n'est pas une psychothérapie
parce qu'elle donne un autre statut au symptôme, à
la souffrance psychique, que celui qu'y affectent les pratiques
héritées de la médecine et de la psychologie
générale : elle n'en fait pas quelque chose à
réduire au plus vite ou à normaliser, mais elle
y reconnaît ce qui est l'expression la plus concrète,
la plus "sûre ", de cette part intime et méconnue
du sujet qui cherche ainsi à s'exprimer et à se
réaliser à tout prix, jusque dans des formes qui
peuvent en effet emprunter aux modes collectés dans la
psychopathologie.
Sa visée n'est alors pas la réduction du symptôme,
mais la vérité méconnue qu'il exprime. Elle
cherche à ce qu'elle s'énonce, à ce qu'elle
se dise, et que le sujet prenne ainsi la mesure de la part de
jouissance qu'il y recèle. Elle est la seule approche
qui donne au symptôme la portée d'un dire et d'un
jouir qui sont inhérents à l'existence même
du sujet, du sujet de l'inconscient, l'invitant à en prendre
la responsabilité de manière nouvelle. C'est cela
qui a des effets décisifs pour lui et qui change tout
son rapport à son expérience. A cause de cela,
la psychanalyse n'est pas une psychothérapie, mais elle
" soigne " de surcroît, comme le disait Freud
: elle transforme le poids de la part morbide en dynamisme vivant,
en permettant au sujet de s'y intégrer. Elle opère
d'ailleurs souvent là où d'autres approches, médicales
notamment, ont échoué, et dans des " cas
" dits " graves ", pour emprunter à une
manière de s'exprimer pourtant peu satisfaisante.
La psychanalyse apporte ainsi une subversion dans le sujet moderne.
Son sujet est pourtant celui qui est présent de tout temps
dans la littérature, la poésie, le théâtre,
quand ils tentent de dire ce " mal de dire " des passions
les plus extrêmes, ainsi que l'énigme radicale à
laquelle l'existence humaine est confrontée, celle du
sexe et de la mort. Mais justement, avec la psychanalyse, ce
sujet n'est plus alors cantonné à l'extérieur,
dans la création littéraire ou artistique :
c'est en nous-mêmes, jusque dans la quotidienneté
la plus ordinaire, que nous retrouvons, non sans horreur quelque
fois, l'angoisse et ces passions qu'elles tentent de figurer
dans l'espace de leurs fictions et du " bien dire "
inhérent à leur genre. De plus, la psychanalyse
nous conduit à ré-interpréter la souffrance
psychique, en lui donnant un statut : celui d'être le lieu
d'une part de jouissance méconnue, ce qui la rend scandaleuse.
C'est cette subversion que la déférence aimable
des auteurs des propositions citées envers la psychanalyse
veut ignorer, sans qu'ils le sachent sans doute clairement. C'est
pour cela qu'ils la mettent à l'écart de leurs
projets. Ils participent en cela sans le savoir de l'étouffement
de ce sujet qu'elle révèle et promeut, un sujet
qui désire, qu'ils cantonnent dans des marges aux confins
de la philosophie et de l'art (perçus là de manière
caricaturale), mais qu'ils rejettent hors de la clinique. Ils
constituent quant à eux le sujet en objet de besoins et
de soins, engoncé dans ce linceul que pourrait bien
lui devenir l'uniforme immaculé de ces blouses blanches
qui veillent sur lui avec tout leur cortège de garanties
et d'accréditations.
Ou l'on confond le sujet et l'organe
L'autre versant de ces tentatives d'encadrer et de rationaliser
les pratiques de soins psychiques est actuellement illustré
par le rapport du docteur Cléry-Melin. On ne peut résumer
là un tel rapport, complexe, riche d'une indéniable
cohérence. Simplement peut-on en épingler un volet,
important : pour rationaliser et garantir de manière optimum
l'accès à des pratiques de soins considérées
valables, ce rapport promeut la création d'une fonction
de psychiatre coordinateur par " territoire ". Il
aurait la charge de veiller à ce que les patients qui
sont portés à sa connaissance par d'autres praticiens
(généralistes par exemple), soient adressés
en fonction de leur symptomatologie à des praticiens accrédités
(psychiatres, médecins et psychologues " encadrés
"), symptomatologie à partir de laquelle on indique
un type de psychothérapie adaptée, selon des critères
pouvant être définis par l'A.NA.E.S.
