Lire 09/2006

Entretien avec Michel Scneider
par François Busnel

Lire, septembre 2006

Qui a tué Marilyn? Peut-être bien la psychanalyse. Dans un roman captivant où les personnages sont vrais et leurs propos tirés de notes, récits, dictées, lettres ou entretiens, Michel Schneider raconte les deux dernières années de la vie de Marilyn Monroe. De janvier 1960 au 4 août 1962, elle suivit une cure auprès du psy le plus influent d'Hollywood, l'énigmatique Ralph Greenson. Ce dernier lui administra un traitement qui n'a pas grand-chose à voir avec la psychanalyse freudienne classique, acceptant l'usage des drogues, accueillant Marilyn dans sa famille, négociant ses cachets d'actrice et allant jusqu'à superviser les cadrages et les scripts... Quel rôle joua-t-il dans la mort de Marilyn? Pourquoi la plus célèbre actrice du monde souhaita-t-elle disparaître? Marilyn et Greenson sont deux personnages de roman; Michel Schneider leur rend vie dans une «fiction vraie» passionnante. L'un des livres-événements de cette rentrée littéraire

 

Marilyn, victime de la psychanalyse... Ce livre est-il un document, un récit ou un roman?
Michel Schneider. C'est un roman, à cent pour cent. J'utilise le procédé suivant: je prends un personnage qui a bel et bien existé, des faits avérés, des documents incontestables et... je traite tout cela comme s'il s'agissait d'un personnage imaginaire. J'avais déjà procédé ainsi avec Glenn Gould, en 1982. Je n'hésite pas, en effet, à prêter à des personnages réels des pensées, des rêves, des sensations. Je les reconstruis comme des personnages de roman.

Mais pourquoi un roman sur Marilyn puisque la plupart des scènes que vous décrivez ont véritablement eu lieu?
M.S. La forme romanesque s'est imposée tardivement. Tout a commencé par un scénario pour Arte: un documentaire d'une heure sur le thème «Psychanalyse et cinéma» destiné à passer avant le film de John Huston sur Freud. Comme tout le monde, je croyais connaître Marilyn et j'avais vaguement entendu parler de son dernier psychanalyste, Ralph Greenson: je savais qu'il était le pape de la technique psychanalytique, qu'il avait écrit «le» traité qui est encore enseigné dans toutes les écoles de psychanalyse du monde et qui s'intitule Technique et pratique de la psychanalyse. Je savais aussi qu'il avait fait, en tant qu'analyste de Marilyn, exactement le contraire de ce qu'il préconisait dans son livre... En enquêtant pour les besoins de mon scénario, j'ai découvert l'histoire complètement folle de leur rencontre: pendant les deux années et demie qui ont précédé sa mort, entre janvier 1960 et août 1962, Marilyn était en cure avec Greenson et dans des conditions hallucinantes. J'ai alors décidé de raconter cette liaison dans un livre. Pour essayer de comprendre ce qui a pu se passer entre eux. Une histoire de fous, mais extraordinairement exemplaire de ce qui se passait alors à Hollywood.

Vous voulez dire que tout Hollywood était en psychanalyse?
M.S. Pratiquement! Entre 1945 et 1965, Hollywood a produit un nombre incroyable de films qui représentent explicitement la cure analytique, soit sous la forme du psy qui résout tous les problèmes, soit sous la forme maléfique du psy cinglé (que l'on retrouvera plus tard dans Le silence des agneaux, par exemple, avec le personnage d'Hannibal Lecter, le tueur en série). A l'époque de Marilyn, tous les producteurs, réalisateurs et acteurs étaient sur des divans! Rappelons que le cinéma hollywoodien des années 1940 était fait par des personnalités extraordinairement brillantes, intelligentes, souvent des juifs immigrés d'Europe centrale. Venus des mêmes pays (Autriche, Hongrie, Allemagne...), des psychanalystes se sont installés sur la côte Ouest et sont devenus les proches de ces gens de cinéma. La fascination était réciproque: ces deux mondes ont fait de Hollywood une capitale culturelle. Mais ni l'un ni l'autre, au départ, ne contenait la folie qui s'est déclarée et s'est emparée d'eux. L'histoire de Marilyn et de Greenson est celle de la jonction de deux univers qui n'auraient jamais dû se rencontrer. Et qui, une fois qu'ils se sont rencontrés, se sont télescopés à un point d'influence et de déformation réciproque de la pensée que l'on a du mal à imaginer - et que j'ai voulu recréer. Mais pour saisir la vérité contradictoire, l'énigme de cette relation entre la plus grande actrice du monde et le plus grand psy d'Hollywood, je me suis vite rendu compte qu'il n'y avait pas d'autre forme possible que le roman.

