Libération jeudi 16 novembre 2006

Freud et son Fliess maudit
Parues expurgées dans «la Naissance de la psychanalyse», les «Lettres» de Freud à Wilhelm Fließ sont enfin publiées dans leur intégralité.
Par Robert MAGGIORI

Sigmund Freud Lettres à Wilhelm Fliess. 1887-1904. Traduit de l'allemand par Françoise Kahn et François Robert. PUF, 764 pp., 59 €.

Évidemment, ça se terminera mal, dans le dépit et la rancœur. La dernière lettre, du 27 juillet 1904, s'achève ainsi: «Sur la bisexualité ou sur d'autres sujets, il se trouve chez moi si peu de choses que je t'ai empruntées que peu de remarques me suffiront à rendre justice à ta participation. Il me faut seulement être sûr que tu es d'accord avec elles et que tu n'y trouveras pas l'occasion de me faire un nouveau reproche. Je te demande donc de me répondre là-dessus. Avec mes salutations cordiales, Sigm.» On ne sait pas si Wilhelm a répondu. Il était furieux contre son ami Sigmund: il l'accusait d'avoir été à l'origine d'une affaire de plagiat, pour avoir soufflé ses théories à l'un de ses élèves, Hermann Swoboda, lequel en aurait fait la matière d'un ouvrage et les aurait communiquées à Otto Weininger, qui les exploitera dans Sexe et caractère (1). Sigmund Freud et Wilhelm Fliess se sont connus à Vienne à l'automne 1887. Freud a ouvert un cabinet de consultation au 7 de la Rathausstrasse à Vienne, et, trois après-midi par semaine, travaille comme neurologue dans une clinique pédiatrique. Il a 31 ans. De deux ans son cadet, Fliess est médecin oto-rhino-laryngologiste, fasciné par les problèmes de biologie générale, et exerce à Berlin. C'est une personnalité brillante, de celles qui, écrira Kurt R. Eissler, «sans être géniales, donnent pourtant une impression de génialité» . Le lien entre Freud et Fließ est immédiat : né de l'estime professionnelle («très honoré confrère...»), il se déclinera sous toutes les formes de l'amitié, probablement jusqu'à l'amour. Il durera dix-sept ans. «Je me réjouis une fois de plus d'avoir compris il y a onze ans qu'il était nécessaire de t'aimer pour accroître le contenu de ma propre existence», écrit au «cher Wilhelm» le fondateur de la psychanalyse.

De Sigmund Freud (2) paraissent aujourd'hui les Lettres à Fliess, suivies du Projet d'une psychologie . On voit d'abord qu'il ne s'agit pas d'une correspondance : les lettres de Fliess ont été, pour la plupart, brûlées par Freud. On peut avoir, ensuite, une impression de déjà-vu . En effet, les lettres ont été publiées en France dès 1956, sous le titre la Naissance de la psychanalyse ­ devenu un ouvrage canonique, sinon, comme l'écrit François Robert, «une vieille amie et connaissance», auquel nul n'a eu envie de «faire de la peine», en raison même de son... histoire, rocambolesque. Fliess meurt en 1928. Ses dossiers et manuscrits, dont les lettres de Freud, sont hérités par sa femme Ida. En 1936, projetant de quitter l'Allemagne, Ida Fliess vend les 284 documents à un libraire berlinois, Reinhold Stahl, en mettant comme condition qu'ils ne tombent pas dans les mains de Freud. Fuyant à son tour en France, Stahl les propose pour 100 livres sterling à Marie Bonaparte. Celle-ci, convaincue par Freud lui-même de son envie de les détruire, les dépose à la Banque Rothschild de Vienne ­ lieu qui, après l'invasion de l'Autriche par Hitler, se révèle si peu sûr que Marie Bonaparte doit user de son titre de princesse de Grèce et de Danemark pour les récupérer en présence de la Gestapo, puis parvient à les acheminer vers Paris et, là, en 1941, les consigne au consulat danois. Les précieux textes, dans des containers imperméables et flottants, sont enfin envoyés à Londres et remis à Anna Freud. L'édition du choix de lettres, établie par Marie Bonaparte, Anna Freud et Ernst Kris, paraît d'abord en allemand ( Aus den Anfängen der Psychoanalyse, 1950) puis en anglais ( The Origins of Psycho-Analysis, 1954).