Ce rapport propose donc d'encadrer le jeu actuellement libre
de l'offre et de la demande psychothérapique, par un système
basé sur une accréditation et des prescriptions,
ajustées sur des critères validés de manière
dite " objective ".
Cette proposition atteste parfaitement du mouvement actuel,
caractérisé par l'étirement du champ de
la médecine organique. Il vient à s'imposer ainsi
au champ de la psychiatrie et de la souffrance psychique, qui
devrait demeurer un champ spécifique car la dimension
de la subjectivité humaine y est essentielle. C'est une
logique de la prescription, héritée de la médecine
somatique, qui s'affirme dans ce projet. C'est surtout une conception
axée sur le besoin, toujours édicté par
un tiers qui sait et " ordonne ", qui s'impose là,
au détriment du dynamisme de la demande, qui met au contraire
le désir du sujet au premier plan. Cette logique du besoin
est en parfaite adéquation avec celle de l'organe, qui
prévaut à juste titre dans la médecine somatique
( bien qu'il arrive qu'on y oublie aussi qu'un organe est d'abord
une partie du corps, humain, précise t-on quelque fois
). Or, on ne doit pas oublier que la médecine, pour devenir
moderne, s'est constituée à partir de la méthode
expérimentale et de l'anatomopathologie, c'est à
dire par la mise à l'écart de toute subjectivité,
à partir du corps inerte, mort, celui des cadavres livrés
à la sagacité du regard des anatomopathologistes
qui ont tant fait progresser la connaissance de la structure
des tissus et des organes. Comme le dit Foucault dans "
naissance de la clinique ", " la nuit vivante se dissipe
à la clarté de la mort ". L'objet princeps
de la médecine somatique, celui sur lequel elle a acquis
son efficacité dans l'ordre des organes, c'est donc le
corps dé subjectivé, autrement dit une des conditions
de son progrès a été la mise à l'écart
du sujet et de son désir.
On est alors confondu par la méconnaissance
que l'auteur du rapport y trahit quant à ces enjeux essentiels.
On est effrayé ou incrédule devant l'ignorance
dont il semble témoigner de ce qui fait le ressort le
plus puissant, le plus indispensable à tout vrai travail
psychothérapique.
L'ignorance du transfert
Ce ressort, c'est le transfert. Seule la psychanalyse le reconnaît
comme tel et le manie d'une manière qui lui est spécifique,
mais il est présent dans toute relation humaine, à
fortiori psychothérapique.
Le transfert est ce mouvement intérieur
qui nous porte à croire bien au-delà de ce dont
nous avons conscience, en un autre qui en saurait plus long sur
nous que nous-mêmes. C'est d'ailleurs devant cette réalité
qu'il a bien perçu, que monsieur Accoyer tente de dresser
des gardes fous inefficaces, au lieu de la reconnaître
et de s'orienter à partir d'elle. Par le transfert nous
sommes, dans une rencontre, littéralement tirés
hors de nous-mêmes, nous éprouvons alors des choses
inattendues, surprenantes, et nous nous exprimons d'une manière
beaucoup plus engagée qu'habituellement : car celui à
qui on s'adresse alors est éprouvé et investi
comme étant dans le rapport le plus direct avec ce qui
de nous nous est le plus intime et le plus énigmatique.
Or, ce mouvement du transfert est d'abord du côté
du sujet, c'est en lui que ce processus s'opère. Tout
juste doit-on souhaiter que l'autre à qui il s'adresse
soit à la hauteur de la responsabilité dont ce
transfert l'investit. Mais ce ne peut être une accréditation
et une prescription données de l'extérieur qui
le garantissent. Au contraire, elles risquent de brouiller les
cartes, car elles compliquent la part active et désirante
que le sujet et le praticien doivent prendre dans le processus.