Ah bon? Mais dire la vérité sur une histoire, n'est-ce pas précisément la tâche de la biographie?
M.S. Oui, la biographie prétend dire les choses telles qu'elles se sont passées. Mais c'est une imposture! Les biographies sont des romans, mais sans le talent des romanciers. Le piège des biographies est le suivant: soit elles disent toutes la même chose (et c'est sans intérêt parce que cela veut dire que les différents biographes se sont recopiés et que personne n'a eu accès à quoi que ce soit), soit elles disent des choses très différentes les unes des autres. Dans ce cas-là, autant faire de la fiction! Autant romancer! C'est-à-dire prendre un élément dans telle bio, quelque chose dans une autre et ainsi de suite jusqu'à ce que l'on forme un récit qui ne soit pas totalement improbable mais qui ne prétendra pas dire la vérité. Moi, je ne prétends pas du tout que ce que je raconte dans ce livre a pu se produire. Je cherche, en revanche, à faire en sorte que tout ce que je raconte ait une nécessité dans la structure de la narration. Les biographes se situent entre les historiens et les romanciers: ils s'autorisent des libertés qui relèvent du roman (par exemple, quelle était la couleur du ciel ce jour-là; quels furent les mots précis du dialogue qu'ils recomposent à partir de leurs sources...) et prétendent dire l'histoire telle qu'elle s'est réellement passée. Mais cette prétention à dire la vérité est délirante. Une biographie est toujours une fiction qui s'ignore. Moi, je revendique ouvertement le rôle de faussaire. Mais un faussaire qui dit les vérités de chacun. J'espère donc que mes personnages sonnent vrai, comme on dit en musique, même si ce que je leur fais dire n'est pas toujours ce qu'ils ont dit. Je ne veux pas les rendre cohérents. Ce qui compte, au contraire, ce sont leurs dissonances. Etre vrai, ce n'est pas être quelqu'un de cohérent, ce n'est pas gommer les dissonances. Les romans qui m'intéressent sont ceux dans lesquels les dissonances sont maintenues et non lissées. Mais le roman, la fiction, est aussi ce qui peut donner un sens à ces dissonances: dans un roman, elles se fondent dans une forme qui retrace une trajectoire. La vérité n'est pas l'absence de contradictions mais le fait d'assumer ces contradictions. Dans ce livre, tout est vrai mais à l'intérieur d'une fiction; mais je n'affirmerai jamais que l'histoire de Marilyn et de Greenson s'est vraiment déroulée comme je le raconte. Le romancier n'est tenu à rien d'autre qu'à voler des bouts de vie, des bouts de mot, des bouts d'image et à les mettre ensemble: il commet un crime parfait. Qu'est-ce qu'un crime parfait? Celui dont on ne retrouve pas l'auteur. Eh bien, c'est cela un roman!

Bon, on peut comprendre qu'un romancier écrive des fictions sur Marilyn (c'est le cas de Norman Mailer ou de Joyce Carol Oates) mais vous, vous êtes psy, c'est-à-dire un individu dont la profession devrait consister à saisir la vérité d'un être plutôt que ses fictions, non? Donc, pourquoi romancer plutôt que chercher à découvrir la vérité en creusant la psychologie de Marilyn et de Greenson?
M.S. On ne connaît l'amour qu'à travers le discours amoureux. De même, on ne connaît l'analyse qu'à travers le discours que tiennent sur elle le patient et l'analyste. La vérité existe. Mais personne ne la connaîtra jamais.

