CULTURE
Dimanche 13 janvier 2008
No - 16398

ESPRIT LIBRE
Le deuil ?

PAR MICHEL BEDU

Dans ses « Notes et contre-notes », Ionesco raconte cette anecdote : « Quelle est votre conception de la vie et de la mort ? » me demandait un journaliste sud-américain lorsque je descendais la passerelle du bateau avec mes valises à la main. Je posai mes valises, essuyai la sueur de mon front et le priai de m’accorder vingt ans pour réfléchir à la question… C’est bien ce que je me demande, lui dis-je, et j’écris pour me le demander. » Tout le monde n’a pas la clé de l’univers dans sa poche ou dans sa valise. » La clé de l’univers, personne ne l’a. C’est pourtant une manie de l’homme de demander à droite ou à gauche, en haut ou en bas, quelle est cette fameuse clé. On le renvoie à Dieu ou au Diable – ce qui ne l’avance pas beaucoup.

Pour tout un chacun, l’énigme de la mort s’est posée une fois ou l’autre. Le constat de l’absence. Ce qui fut n’est plus. Le deuil d’une présence, parfois inconcevable… L’essentiel de la philosophie antique consistait à préparer le cœur et la raison à cette irruption de l’Absence. Toutes les religions, chacune à leur manière, essaient de nous familiariser avec la mort, l’acceptation du deuil. Les cultures aussi donnent pour modèles les grands disparus : saints, martyrs, héros victimes des conflits, et leur rendent hommage.

La dualité grecque de l’Eros et du Thanatos signe ce lien éternel entre l’Amour de la vie et cette chute aux Enfers de la mort. Dans son livre, « Le Sexe et la Mort », Jacques Ruffié démontre qu’au contraire des bactéries, qui se reproduisent en se divisant elles-mêmes, les êtres sexués se reproduisent par mâle et femelle, puis disparaissent au profit de la descendance. Cette continuité de la chaîne du vivant et le respect pour l’ancêtre explique la richesse des rites mortuaires, le culte des morts que notre modernité tente d’effacer. Loin d’apprivoiser la mort, l’époque a confié le deuil aux techniques de la psychanalyse.

Si on trouve, dans la correspondance de Freud ce thème de l’angoisse face à la mort, la doctrine du freudisme l’a d’abord ignorée. C’est plus tard (vers les années 20) qu’apparaît la « pulsion de mort », cachée dans notre inconscient. Pulsion tournée contre autrui, (agressivité, sadisme…) ou contre soi-même (masochisme, obsession suicidaire…)

Atteint d’un cancer de la gorge – il fumait jusqu’à vingt cigares par jour — « poursuivi par l’idée de sa mort », il ne pourra jamais cesser de fumer, malgré les souffrances qu’il traite à la morphine…

La psychanalyse a souligné le violent sentiment de culpabilité qui frappe les proches du défunt. On se reproche de ne pas avoir pu « sauver » l’être aimé, s’accusant de ne pas l’avoir traité comme il aurait fallu, etc.

Dans les campagnes, les cérémonies funèbres sont restées plus vivaces qu’à la ville où l’on tend davantage à « oublier » les trépassés. Dans les cimetières marins, les nécropoles de guerre, il est fréquent de lire des noms de disparus gravés sur une tombe, alors que les cadavres n’ont jamais été retrouvés… L’absence ne tue pas le souvenir, mais elle est très mal vécue par le conjoint, la famille. Le lien entre celle-ci et le cimetière n’est que symbolique. De nos jours, on cherche à éluder toute méditation sur la mort. Comme l’écrit justement Luc Ferry :

« Privés de mythes, que nous reste-t-il à dire, à penser devant l’absurdité du deuil ? Que dire à la mère qui a perdu sa fille, au père éploré ? Nous sommes confrontés brutalement à la question du sens… »

En effet, le plus éprouvant, ce n’est pas notre propre mort, c’est de voir disparaître un être cher : c’est le deuil. Savoir qu’on ne verra plus ce visage sourire, qu’on n’entendra plus une voix aimée, voilà l’insupportable souffrance du deuil. Quant au « travail de deuil » que vous proposent alors les psys freudiens, son résultat dépend d’abord de la vulnérabilité du patient, également de la gravité de la blessure… Certains « tournent la page « en trois ou six mois, d’autres en deux ou trois ans. D’autres enfin n’en guériront jamais. C’est une flèche empoisonnée qui les a atteints au plus profond de l’être. Que l’on parvienne à extraire la flèche, on ne pourra jamais extirper le poison qui y poursuit ses ravages… Je relisais ces jours-ci le « Journal d’Anaïs Nin », je tombe sur ce passage : « San Francisco. 20 octobre 49. Mon père est mort ce matin à Cuba. La blessure et le choc ont été si profonds que c’est comme si j’étais morte avec lui. J’avais l’impression de me briser. Je pleurai de ne pas l’avoir revu depuis Paris… La mort est là au-dedans de vous. »