En effet, dans le cas d'une analyse, mais aussi dans le cas d'une
" psychothérapie analytique " pour employer
un vocable peu satisfaisant, c'est justement parce que le sujet
sait et éprouve que ce qu'il y engage ne dépend
que de son désir, qu'il peut réellement se reconnaître
et s'approprier subjectivement ce qui de lui-même surgit
dans l'espace de ses séances. Il n'y a aucune autre garantie
à cela, que cet engagement qui ne dépend que de
son désir, qui le conduit à éprouver et
à authentifier à quel point ce qu'il exprime lui
appartient en propre.. Ce qui surgit s'impose ainsi à
lui comme une signature de son être, un être dont
il méconnaissait les points les plus vifs.
Mais le dynamisme fécond du transfert n'opère que
parce qu'aucune pression ou obligation extérieures, aucun
Autre extérieur investi d'un pouvoir (qui aurait par exemple
le pouvoir d'accréditer, de prescrire ou d'invalider le
travail engagé) ne pèsent trop à l'intérieur
du processus. C'est à cette condition que ce sujet peut
choisir de s'y tenir et de revenir, séance après
séance, bien que l'envie de s'échapper d'un travail
souvent difficile puisse le tenailler, bien que son transfert
comporte aussi des moments de tension. Il faut pour cela que
sa décision lui appartienne en dernier ressort, qu'elle
ne dépende d'aucun autre que lui.
Du côté du praticien, cette condition est également
vitale : c'est parce qu'aucune instance extérieure "
accréditrice " ne vient standardiser ou modéliser
son acte, qu'il peut s'engager dans une vraie disponibilité
au transfert singulier dont il est l'objet. C'est à cette
condition qu'il peut se risquer dans sa pratique à des
inventions pour s'y ajuster, et oser cette écoute active
et ouverte à l'inouï, à l'impensable qui
s'énoncent dans le dire du sujet qu'il entend. Il ne
tient cette ouverture à l'inédit, au nouveau, au
différent que de son désir que cette différence
surgisse et s'affirme. Ce désir de pure différence
qui caractérise le désir de l'analyste, ce désir
qui est si décisif pour que la cure se déploie,
ne peut que se trouver embarrassé dans sa mise en uvre,
s'il pèse sur celle-ci la nécessaire observance
de standards et de procédures définies à
priori et en amont, dont pourrait dépendre une accréditation.
Il y a là un conflit épistémologique grave
: comment soutenir l'invention et l'affirmation d'une différence
subjective, en observant des procédures qui la nient,
puisqu'elles se donnent comme des garanties par le fait même
de s'appliquer de manière identique à tous ?
Ces enjeux, aigus dans le cas de la psychanalyse, pèsent
également dans tout travail psychothérapique ;
c'est l'aptitude du praticien à reconnaître la singularité
du patient et à s'y ajuster dans la pratique qui permet
que sa méthode ait des effets psychothérapiques.
Cela n'est encore une fois possible que si l'exercice de cette
tâche n'est pas trop alourdi par des contraintes extérieures,
qui limitent cette responsabilité que le praticien reste
le seul à devoir prendre.
Un remède pire que le mal
C'est pourtant ce que semble ignorer le rapport Cléry-Melin,
au point qu'on se demande si son auteur a pratiqué dans
le champ qu'il vise à organiser. Tels ces remèdes
qu'on dit pires que le mal, il risque au contraire d'aggraver
ce qu'il tente de traiter. En effet, on ne peut organiser le
champ des pratiques psychothérapiques en plaçant
de facto les patients et les praticiens en position objective
de dépendance ( de par l'accréditation, de par
la prescription dépendant du psychiatre coordinateur,
lui-même dépendant des procédures définies
par l'A.N.A.E.S, elle-même dépendante de ses cadres
épidémiologiques et statistiques), car on aplatit,
on nie ainsi le mouvement même du processus psychothérapique,
qui est l'inverse d'une dépendance.