Et pourquoi donc?
M.S. Parce qu'elle est dans le secret du transfert. Nul ne peut prétendre écrire sur la relation Marilyn-Greenson et dire la vérité. Tous deux sont morts et Greenson a emporté ses secrets dans la tombe. Quant à ses dossiers privés, ils sont à la bibliothèque de l'université de Los Angeles mais sont interdits à la consultation! De plus, c'était un homme très secret dont il est particulièrement difficile de retracer la biographie. Il faut donc recomposer. Et il serait malhonnête de prétendre qu'une recomposition est la vérité, même si j'emprunte à des sources réelles et avérées lorsque je reconstitue les dialogues entre Marilyn et son psy. Ce qu'elle dit de ses retards permanents sur les tournages, par exemple, est tiré du livre de Weatherby, le journaliste à qui elle donna son avant-dernière interview et qu'elle connaissait très bien. J'ai transformé cette confidence en dialogue analytique.

Tout le monde cherche à connaître la vérité sur la mort de Marilyn...
M.S. Pas moi.

Mais pourquoi?
M.S. Parce que j'ai lu une quarantaine de livres sur la mort de Marilyn, chacun développant des thèses différentes. Eh bien, au final, je suis incapable de vous dire si elle s'est suicidée, si elle a été assassinée, si elle a fait une overdose accidentelle ou volontaire, si Greenson a pris une part à cela, si les Kennedy, la mafia ou la CIA sont dans le coup... Je n'en sais rien. Et personne n'en sait rien. Voilà pourquoi la forme du roman s'est imposée: le roman est, précisément, le domaine du non-savoir, de la contradiction qui ne peut jamais être levée. Qui peut affirmer: «Ah, je sais! Je sais qui est Madame Bovary ou Julien Sorel»? C'est absurde! Ce sont des êtres d'énigmes. Des énigmes que l'on ne percera jamais.

Pourtant, vous affirmez beaucoup de choses dans ce roman, notamment sur la personnalité de Marilyn. Les scènes de sexe, très crues, de la page 210...
M.S. Elles sont inventées. J'ai écrit cette page comme si ça se passait ainsi. Mais ces «inventions» ne sont pas gratuites. Marilyn avait une sexualité addictive. Tout comme elle avait un rapport addictif à la drogue, à l'alcool et aux médicaments. On sait, par les témoignages et les récits publiés, qu'il lui arrivait souvent de mettre une perruque, de sortir dans la rue et de draguer un homme avec qui elle couchait aussitôt. Mais cette scène a pour but de montrer que Marilyn n'était pas seulement la victime d'hommes qui abusaient d'elle; la réalité est plus complexe. Je ne crois pas à une Marilyn pure corrompue par les sales hommes. J'ai recomposé cette scène à partir de ce qu'elle a dit et écrit sur le sexe. Notamment les fameuses bandes magnétiques qu'elle aurait enregistrées peu de jours avant sa mort à l'attention de son psy.

Pourquoi Marilyn enregistra-t-elle ces confessions?
M.S. Sa relation avec Greenson devenait de plus en plus difficile à supporter. Pour elle comme pour Greenson. Elle a donc décidé de ne plus parler devant lui (ou plutôt dans la même pièce car Greenson appliquait la méthode freudienne: le patient sur un divan, le psy en retrait sur un fauteuil) mais de le faire chez elle, devant un magnétophone, à ses moments perdus. Elle pensait qu'en agissant ainsi elle parviendrait à dire davantage de choses. Marilyn aurait donc enregistré deux ou trois bandes qu'elle aurait ensuite données à Greenson et que ce dernier aurait fait entendre à l'enquêteur John Miner dans les jours qui ont suivi la mort de l'actrice. Miner aurait alors transcrit ces bandes. L'année dernière, John Miner a vendu ces transcriptions au Los Angeles Times qui les a publiées en intégralité. Ce sont les dernières confessions de Marilyn. Mais les bandes elles-mêmes ont disparu mystérieusement au lendemain de son décès... Personnellement, j'ai des doutes sur l'authenticité de ces bandes.

