L’Humanité 06.05.06
Freud. Ses ennemis lui feront toujours la guerre
Par Élisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse (1).

Vivre sans Freud? L’humanité ne l’a-t-elle pas fait durant des siècles? Le plus étrange dans le destin de ce Viennois qui aurait aujourd’hui cent cinquante ans, n’est pas qu’on puisse se demander si l’on peut se passer de lui, mais qu’il soit encore là! N’est-il pas cent fois mort, lui dont on a tant annoncé la disparition, comme d’ailleurs on a cent fois proclamé la fin de l’histoire? Quoi qu’on fasse pourtant - exil, moqueries, bannissement, haine, éradication - la psychanalyse qu’il a inventée réapparaît sans cesse et sous différentes formes, là où précisément on avait voulu s’en débarrasser. Je dirais volontiers, pour paraphraser Jacques Derrida, que ce qui hante l’Occident aujourd’hui s’appelle «spectre de Freud» - similaire d’ailleurs au spectre de Marx. Ce qui hante l’Occident ce sont deux figures de la condition humaine dont Freud s’est fait le prophète laïc, en une sorte de continuité avec le judéo-christianisme (l’inconscient d’une part, la sexualité de l’autre), liées toutes deux à deux régimes d’historicité nécessaires à la construction d’une subjectivité. Or il est évident que cette conception de la subjectivité, dont la philosophie occidentale fut toujours garante, est mise à mal par les nouvelles pratiques du corps, de l’âme, du sexe et du comportement qui se réclament autant d’une idéologie de la jouissance contrôlée que de l’asservissement de soi. Dans cette perspective sont ainsi évacuées l’idée même de désir, l’idée même de conscience et d’inconscient, d’une possible aspiration à une quelconque liberté.

Jouissance des corps contre sujet désirant. À l’ère postfreudienne, la sexologie vise à remplacer la psychanalyse dans l’appréhension des nouvelles pratiques de la sexualité, tandis que la pornographie comme épuisement du désir est devenue la figure dominante de la sexualité démocratique. Une pornographie, il est vrai, dénuée de toute transgression, organisée, hygiénisée, maîtrisée, moralisée, sans souillure et commandée par un puritanisme qui est son envers et qui enrôle un comportementalisme disciplinaire.

Un monde sans Freud dites-vous? Nous y sommes. À l’ère de la démocratie ultralibérale où la figure dominante des pathologies de la consommation du sexe s’appelle «déviance sexuelle», des sexothérapeutes du comportement administrent à leurs patients volontaires, transformés en rats de laboratoire, des protocoles de traitements «sexuels». Tellement inefficaces qu’ils se concluent généralement par la castration chimique des cobayes et comme cela ne suffit pas encore, la castration chirurgicale par l’ablation des testicules. Bien curieux traitements de l’âme et du corps que voilà. Leur but n’est pas de guérir les déviants de leur déviance mais de donner à chaque acteur social le spectacle d’une abolition de la perversion par des traitements pervers. Et d’ailleurs, pourquoi s’arrêter en chemin ?

Déjà, ces mêmes docteurs Folamour s’attaquent aux enfants et adolescents, jugés potentiellement délinquants parce que classés génétiquement délinquants. C’est ainsi que la société postfreudienne a engendré des monstres.

Une chose est certaine : la psychanalyse a toujours été, dans son éthique du moins et indépendamment de ses praticiens qui parfois collaborent avec le pire, en opposition avec le fascisme politique et aussi avec tous les petits fascismes ordinaires des sociétés contemporaines, en opposition avec les multiples procédures de surveillance, d’enfermement et de biologisation de la psyché. Détestée, déniée, insultée, l’invention freudienne continue d’habiter notre culture. Et si certains de ses partisans contribuent à la détruire de l’intérieur à force de repli interprétatif, de sottises, de jargon, ses ennemis ne cesseront jamais de lui faire la guerre et de la ressentir comme un hétérogène inassimilable.

(1) Auteure (avec Michel Plon) du Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997-2000.

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