Cette position de dépendance généralisée
à un Autre d'autant plus pesant qu'il n'est pas subjectivement
situable (les méthodes, les procédures définies
" scientifiquement "), bien que niée par des
justifications médicales, ne peut conduire pour s'en échapper
qu'à des passages à l'acte d'autant plus difficiles
à lire qu'on est privé des moyens conceptuels pour
le faire. De plus, cette manière de faire déresponsabilise
le sujet, car il s'y trouve au contraire dans une position logique
d'objet, même si c'est de tous les soins et pour son "
bien ". Cela peut procurer un certain confort, mais ce confort
a un prix exorbitant. Il encourage chez le sujet la méconnaissance
de la part qu'il a dans l'émergence de ses difficultés,
il le détourne de sa responsabilité, et il le fixe
davantage à un Autre auquel il ne peut que se remettre
toujours, puisque cet Autre sait pour lui. C'est d'ailleurs ainsi
que Lacan qualifiait la position du sujet débile
Il faut en effet que le législateur, que le politique
le sachent : de telles propositions sont vouées à
l'échec. Ca ne " marchera " pas, et ça
coûtera plus cher à la sécurité sociale.
Car sauf à rester dépendant, tout sujet ne peut
longtemps trouver sa part dans ces cadres infantilisants et standardisés
(hormis dans le cas de certaines pathologies graves). Pour être
lui-même, il marquera sa différence, il s'en échappera
ou les mettra en échec. Il pourra aussi se servir de ce
cadre pour faire porter à un autre la responsabilité
de ses difficultés, et pour continuer d'ignorer la part
qu'il y a. Il réclamera alors son " dû "
de manière plus ou moins dissimulée, en confirmant
le statut qu'il a dans ce cadre, qui le place d'emblée
en malade, en objet de soins. Il le fera en utilisant les critères
mêmes de la logique et du carcan doré qu'on fait
peser sur lui : insatisfactions, plaintes, réclamations
sur la méthode (ça ne peut être la bonne,
puisqu'on lui a présenté comme telle), les durées
des séances, leur rythme, pas conformes à ce qu'on
lui avait indiqué, des demandes de changement de praticiens,
un recours à cette judiciarisation galopante dont ce secteur
était jusqu'alors relativement protégé.
Il n'est pas sûr que le budget de l'assurance maladie s'en
trouve mieux et les patients non plus. Sans compter que là
encore, dans la même veine de ce qui a été
dit au sujet de l'amendement Accoyer, les sirènes des
gourous, les colifichets des médecines douces et parallèles,
risquent d'apparaître infiniment plus attirants à
nombre de ces patients, que l'encadrement corseté et aseptisé
où on se propose de soigner leur " maladie ".
Car pas plus qu'on ne peut obliger à aimer quiconque,
pas davantage on ne peut enrégimenter le transfert.
Un espoir, un rêve?
Alors, faisons du remue ménage déclenché
par monsieur Accoyer une belle occasion, dont on pourrait ensuite
le remercier. Mettons-nous au travail : un vaste chantier s'ouvre,
dans lequel chacun a sa place : les politiques, les praticiens
de la psychiatrie (tels ceux qui ont signé le manifeste
de Montpellier), ceux de la psychanalyse, ceux de la psychologie
clinique, et enfin ceux de la psychothérapie.