Qu'est-ce qui vous fait douter?
M.S. Elles sont très favorables à la thèse de Ralph Greenson, c'est-à-dire à l'idée que Marilyn ne se serait pas suicidée mais qu'elle n'aurait pas non plus été assassinée, qu'il y aurait eu une interaction médicamenteuse entre ce que Greenson lui avait prescrit et les drogues et les médicaments qu'elle prenait par ailleurs en douce. Ces bandes sont comme mon livre: vraiment fausses. Ce livre, c'est du «mentir-vrai», comme disait Aragon. Le roman ne répond pas à la question de la vérité mais il construit une nécessité. Il introduit la notion de destin. Au final, on se moque de savoir si telle ou telle scène s'est vraiment déroulée comme je l'écris. Ce qui compte, c'est que le roman permet de montrer que la rencontre entre Marilyn et Greenson était à la fois impossible et nécessaire. Or c'est la définition même du tragique: impossible et nécessaire. Cette histoire est quand même une tragédie: Marilyn meurt alors que, apparemment, elle a résolu tous ses problèmes sexuels et professionnels dans les derniers jours qui précèdent sa disparition.

Vous semblez pourtant défendre la thèse de Miner: une overdose accidentelle...
M.S. Ce n'est pas impossible. C'est une piste. Pour moi, la mort de Marilyn est un «meurtre sans assassin», pour reprendre le titre du film dans lequel joue Truman Capote (Murder by Death). Marilyn est morte parce qu'il y avait trop de mort en elle, et depuis trop longtemps. Elle était habitée par ce que les psychanalystes appellent la pulsion de mort. Sa vie quotidienne ne pouvait donc aller que vers la détresse. Il est possible que ce soit ce qui l'a amenée à prendre des médicaments incompatibles, à se mettre entre les mains d'une garde-malade pas très nette non plus, à fréquenter des types qui traînaient dans les night-clubs tenus par des mafieux notoires de la bande de Frank Sinatra (qui était à la fois son amant et le patient de Greenson en même temps qu'elle, ce qui peut sembler dingue...). Je multiplie les indices mais tous vont dans des sens différents.

Peut-on dire que Greenson a une part de responsabilité dans la mort de Marilyn?
M.S. Greenson est un homme de paradoxes. Il a certainement été très généreux avec Marilyn: il lui a tout donné. Mais, en même temps, c'était un individu très intéressé par l'argent, le pouvoir, la reconnaissance sociale. Lorsqu'il commence à l'analyser, en 1960, Marilyn était la femme la plus célèbre du monde. Il en a tiré une satisfaction réelle, même s'il est vraisemblable qu'il n'ait jamais voulu coucher avec elle. Beaucoup d'histoires ont couru sur Greenson. Des témoins disent l'avoir vu au domicile de Marilyn le soir de sa mort, lui faisant une injection intracardiaque. Mais ces témoins ne me semblent pas très fiables. Ce sont des types d'extrême droite et la dimension antisémite était, à l'époque, très importante: le médecin juif qui tue sa patiente, voilà qui pouvait résonner dans certains milieux policiers d'extrême droite. Mais il est vrai que Greenson adorait faire des piqûres à ses patients. Dans son livre sur la psychanalyse, il écrit que le médecin ne doit jamais toucher le corps du malade mais on sait qu'il adorait administrer des substances chimiques sous forme de piqûre.

