LE MONDE  19.04.06 

Analyse
"Prédélinquants" dès la crèche? par Cécile Prieur

 

La controverse a joué comme un catalyseur dans le monde de la petite enfance. Des pédopsychiatres, des psychologues, des pédiatres et des travailleurs sociaux ont fait une irruption soudaine dans l'espace public. Habitués à travailler dans la discrétion, au plus près des enfants en souffrance psychique, ils s'élèvent pour s'opposer aux conclusions d'une expertise collective de l'Inserm.

Avec la pétition "Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans", qui a désormais recueilli plus de 170 000 signatures, ces praticiens s'opposent au dépistage des troubles du comportement chez les enfants en bas âge et récusent l'idée d'un lien prédictif entre lesdits troubles et la délinquance à l'adolescence. Malgré leurs divergences de pratiques ou d'orientations, ils souhaitent affirmer leur convergence sur l'essentiel : l'enfant est un être en développement, qu'il faut pouvoir soigner dans sa singularité et dont l'avenir n'est en rien prédestiné.

Rendue publique en septembre 2005, l'expertise collective de l'Inserm définit "les troubles de conduites chez l'enfant et l'adolescent" comme "la répétition et la persistance de conduites au travers desquelles sont bafoués les droits fondamentaux d'autrui et les règles sociales" - des "crises de colère et de désobéissance répétées" jusqu'aux "agressions graves comme le viol, les coups et blessures et le vol". Ce syndrome, décrit par la psychiatrie américaine dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM IV) "doit être considéré comme un facteur de risque de délinquance", affirment les experts de l'Inserm, qui recommandent son dépistage dès "la crèche et l'école maternelle".

Parce qu'il touche à l'enfance, et qu'il embrasse une question de société qui va bien au-delà du champ classique d'une expertise médicale, le travail de l'Inserm a immédiatement suscité une vive controverse dans le milieu spécialisé. La querelle n'aurait cependant pas quitté le cercle des initiés si l'expertise collective n'était devenue un enjeu politique, suscitant l'inquiétude de parents affolés.

La recommandation d'un dépistage des troubles du comportement a en effet été reprise par Nicolas Sarkozy, dans son avant-projet de loi de prévention de la délinquance : le ministre de l'intérieur a également lancé l'idée, sans concertation avec le ministère de la santé, d'un "carnet de développement de l'enfant" jusqu'à l'âge adulte

Devant la récupération politique d'un travail scientifique qu'ils estiment sujet à caution, c'est désormais la quasi-totalité de la communauté psychiatrique et pédiatrique, représentée par une quinzaine de sociétés savantes et de syndicats, qui dénoncent "l'approche réductionniste, déterministe et scientiste de l'expertise Inserm". Venus de différents horizons, travaillant en service hospitalier ou dans les centres médico-psychologiques, ces praticiens prennent en charge quotidiennement des enfants au comportement difficile. Contrairement aux idées reçues, ces enfants ne passent pas inaperçus, et sont très vite "repérés" avant de leur être adressés : en 1999, 415 770 enfants ont ainsi été suivis par les secteurs de psychiatrie infanto-juvénile, même si les praticiens peinent à répondre à la demande par manque chronique de moyens.

S'inscrivant dans la tradition de la pédopsychiatrie à la française, qui prend en compte la psychanalyse sans dédaigner les approches comportementalistes, systémiques ou familiales, ces professionnels estiment qu'on ne peut pas prédire la délinquance des années à l'avance, en faisant l'impasse sur le développement familial, scolaire et social de l'enfant. Ils critiquent ainsi le concept même de troubles des conduites, qui se présente comme appartenant au champ médical "mais fait appel au droit et à la règle sociale". Plutôt qu'au DSM et à la psychiatrie anglo-saxonne, ils se réfèrent à la classification française des troubles mentaux de l'enfant et de l'adolescent, pour laquelle "les troubles à expression comportementale (colères, opposition, conduites agressives et antisociales) sont compris comme un symptôme d'une difficulté plus globale, comme un signe de souffrance de l'enfant qu'il faut identifier". "Il y a mille et une raisons, pour un enfant, d'être agressif et provocateur", rappelle ainsi Bernard Golse.

"DÉRIVE ÉTHIQUE"

Le chef de service de pédopsychiatrie à l'hôpital Necker à Paris, qui fut l'un des initiateurs de la pétition "Pas de zéro de conduite", insiste sur le risque de "dérive éthique" contenu dans le dépistage systématique d'un tel trouble, due à un effet de prédiction qui influe sur l'enfant : "On enferme l'enfant dans un regard catastrophique, épouvantablement coinçant, explique-t-il. Il y a une pesée du regard, qui risque de créer exactement ce que l'on craint."

Pour les professionnels du soin, la plus grande prudence doit donc s'imposer dans le repérage des troubles psychiques des plus petits. "Un certain nombre d'enfants ont besoin d'une prise en charge psychiatrique, d'autres présentent des symptômes qui relèvent d'une réaction à leurs conditions de vie, à la précarité, la pauvreté, explique Pierre Suesser, vice-président du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile. Il faut prendre en charge les enfants qui souffrent, mais il faut faire attention à ne pas médicaliser à outrance tout problème social."

La même retenue s'impose à propos des traitements pharmacologiques. Alors que les experts de l'Inserm n'excluent pas le recours aux médicaments psychotropes, les signataires de la pétition rappellent qu'il est dangereux de prescrire de telles molécules aux enfants de moins de 4 ans, à un âge où le cerveau n'est pas définitivement formé. Aucune étude ne garantissant que ces médicaments n'auront pas d'effets délétères à cet âge, "le principe de précaution minimal s'impose", estiment les professionnels. L'Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (Afssaps) a d'ailleurs rappelé, le 10 mars, que la psychothérapie restait le traitement de première intention pour les enfants, en cas de troubles dépressifs.

Devant le flot de critiques adressées à l'expertise collective, le directeur général de l'Inserm, Christian Bréchot, a reconnu qu'il y avait "une vraie question" et invité les signataires de la pétition à discuter "de ses conclusions". Portés par le succès de leur initiative, les signataires ne souhaitent cependant pas en rester là : ils appellent à un débat collectif sur les conditions de prise en charge psychologique et sociale des enfants en difficulté et sur les moyens de les accompagner dans leur développement, dans le respect des "valeurs fondamentales de la société".

Cécile Prieur
Article paru dans l'édition du 20.04.06

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