Il s'agit simplement d'oser prendre acte de la nécessaire
coupure épistémologique qui caractérise
l'abord du sujet humain par rapport au monde des organes et des
objets. Cela pourrait conduire à poser explicitement,
dans un texte, qu'il existe une réalité de la subjectivité
humaine qui relève d'autres approches que celles directement
héritées des sciences dites " dures ",
que de celles de l'abord bio-médical. Il y a là
un vrai enjeu, qui peut avoir des conséquences déterminantes
dans l'avenir, quant au traitement du " malaise dans la
civilisation ". Il y a là aussi une vraie chance,
qui est de confirmer " l'exception française ",
dans laquelle l'abord de la souffrance psychique et de la maladie
mentale était marqué jusqu'alors d'une certaine
manière de faire et de voir : la dimension d'une subjectivité
qui n'est pas réduite à celle du sujet conscient,
ainsi que la dimension de l'histoire subjective et de la structure
y sont présentes, bien au-delà d'un abord simplement
symptomatique, comme c'est le cas de plus en plus ailleurs.
Ce n'est pas par hasard, car c'est ici que s'est déployé
l'ampleur d'un enseignement qui continue de se répandre,
chez ceux là même qui l'ont tant décrié,
et qui a redonné une vigueur incroyable à la découverte
freudienne, celui de Jacques Lacan.
Mais pour cela, il faut que chaque partie prenante consente à
faire une concession, pour qu'avance cette tâche commune
et le gain qui s'en suivra :
Les politiques, en renonçant à une loi qui loin
d'encadrer, participe d'un aveuglement.
Les psychiatres, car actuellement, ils sont légalement
en position indiscutablement dominante. Ils auraient à
accepter de ne plus l'être, sur un versant de leur pratique,
qui n'est en effet pas strictement médical : ils auraient
à reconnaître explicitement que si leur formation
médicale leur permet bien de prescrire des psychotropes,
d'identifier les syndromes dont relèvent les signes présentés
par leurs patients, elle n'est en aucun cas une préparation
à pratiquer des psychothérapies, à fortiori
des analyses. De même, elle n'est pas la seule formation
qui permette de se repérer dans les grandes structures
cliniques (d'autant plus que l'évolution de la psychiatrie
actuelle tend à les nier). Ceux qui le prétendent
défendent surtout une position de pouvoir, sans beaucoup
de considération pour les patients dont ils ont la charge.
Ou bien ce sont des praticiens aveuglés par leur croyance
dans le caractère irremplaçable de leur formation
médicale, qui est pour eux une formation d'excellence.
Ils indiquent ainsi surtout leur difficulté à s'ouvrir
à d'autres logiques. Il existe en effet dans un certain
courant de la psychiatrie, le plus influent socialement, une
telle assurance d'être en position de référence,
d'une référence qui ne peut être que médicale,
une telle certitude d'être seuls à pouvoir garantir
l'accès du " public " à des " soins
de qualité " dans tous les domaines, que les praticiens
qui s'en réclament n'hésitent pas à prétendre
contrôler le travail que d'autres accomplissent (telles
des psychothérapies ou même des analyses), tout
en étant bien en difficulté pour l'effectuer eux-mêmes.
Ce sont souvent ceux là qui sont sensibles aux sirènes
scientistes qui traversent leur champ, elles leur donnent l'illusion
confortable d'une maîtrise qui peut être sans défaut.
Quel que soit l'avenir du débat, on ne peut que compter
sur l'autre psychiatrie, la plus nombreuse mais la plus discrète,
celle de ces praticiens qui savent le prix à payer d'une
authentique aptitude à rencontrer et à accompagner
un sujet qui souffre. Ceux là se sont d'ailleurs souvent
laissés " contaminer " par des influences extérieures
au champ strictement médico-psychiatrique, telles celles,
déterminantes, de l'apport de Freud et Lacan et de ceux
qui en étaient proches (le courant de psychothérapie
institutionnelle par exemple). Le sujet reste pour eux au premier
plan, qui n'est pas réduit à un objet ou un consommateur
de soins.
