Nice première
24/07/2006

Le Liban, des questions et des réponses
Jean-Luc Vannier, psychanalyste, et qui écrit régulièrement sur Nice-Première, a passé de nombreuses années au Liban et a notamment rencontré les responsables du Hezbollah. Il intervient régulièrement dans l’émission de télévision «le Dialogue des cultures» sur la chaîne chiite NBN en 2002 pour l’année de la Francophonie.

Depuis 1993, Jean-Luc Vannier connaît le Liban. Il s’installe à Beyrouth (Ashrafieh) en 1999 et y séjourne jusqu’en 2004 comme Professeur à l’Université St Joseph de Beyrouth ainsi qu’au Centre d’Études et de Recherches Stratégiques de cette Université. Il met en place un centre d’écoute psychique pour les adolescents en difficulté au sein de l’organisation humanitaire libanaise Arc En Ciel et participe aux présentations de patients de l’hôpital psychiatrique Der El Salib de Beyrouth. Il intervient régulièrement dans l’émission de télévision « le Dialogue des cultures » sur la chaîne chiite NBN en 2002 pour l’année de la Francophonie. Jean-Luc Vannier est au Comité de rédaction de la revue libanaise de psychanalyse «Ashtarout» et membre du cercle psychanalytique du «Pinacle de Beyrouth-Nice-Paris».

Nice-Première: Quel a été votre première réaction lorsque vous avez appris les bombardements israéliens au Liban ? Cela semblait prémédité depuis de longs mois, avez-vous été surpris?

Jean-Luc Vannier : Il faut commencer par le commencement : savoir qui de la réaction israélienne ou de l’enlèvement des deux soldats de Tsahal par le Hezbollah a été le plus prémédité. On peut prêter au Hezbollah toutes sortes de défauts mais jamais celui d’un manque d’organisation et de planification. Paradoxalement, la violente réaction israélienne aura permis au Hezbollah d’atteindre un but, probablement recherché par d’autres États de la région : relancer une crise grave dans cette partie du monde.

NP: Quels pourraient être ces buts ?

JLV : Ils sont multiples, internes et externes au Liban : sur le plan interne, la crise retarde les travaux d’un futur tribunal pénal pour l’assassinat de Rafic Hariri susceptible d’incriminer les Syriens. Elle affiche aussi les « qualités combattantes » du Hezbollah dans un monde où des jeunes « désorientés » recherchent des identifications exaltantes. Au plan régional, elle « soulage » les Palestiniens du Hamas à Gaza. Elle offre à la Syrie une fantastique fenêtre d’opportunité pour revenir comme pacificatrice au Liban et permet aux Iraniens de parasiter le problème nucléaire. Les avantages, comme on le voit, ne manquent pas.

NP: Et pour les Israéliens ?

JLV : La « disproportion » de la réaction israélienne est à la mesure de l’enjeu : se débarrasser définitivement des capacités opérationnelles d’un mouvement islamiste qui a juré la perte de l’Etat hébreu tout en prenant la communauté internationale à témoin sur la provocation dont le pays a été la victime.

NP: Pourquoi cette exacerbation de la violence?

JLV: Lorsqu’on vit en Occident, on prend parfois difficilement la mesure des haines accumulées dans cette partie du monde. Émanant de ces foyers de tensions locales, voire très localisées, ces haines nous parviennent plus diluées mais demeurent parfois suffisamment fortes pour susciter dans nos contrées des vocations de guerrier ou de justicier. Durant mes séjours au Liban, mais également lors de mes voyages dans le Kurdistan iraquien, en Syrie, en Arabie saoudite et en Iran, j’ai toujours été saisi par la violence inhérente à ces régions. Si j’ai quitté le Liban en 2004, à regret je le précise tellement ce pays est «attachant», c’est aussi parce que la tension était particulièrement palpable au quotidien. L’assassinat de l’ancien premier Ministre Rafic Hariri, suivi - mais aussi précédé - de beaucoup d’autres opposants à la Syrie, sont venus hélas confirmer cette impression. J’ai à cet égard une pensée émue pour mon regretté ami et journaliste Samir Kassir

NP: Vous connaissez bien le Liban ? Pouvez-vous nous dire à quoi ressemblait le Liban pacifié?