Peut-on dire que Greenson a outrepassé les limites de la psychanalyse?
M.S. En accueillant chez lui sa patiente, oui. Il envoyait même ses enfants lui chercher ses drogues à la pharmacie. Et il est devenu très puissant sur les tournages: c'est lui qui fixait les cachets que touchait Marilyn, donnait son avis sur un cadre, relisait les scripts...

On est très loin de la psychanalyse freudienne, non?
M.S. En effet. C'est d'autant plus troublant que Greenson a étudié la psychanalyse en Europe auprès de Freud lui-même. Il a fait ses études à Vienne, est arrivé à Hollywood et s'est spécialisé dans les acteurs. Ses patients s'appelaient Vincente Minnelli, Tony Curtis, Vivien Leigh, Frank Sinatra... et Marilyn Monroe.

Entre eux, vous parlez d'une «histoire d'amour sans amour». Que voulez-vous dire exactement?
M.S. Ils étaient incompatibles et inséparables. Beaucoup de couples vivent ainsi, vous savez... Trop mal pour vivre ensemble mais trop bien pour pouvoir se quitter. A la fin, Marilyn voyait son psy, Greenson, sept jours sur sept et à raison de deux à trois séances par jour! Il n'avait plus d'autres patients. Il restait quatre heures avec elle le matin puis revenait quatre heures dans l'après-midi. Et elle l'appelait le soir ou dans la nuit. De temps en temps, il l'hébergeait chez lui, même lorsque sa famille était présente. Greenson a joué le rôle (qu'il croyait devoir jouer) de la mère réparatrice, de la mère qui accueille. C'est un amour sans amour dans le sens où il n'y a pas eu de sexe entre eux. Je présume que s'ils avaient couché ensemble, l'un et l'autre s'en seraient mieux sortis. Marilyn le provoquait pourtant sans cesse, lui parlant jusque dans les moindres détails de ses amants et de ses expériences sexuelles. Seul le corps, c'est-à-dire une décharge pulsionnelle, aurait permis qu'il y ait moins de folie dans leurs rapports. Je ne peux pas affirmer que tout aurait été pour le mieux mais qui sait...

On a également prétendu que Greenson se trouvait dans la voiture de Bobby Kennedy arrêtée par la police la nuit de la mort de Marilyn...
M.S. Oui, il n'est pas impossible que cela soit vrai. Je ne sais pas si les Kennedy sont les assassins de Marilyn mais on ne peut pas reprocher au président des Etats-Unis et au ministre de la Justice, qui sont l'un et l'autre les amants de l'actrice qui vient de mourir dans des conditions énigmatiques, d'envoyer immédiatement le FBI nettoyer les traces, laver les draps et confisquer tous les documents compromettants. La dissimulation était bien le moins qu'ils pouvaient faire. Pour eux, la mort de Marilyn était une affaire d'Etat. Il est possible qu'ils aient utilisé Greenson pour nettoyer certaines choses. Il a peut-être participé au nettoyage et il s'est peut-être trouvé sur les lieux du décès plus tôt qu'il ne l'a ensuite déclaré à la police.

Pourquoi Greenson n'a-t-il pas été inquiété davantage par la police?
M.S. L'institution psychanalytique s'est sentie globalement atteinte par la mort de la patiente la plus célèbre du monde. Elle a donc fait bloc pour ne pas accabler le malheureux Greenson. Dans les lettres qu'elle lui envoie, Anna Freud, la fille de Sigmund, fait semblant de ne pas avoir connu Marilyn alors qu'elle l'a eue elle-même en analyse six ans plus tôt!