Les psychologues sont dans une position différente : ils
peuvent être tentés justement de soutenir la proposition
de monsieur Accoyer, car elle leur reconnaît enfin explicitement
une compétence qu'ils ont acquise de par leur travail,
tant dans la pratique que dans la possibilité de s'y orienter
sur un plan théorique. Ils le doivent en France essentiellement
à la psychanalyse. Mais nombreux sont attirés par
les sirènes scientistes du cognitivo-comportementalisme,
à cause également de la maîtrise qu'elles
font miroiter. Ils sont aussi tentés par la nouvelle légitimité
qu'ils acquièrent, qui peut les conduire à se croire
eux aussi en position de référence, d' " experts
" comme on leur dit même dans certains milieux. Il
suffit alors, pour qu'ils entrent dans le débat, qu'ils
s'appliquent à eux mêmes le raisonnement qu'ils
ont tenu depuis qu'ils existent, et dont ils sont le produit
vivant : ils ont toujours soutenu, à juste titre, que
la pratique psychothérapique et plus encore la pratique
analytique ne pouvaient être l'exclusive des médecins
psychiatres. Pour ces mêmes raisons, les profanes qu'ils
sont ont à défendre maintenant que ces pratiques
ne peuvent se cantonner dans une autre exclusive, serait-ce la
leur.
Les psychothérapeutes, monde mal connu et divers, peuvent
trouver là l'occasion de satisfaire notre curiosité
en se soumettant à l'exigence d'un exercice, qui serait
d'exposer publiquement ce qui fonde les ressorts de leur pratique
et de leur formation, de leur diversité aussi.
Quant à nous les analystes, allons-y, osons dire ce qui
nous oriente et ce que nous inventons dans nos écoles
et associations pour tenter d'être à la hauteur
de notre acte. Mais restons intransigeants sur deux choses :
d'une part il ne peut y avoir de " spécialistes "
es-qualités du sujet. Le seul spécialiste en la
matière, c'est le transfert. En ce sens, nous sommes "
forcément " concernés par l'amendement Accoyer,
par le rapport Cléry-Melin, qui visent à affecter
la référence sociale en matière de souffrance
psychique, donc de vie psychique, à un corps de praticiens
accrédités. D'autre part, la formation des analystes,
qui ne sont en aucun cas un corps de métier, de professionnels,
doit rester dans sa forme et dans son contenu l'apanage des
écoles et associations analytiques, en dehors de tout
contrôle d'état. C'est vital pour que l'engagement
dans la pratique de la psychanalyse reste soutenu par ce désir
si particulier qu'est le désir de l'analyste, et non pas
par un décret ou un diplôme. La légitimité
sociale n'est pas celle du désir. Les sujets en analyse
ne s'en porteront que mieux, et la psychanalyse aussi.
Pour que ce débat puisse se concrétiser, des actes
doivent être posés : d'abord, le retrait pur et
simple de l'amendement dans sa forme actuelle. Ensuite un travail
reste à conduire, pour rendre plus " lisible "
pour le public le recours à des praticiens dont la diversité
ne fait pas en elle-même problème, si elle est reconnue
dans des conditions d'exercice et de responsabilité clairement
assumées socialement. Peut-il y avoir une instance collégiale,
chargée d'informer et de dire les différentes
orientations de pratique qui prévalent dans ce champ des
psychothérapies ? Plutôt que d'exclure ou de jeter
l'anathème, il s'agirait ainsi de mettre en demeure ces
différentes approches de formuler ce qui fonde leurs orientations
pratiques et théoriques. Enfin, une fois reconnu ce champ
de pratique en tant que tel, c'est à dire une fois distingué
du champ bio médical, il y aurait à reconnaître
à l'intérieur, de manière explicite, la
spécificité de la psychanalyse. Elle a ses propres
processus de formation et de contrôle délivrés
par les différentes écoles et associations qui
composent son champ, sans autre garantie que l'urgence qui s'y
éprouve d'une tâche à conduire, qui est de
rendre toujours plus actuelle la découverte freudienne.
Donc, plutôt un espoir
Angers, janvier 2004
Jean-Pierre Leblanc
Psychologue Psychanalyste
Membre de l'Ecole de Psychanalyse du champ Lacanien
Chargé de cours
à L'Institut de Psychologie et De Sciences Sociales Appliquées
de l'Université Catholique de l'Ouest. Angers