JLV: Le mot « pacifié » résonne étrangement tant il me paraît étranger à la situation contemporaine du pays du Cèdre, en tout cas depuis la guerre de 1975. Et pourtant, le Liban possède tout a priori du paradis terrestre : climat, situation géographique à laquelle s’ajoutent la gentillesse et l’hospitalité légendaires du Libanais de la rue. On peut comprendre l’engouement des occidentaux pour ce pays, et en particulier pour Beyrouth. Il ne faut pas oublier que cette capitale du plaisir, gigantesque panem et circenses, est aussi érigée en trompe-l’œil pour maintenir au pays une jeunesse dont plus d’un tiers rivalise d’astuce pour pouvoir le quitter. Cela doit signifier quelque chose. Sans parler des tensions politiques et religieuses qui minaient, bien avant la tragédie actuelle, le futur politique du pays.

NP : Qu’est-ce qui a donc changé?

JLV : Quinze années de paix bancale après quinze années de conflits fratricides ne sont pas parvenues - on le voit encore aujourd’hui - à polir des oppositions fondamentales, à assainir des contradictions irréductibles, quasi «civilisationnelles » qui avaient fait en leur temps la richesse du pays tant qu’elles ne servaient pas à exacerber le « narcissisme des petites différences » . Quelles que puissent être leurs confessions, toutes les familles libanaises évoquent ces temps bénis où Chrétiens, Druzes et Musulmans vivaient dans un même immeuble en bonne intelligence et dans une harmonie propice à l’enrichissement réciproque. La manipulation de ces différences, les ingérences politiques et religieuses extérieures ont définitivement scellé une césure qui conduit le Liban à flirter avec l’éclatement à chaque seconde de sa vie ordinaire. Le « Liban aux deux visages », si cher au poète, me semble désormais un mythe. Une partie du Liban tourne son regard vers l’Occident, l’autre vers l’Arabité et ce, avec de fortes pressions religieuses sous-jacentes. Sans tomber dans les « poncifs » de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations », il existe aujourd’hui, me semble-t-il, deux Liban difficilement réconciliables.

NP: On découvre avec ce conflit majeur l’impuissance du Gouvernement libanais devant les agissements du Hezbollah. Pourquoi cet état de fait ? quel rôle joue exactement le Hezbollah au Liban?

JLV: Je sais que l’heure est à la tragédie humaine et à la compassion pour les victimes, tant libanaises qu’israéliennes. Mais il faut aussi, comme Plutarque, se comporter en « ami véritable » et non « en vil flatteur » en disant à l’autre, Libanais ou Israéliens, ce qu’il n’a pas forcément envie d’entendre. L’histoire de la politique au Liban ne semble être, pour plagier le sociologue Pareto, qu’un « cimetière d’aristocraties », les fils succédant aux pères et les veuves aux maris. L’Ancien Recteur de l’Université St Joseph dénonçait régulièrement l’archaïsme du système politique - le confessionnalisme - directement inspiré de l’Empire ottoman et regrettait l’absence d’un Etat de droit puissant à même d’imposer à toutes les communautés religieuses un code civil unifié.

NP: Le problème n’est donc pas nouveau ?

JLV : Effectivement. Le système politique du Liban se résume dans son ensemble à un schéma ancestral de type féodal et d’articulations clientélistes. Dans ce cadre, la compétence et la légitimité se définissent par la détention d’une surface territoriale, par l’influence d’un patronyme ou d’un pouvoir financier. Point d’Etat de droit où les principes s’appliqueraient à tous mais un lien d’allégeance et clanique -Assabiyah en arabe- qui amenait d’ailleurs l’ancien Ministre de la culture Ghassam Salamé à se demander si celui-ci ne « rendait pas la démocratie prisonnière ». Fréquents, les retournements politiques sont fonction des situations au jour le jour, en somme, une politique des vérités successives. Citons le cas le plus frappant : le Général Aoun, exfiltré par les services français en 1990 passe quinze ans de sa vie en exil. Quinze année au cours desquelles il n’a eu de cesse de dénoncer vigoureusement la mainmise syrienne sur son pays au point, lors d’un voyage aux Etats-Unis, de parvenir à convaincre le Sénat américain de voter de lourdes sanctions contre Damas. Quelques mois après son retour au Liban, il signe, pour des considérations électorales, un accord avec la formation la plus pro-syrienne qui soit, le Hezbollah lequel l’avait chassé de son village natal, Haret Hreik. « Mille arrangements, jamais de défaite », dit le proverbe chiite ! Depuis 1989, date des accords de Taef qui mirent fin à la guerre civile au Liban, les pouvoirs sont répartis selon un principe confessionnel : un président chrétien maronite, un premier Ministre sunnite et un président de la Chambre chiite. Entre ces trois équipages formés pour diriger un seul attelage, l’Etat libanais, on le devine, ne peut avancer sous peine d’écartèlement. Le Hezbollah a su tirer un large avantage de ce système paralysant en développant une extraordinaire politique de proximité dans l’éducation, les constructions et la santé, souvent destinée à pallier les carences de l’État libanais.