Peut-on dire que c'est la psychanalyse qui a tué Marilyn?
M.S. C'est ce qu'affirment les ennemis de la psychanalyse. Je ne dirai pas les choses ainsi. Marilyn est morte d'un mélange de Nembutal et d'hydrate de chloral. Mais il est certain que derrière la cause médicale de la mort, on peut chercher un mélange de psychanalyse dérégulée et d'amour passionnel. Mais on peut aussi dire que la psychanalyse a permis à Marilyn de vivre quatre ans de plus. En 1957, elle avait déjà fait une tentative de suicide, qu'elle récidivera quelques années plus tard. On peut soutenir que l'étrange cure entreprise par Greenson allait peut-être porter ses fruits. A la place de Greenson, qu'aurais-je fait? Peut-être aurais-je agi de la même façon? Marilyn était dépressive. Il est certain qu'en étendant leur relation au-delà de la cure freudienne traditionnelle, Greenson n'a peut-être pas arrangé les choses. Il est possible qu'il ait transformé la pathologie de Marilyn en folie. En termes psychiatriques, on appelle cela la «folie à deux»: prises séparément, les deux personnes ne sont pas folles; mises ensemble, surgit une folie qui n'aurait pas surgi dans leurs vies respectives si leurs trajectoires ne s'étaient pas croisées. Marilyn était très déséquilibrée, toxicomane, souffrant d'un syndrome d'abandon. Greenson, lui, était un névrosé narcissique très soucieux de son image. Ce sont deux pathologies, pas deux folies. Mais la rencontre de ces deux pathologies a généré une grande folie.

Le «cas Marilyn» est-il un échec de la psychanalyse?
M.S. Non. C'est l'échec d'un psychanalyste qui a cédé à sa passion d'emprise et à son propre désir de reconnaissance. A sa volonté d'être sur le devant de la scène. Marilyn et Greenson ont peu à peu échangé leurs symptômes: elle est devenue une femme de mots et il est devenu un homme d'images. Greenson a accepté de s'assujettir à la logique terrible de ces machines à faire de l'argent que sont les studios hollywoodiens.

Faut-il lire ce roman comme une mise en garde contre la psychanalyse?
M.S. Je pense, en effet, que la psychanalyse comporte ses dangers. Elle est aussi capable de magnifiques réussites. Mais il est important de comprendre que ce n'est pas parce qu'on fait une psychanalyse que l'on va régler tous ses problèmes. Surtout, ne pas croire cela! Ni que l'on trouvera la vérité, sa vérité. D'ailleurs, la vérité, généralement, on la connaît déjà soi-même et on n'a pas besoin de passer des années sur un divan pour la découvrir.

Même lorsqu'on est une actrice, c'est-à-dire que l'on passe sa vie à jouer des rôles?
M.S. Là, c'est plus difficile. Dans l'analyse, Marilyn cherchait à s'entendre enfin dire par quelqu'un: «Je prends en compte celle que vous êtes, telle que vous êtes.»

Qu'attendait-elle précisément de la psychanalyse?
M.S. Peut-être venait-elle chercher auprès de ses psychanalystes (il y en a eu quatre) quelque chose que l'on pourrait résumer ainsi: fuir l'image qu'elle avait d'elle-même et qui ne la rassurait jamais. C'est pour cela que je joue beaucoup, dans le roman, sur les miroirs, les glaces, le verre: le renvoi perpétuel de votre image. Peut-être Greenson a-t-il réussi à lui faire admettre l'idée que ce que l'on a à dire de soi ne passe pas seulement par un corps et un rire exhibés sur un écran mais aussi par les mots pour dire ce que l'on ressent.