On comprend que, fruit d'une telle épopée, la Naissance de la psychanalyse apparaisse dès lors comme intouchable. D'autant qu'il était en lui-même un ouvrage extraordinaire, reportant les minutes du long procès théorique par lequel ­ sous le regard de son ami Wilhelm, son seul «public» , celui pour qui il écrit, son «unique autre» à qui il dit absolument tout, et dont il s'accompagne pour avancer dans ses recherches ­ le Freud neurophysiologue devient «psychologue», passe, si on peut dire, du cerveau au psychisme, entreprend son auto-analyse, en vient à l'interprétation des rêves, introduit la dimension langagière et symbolique, bref invente la psychanalyse. On remarquera à peine que, de cette Naissance de la psychanalyse, le nom de Fließ a été tout simplement effacé. Et, surtout, on ne soupçonne pas que l'édition puisse être expurgée, ni qu'Anna Freud ait pu vouloir faire disparaître quelques lettres de plus que celles que des «raisons de discrétion médicale ou personnelle» imposaient de faire disparaître. Or il en manquait plus d'une centaine ! C'est en 1978 qu'un jeune chercheur audacieux, Jeffrey M. Masson, met le doigt sur la plaie : il arrive à convaincre Kurt Eissler, le créateur des Archives Freud, et Anna Freud, de la nécessité de publier une édition non censurée. Pris par la hâte, et voulant bénéficier lui-même du scandale, Masson fait paraître en avant-première The Assault on Truth (3) et, dans une interview, met en cause l'honnêteté de Freud et de l'establishment psychanalytique. Finalement, The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess est publié par les soins de Masson en 1985. C'est cette édition non expurgée, avec les compléments de l'édition allemande, qui est traduite aujourd'hui.

Change-t-elle quelque chose dans l'histoire de la naissance de la psychanalyse ? «Nous nous partagerons les choses, écrit Freud à son ami : toi, le biologique, moi le psychique.» Cette séparation, voit-on maintenant, ne s'est pas faite aussi facilement. Wilhelm Fliess pensait avoir découvert la relation entre les mucoses nasales et les organes génitaux, l'existence de cycles féminins de vingt-huit jours et de cycles masculins de vingt-trois jours, à partir desquels il était possible d'élaborer une théorie biologique des nombres expliquant quantité d'événements vitaux, des récurrences des maladies aux dates de mort, et, enfin, l'existence dans l'organisme et la vie psychique de l'homme et de la femme d'éléments du sexe opposé. Va pour la théorie de la bisexualité et celles des «biorythmes». Difficile, en revanche, de partager la théorie nasale des névroses, qui a conduit Fliess à soigner des troubles névrotiques intéressant la sphère sexuelle par des opérations au nez. Or les lettres jadis censurées montrent que Freud non seulement s'enthousiasme pour la théorie des nombres et se met à noter la périodicité d'à peu près tout, menstruations, sécrétions nasales, apparitions des dents chez les enfants, «jours critiques», rythmes des migraines, des angines, périodes de création intellectuelle, anniversaires, etc., mais qu'il ne met jamais en doute le bien-fondé de la «névrose réflexe nasale» . Il confie même une de ses patientes hystériques, Emma Eckstein, au bistouri de Fliess, qui manque de la tuer et oublie dans la cavité nasale de la pauvre femme un demi-mètre de gaze. L'accident opératoire, en particulier l'hémorragie, traumatise Freud, mais cela ne l'empêche pas de soutenir jusqu'au bout les conceptions de son ami : «Je vais te prouver que tu as raison, que ses saignements (Blutungen) étaient hystériques, qu'ils se sont produits du fait de la désirance (Sehnsucht) et probablement à des dates sexuelles (Sexualtermine) ...»
Un an après, dans une lettre du 16 mai 1897, Freud fait part à Fliess de son intention d'écrire un livre sur l'interprétation des rêves : «Je me fais l'effet d'être le petit magicien celte : "Ah, comme je suis heureux que personne, vraiment personne, ne le sache !" Personne ne soupçonne que le rêve n'est pas un non-sens, qu'il est plutôt un accomplissement de souhait.» Il venait d'inaugurer la «voie royale» d'accès à l'inconscient ­ dont les Lettres montrent qu'elle s'est dégagée bien lentement des brumes, des fausses pistes et des chemins glissants, pleins de flaques et de fondrières.


(1) Sur cette affaire, qui fit beaucoup de bruit, voir : Erik Porge, «Vol d'idées ? Wilhem Fliess, son plagiat et Freud», suivi de «Pour ma propre cause», de Wilhelm Fliess, Aubier, 1994.

(2) Pour clore les célébrations du 150e anniversaire de la naissance de Freud, les PUF publient conjointement (outre «Freud. Jugements et témoignages», textes présentés par Rolland Jaccard ) le volume VI des «Oeuvres complètes» de Freud, comprenant entre autres «Trois essais sur la vie sexuelle» et «Fragments d'une analyse d'hystérie», ainsi que «Dora» et «le Petit Hans», en «Quadrige».

(3) «Le Réel escamoté», Aubier, 1984.

 

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