NP: Quelle est l’histoire du Hezbollah ?

JLV : Le Hezbollah est né d’une scission au sein du mouvement chiite Amal intervenue en 1982, au moment de l’invasion israélienne du Liban. Dans quelques hameaux chiites du sud-liban comme dans d’autres villages de la région, Mardouché et Jezzine par exemple, à l’exception notable de Saïda, les habitants, excédés par les dérapages dus à la présence palestinienne, ont parfois accueilli les soldats de Tsahal en «libérateurs». Plus radicale, l’inclination pro-iranienne affichée par le « Parti de Dieu » cache mal les origines d’un mouvement destiné essentiellement à s’opposer à son concurrent Amal dans une rivalité jamais apaisée entre Chiites du Plateau d’Hermel et ceux du Liban-sud. Au point de célébrer séparément la grande fête chiite de l’Ashoura.

NP : Et aujourd’hui ?

JLV : Lors de mes séjours au Liban, j’ai rencontré Hassan Nasrallah et me suis entretenu fréquemment avec l’un de conseillers, l’actuel Député de la Bekaa Hossein Hadj Hassan. Avant le départ des Israéliens en juin 2000, la doctrine officielle du Hezbollah visait à le transformer en parti politique. Bénéficiant d’un certaine aura après le départ de Tsahal du Liban-sud, dotée d’un degré élevé de structuration politique, probablement un des meilleurs du paysage politique libanais, la formation intégriste a bien tenté de suivre cette logique. Mais, si j’ose dire, la rétribution symbolique du militantisme ne «payait» pas. Le financement par l’Iran et le soutien de la Syrie exigeaient des actions de terrain qui dépassaient amplement le cadre restreint de la politique libanaise. Que ce soit le Secrétaire Général ou le Député Hadj Hassan, la rhétorique était la même : il y aura toujours un but à atteindre et donc une action à mener. La lutte contre l’impérialisme américain, la question du retour des Palestiniens sur leurs terres occupées et la conquête de Jérusalem représentaient autant de slogans à même de retarder la rentrée dans le rang politique national. En s’assurant, grâce à l’appui de la Syrie et de l’Iran, le privilège de conserver ses armes, cette ligne a offert au « parti de Dieu » une visibilité à même de galvaniser la mobilisation des combattants chiites et l’a conforté dans une place « à part », « intouchable » en quelque sorte jusqu’au départ des Syriens en 2005.

NP : La «révolution libanaise» n’a-t-elle pas changé la donne?

JLV : A moitié seulement. Le basculement des Sunnites dans le camp de l’opposition aux Syriens a rendu les Chiites politiquement minoritaires en dépit de leur avantage démographique. Le Hezbollah n’en est devenu que plus essentiel aux yeux de Damas. On a pu le constater lors des contre-manifestations organisées à Beyrouth au moment de l’adoption de la résolution 1559 des Nations Unies qui demande son désarmement et le déploiement de l’armée libanaise à la frontière du Liban avec Israël. Même après le départ des Syriens, une telle initiative du Gouvernement libanais aurait pu conduire à une guerre civile. J’ai en mémoire l’ampleur des célébrations, par le Hezbollah, du « jour de Jérusalem ». La présence d’imposantes unités combattantes, dont celles de très jeunes enfants et les impressionnantes démonstrations de commandos, fonctionnent comme une piqûre de rappel de ses capacités militaires. Les troupes «régulières» qui saluent le lendemain le Chef de l’État lors de la fête de l’indépendance nationale libanaise, contrastent par leur singulière modestie.

NP : Comment comprendre la position américaine de soutien à Israël? quelles conséquences cela aura-t-il sur le conflit ?