Comment expliquez-vous, justement, un tel conflit entre l'image et les mots: alors qu'elle cherche à s'approprier les mots, elle est incapable d'apprendre par cœur ses répliques et de les dire correctement du premier coup?
M.S. C'est pour cela que ce roman n'est pas, en fait, un roman sur Marilyn ni sur la psychanalyse mais sur le conflit irréductible qui existe, en chacun de nous, entre les images et les mots. Je veux dire par là que la vérité n'est pas dans l'image. Mais elle n'est pas non plus uniquement dans les mots. Elle est dans la confrontation permanente entre les mots et les images, entre les représentations que nous avons et les mots que nous pouvons mettre dessus. C'est encore plus vrai au cinéma: on est tout le temps confronté au fait de savoir si ce que dit l'acteur est vrai ou non. Et c'est également vrai dans la cure analytique. En psychanalyse, la vérité ne passe pas dans ce que disent les patients mais dans une certaine disposition du corps, dans une manière de se présenter, de s'asseoir, de regarder ou non... Marilyn rencontrait ce conflit entre mots et images à chaque fois qu'elle entrait sur un plateau de tournage. Le symptôme qui l'a amenée à la psychanalyse est précisément celui-ci: elle n'arrivait pas à mettre en place devant une caméra l'image qu'elle donnait pourtant bien volontiers et les mots qu'on lui faisait dire. Elle bafouillait, elle bégayait, alors que cela ne lui arrivait jamais dans la vie quotidienne. Ça lui est également arrivé lors de la célébrissime scène du Madison Square où elle chante «Happy Birthday» à John Kennedy: en arrivant sur scène, elle attrape le micro et le tapote, comme si elle prenait en main un phallus, comme si elle saisissait un objet au vol pour se raccrocher à quelque chose alors qu'elle est au milieu d'un énorme trou noir. Puis elle porte ses mains au-dessus de ses yeux pour voir l'assistance (un millier d'invités plongés dans le noir), comme si le fait de ne pas voir ceux devant qui elle devait chanter l'angoissait terriblement.

On découvre, dans ce roman, une Marilyn très éloignée du cliché de la ravissante idiote...
M.S. Mais ce n'était pas une ravissante idiote! Ça, c'était un rôle. Elle s'est parfois servie de cette image pour se protéger, justement. Mais, fondamentalement, elle était à la recherche d'une vérité qu'elle savait devoir trouver de plus en plus dans les mots et de moins en moins dans les images. Marilyn n'était pas du tout cultivée mais était très intelligente. Elle était prise dans ce que l'on avait projeté sur elle: la blonde qui sourit. Mais derrière cette image, il y avait un formidable appétit de langage, de mots, de lectures. Sur les tournages, elle lisait Kafka ou Rilke.

Quel était son rapport à la lecture et aux livres?
M.S. Elle lisait énormément. Pas toujours jusqu'au bout: comme tous les autodidactes, elle picorait çà et là. Les écrivains étaient très présents dans son entourage, notamment Truman Capote avec qui elle a pas mal traîné à Manhattan.

Vous affirmez qu'elle aurait inspiré à Capote la Holly de Petit déjeuner chez Tiffany...
M.S. J'en suis convaincu. Relisez-le: c'est elle!

Quelles furent ses autres lectures?
M.S. Dostoïevski, Joyce, Conrad, Fitzgerald... Elle a également rencontré Nabokov, fréquenté Carson McCullers.

Elle a épousé un écrivain, Arthur Miller. Coup de foudre?
M.S. Sans doute. Il y a d'abord eu la brute, Joe DiMaggio, le champion de base-ball le plus célèbre des Etats-Unis. Puis ensuite l'intellectuel juif coincé. D'un côté, l'homme de corps et d'images; de l'autre, l'homme d'esprit et de mots.

Aujourd'hui, quels sont les liens entre Hollywood et la psychanalyse?
M.S. Totalement nuls. Aux Etats-Unis, de toute façon, la psychanalyse n'existe plus.

Bio-bibliographie
Né en 1944, Michel Schneider est psychanalyste et écrivain. Il a écrit sur la littérature (Baudelaire, les années profondes; Maman: Proust et sa mère...), la musique (Glenn Gould, piano solo; La tombée du jour: Schumann; Musiques de nuit...) et la psychanalyse (Blessures de mémoire; Voleurs de mots; Big Mother...). Il a remporté le prix Médicis de l'essai en 2003 pour Morts imaginaires (Grasset).

http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=50335/idR=201/idG=3

Marilyn Monroe, la dernière séance (Grasset 2006) 

catalogue de l'exposition au musée Maillol, à Paris, jusqu'au 30 octobre 2006, 128 p., Gallimard/musée Maillol

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