JLV : Ce soutien est une constante de la politique américaine dans la région. Il est probable que les États-Unis scrutent avec attention le degré de tolérance des opinions publiques sur cette «neutralité bienveillante» accordée aux opérations militaires israéliennes au Liban, a fortiori dans l’hypothèse d’une opération terrestre. Si, avec la présidence Bush, un désengagement progressif mais réel a eu lieu sur le conflit israélo-palestinien, l’ambassade américaine a été beaucoup plus active au Liban et ce, bien avant l’assassinat de Rafic Hariri.

NP : Comment les populations vivent-elles les bombardements, le blocus, cette tension et le retour à la guerre?

JLV : Il y a eu, au départ, une réaction d’hostilité, sauf dans la banlieue chiite de Beyrouth, aux agissements du Hezbollah. Une grande majorité des Libanais, pas seulement les Chrétiens mais aussi les grandes familles sunnites de Tripoli (pas celles importées dans les bagages de l’armée syrienne) de même que certains groupes chiites sécularisés dans la banlieue, sont favorables à de bonnes relations avec l’État hébreu. Durant la mainmise syrienne, cette majorité est restée silencieuse, toute idée de paix avec Israël étant assimilée à une «intelligence avec l’ennemi». Au risque de choquer dans les circonstances actuelles, nombre de mes amis libanais estiment même -les uns pour s’en féliciter les autres pour le condamner -qu’Israël accomplit «le sale travail» secrètement souhaité par nombre de responsables politiques du pays ainsi que par une large part de la Communauté internationale. Tous les regards sont désormais tournés vers les Sunnites pour savoir s’ils se maintiendront -ou non- dans l’opposition à mesure que s’intensifient les opérations de Tsahal et les souffrances subséquentes sur la population. Il sera en tout cas d’autant plus difficile, dans ces conditions, d’amener le Hezbollah à récipiscence : il cristallise positivement sur lui les sentiments de frustration et de vengeance tout comme il n’ignore pas qu’il lutte désormais pour sa survie comme force à la fois politique et militaire.

NP : Qu’attendent, selon vous, les Libanais de la France?

JLV : les appels au cessez-le-feu et à la création de corridors humanitaires sont certainement utiles pour soulager les terribles souffrances de la population. Mais ils ne résoudront en rien le problème de fond. C’est vrai qu’une forme attachement émotionnel, de relation fusionnelle existent, pour des raisons historiques, entre les deux pays. Mais il convient de ne pas en exagérer la portée. Les Chrétiens libanais se sont souvent sentis « délaissés » par Paris au profit d’un régime pro-syrien qui faisait la part belle aux Sunnites et aux Chiites. Jusqu’à l’assassinat de Rafic Hariri. Il n’est pas faux de dire que la France a été particulièrement déçue par le président Bachar El Assad en qui elle avait placé les espoirs d’une libéralisation en Syrie, profitable, en retour, à la vie politique libanaise. Pour le Hezbollah, c’est, à peu de chose près, un sentiment identique : Paris l’assimilait à une composante régulière de l’échiquier politique au Liban dans l’espoir qu’il abandonnerait la lutte armée. On pourra regretter sur ce sujet comme sur celui de la personnalité d’Arafat, lâché par Washington dès qu’il est apparu incapable de contrôler les mouvements islamiques radicaux palestiniens, une résistance française à prendre acte de certaines de ces réalités. Une anecdote résumera ma pensée. A l’issue traditionnelle du Sommet de la Francophonie de Beyrouth en octobre 2002 - ce n’est pas si loin - , des étudiants de l’Université St Joseph manifestaient contre la présence syrienne. Lors de la conférence de presse, les journalistes ont destiné l’essentiel de leurs questions au Président Jacques Chirac. Par souci de modestie, celui-ci les a alors adressées aux autres représentants officiels. Un journaliste audacieux a posé publiquement la question de la position française sur les relations entre la Syrie et le Liban. Un silence glacé a, tout à coup, envahi la salle. Le Président a éludé la question. Il a renvoyé en quelque sorte dos-à-dos la Syrie et Liban au nom du refus de l’ingérence dans les affaires intérieures des deux Etats. Dans un coin de la salle, un petit groupe pro-syrien s’est mis à applaudir bruyamment. Diplomatiquement parfait. Politiquement, il aura peut-être manqué à la réponse l’inspiration et le souffle d’un balcon d’Hôtel de Ville pour lui permettre de s’élever au rang de l’Histoire... Diplomatie et politique ne font pas toujours bon ménage.

par Vincent Trinquat

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