Le point 17/08/06

Politique
La France qui gagne ... en librairie

La France est sur le divan. Qui pourrait l'ignorer ? Des livres par dizaines dissèquent le malaise. Entre haine de soi et discours sur la grandeur passée, la dépression nationale fait recette, sans pour autant se vendre toujours. Petit tour en librairie.

Elisabeth Lévy

Psychotique ou névrosée, mal-aimée et malheureuse, oublieuse et oubliée, hantée par la culpabilité, sommée par les uns d'affronter un passé indicible, conviée par les autres à recouvrer l'estime d'elle-même en se rappelant sa grandeur : la France est sur le divan. A son chevet, les plus grandes sommités de la psychanalyse sociale et sociétale - à charge pour chacun de distinguer les Diafoirus des penseurs - s'écharpent sur le diagnostic, donc sur le remède, quelques-uns prônant l'euthanasie pure et simple ou, à défaut, une rééducation sévère, d'autres recommandant au contraire une cure intensive de massage du narcissisme national. Certains parlent de passions mortifères, voire de pulsions suici- daires. Au point qu'on se demande si ce brouhaha ne va pas étourdir la patiente au lieu de la guérir. « Le résultat, avance Philippe Raynaud, professeur de philosophie à Paris-II, c'est un curieux mélange de haine de soi et de nationalisme. D'un côté, on a l'impression que le discours de dénigrement est dominant, parce qu'il est partagé par une grande partie des élites et par l'extrême gauche ; de l'autre, les Français semblent penser que leur modèle est par définition incomparable. »

La France est malade, d'elle-même et des autres : impossible d'échapper à cette évidence proclamée en une des magazines, commentée jusqu'à l'indigestion sur tous les plateaux de télévision et désormais omniprésente dans les vitrines des librairies - le tout dans une harmonieuse et circulaire complémentarité. L'introspection a indéniablement ses vertus. A condition de s'arrêter avant le ressassement. On comprendrait d'ailleurs que, après deux années d'exposition intensive à diverses considérations sur « la dépression nationale et les moyens d'y remédier », le citoyen le plus vertueux demande grâce. Si les éditeurs en redemandent - en tout cas, en publient -, il doit bien y avoir des lecteurs ou au moins des acheteurs. Peut-être ces milliers de pages recèlent-elles, à défaut des recettes du bonheur collectif, quelques clés pour déchiffrer l'époque. Marcel Gauchet n'est guère optimiste : « Une logorrhée vide ne change rien au fait que personne ne parvient à penser ce qui se passe et encore moins à ouvrir des perspectives. » Circulez, y a rien à lire ? Conclusion excessive - même s'il n'est pas facile de découvrir les pépites cachées dans cette abondante production.

La guerre idéologique qui se joue autour de la « question française » se mène donc en partie sur le front éditorial, chaque poussée de fièvre occasionnant une nouvelle salve d'opuscules concoctés plus ou moins hâtivement, dont beaucoup ne prétendent pas à plus de quelques mois d'espérance de vie et dont certains ont sans doute dû se contenter de quelques centaines de lecteurs. On se demande par exemple quel public vise « La psychose française » de Medhi Belhaj Kacem, publié par l'honorable maison Gallimard dans la foulée de la crise des banlieues ; la « bonne bouille » de son auteur ne rend pas plus digeste ce réquisitoire d'une cinquantaine de pages dans lequel on apprend, pêle-mêle, que la France est livrée à une « droite extrême » qui n'est autre qu'une « extrême droite obéissant aux règles du jeu démocratique », que les juifs, à l'origine « esclaves égyptiens que Moïse, bâtard déchu du règne du pharaon Akhénaton, a repris en charge », sont en quelque sorte les ancêtres de tous les damnés de la terre, ou encore que « ceux qui avaient prédit que, faute d'une critique radicale du capitalisme, mieux valait s'abstenir de critiquer les fascismes ne s'étaient donc pas trompés ». La sagacité des éditeurs peut être prise en défaut : accuser ou encenser la France ne suffit pas pour faire un best-seller. Ni un vrai livre. Il est exact que la plupart des grandes maisons doivent désormais nourrir des collections de « textes d'intervention » qui sont de plus en plus souvent des articles développés, écrits et publiés à grande vitesse au rythme de l'actualité. « J'ai chez moi une pile de 25 livres qui, d'une façon ou d'une autre, disent tous que ça va mal », observe, découragé, Jacques Julliard, auteur du« Malheur français », publié au printemps.

C'est le seul point commun entre tous ces textes. Que la France y soit l'accusée ou la victime, dénoncée ou consolée, ça ne rigole pas. Il n'y a pas de quoi rigoler, dira-t-on. La France a perdu l'humour comme on perd l'appétit. Ce symptôme qui transcende les clivages idéologiques est peut-être le plus inquiétant.

A tout prendre, la dernière offensive, menée au printemps par les armées « antirepentantistes », a au moins eu le mérite d'essayer de regonfler le moral des troupes après le pilonnage précédemment effectué par les brigades de la « purification historique » et autres émules de l'autocontrition - toujours exigée de l'autre, d'ailleurs. « Fier d'être français » : le titre de Max Gallo est un programme. Et son succès (de 60 000 à 70 000 exemplaires vendus) indique l'exaspération suscitée par la dénonciation répétée des crimes français. Plutôt léger sur le plan analytique, rédigé en quelques jours sous le coup d'une colère décuplée après le piteux épisode du 200e anniversaire de la bataille d'Austerlitz boudé par la France officielle, cet ouvrage a un petit parfum de « patriotisme IIIe République », sympathique à défaut d'être efficace. Selon Claude Durand, PDG de Fayard, Gallo s'est par ailleurs attelé à un travail plus consistant sur cette lancinante question française. Reste que la plupart de ces ouvrages jouent plus sur l'envie des lecteurs d'être confortés que sur leur capacité à convaincre les réticents. « Ça fait du bien » : tel est en substance le message adressé à Gallo par ses nombreux correspondants. « Il y a une vraie souffrance populaire par rapport à la France, confie l'écrivain. Ce pays refuse d'être présenté comme criminel par ses élites et ses médias. L'élection de 2007 se jouera sur cette question d'identité. » Autant dire qu'elle passionne les prétendants à l'Elysée. Ce qui ne signifie pas qu'elle intéressera beaucoup le président élu.

Le mal français, dira-t-on, n'est pas un sujet tout à fait nouveau. Il y a une vingtaine d'années, les étudiants de Sciences po étaient invités à se désoler, avec Michel Crozier, des blocages de la société et à dénoncer, avec François de Closets, les privilégiés qui en voulaient « toujours plus » - les fonctionnaires, déjà... Difficile de nier cependant la singularité actuelle : l'existence « d'une sorte de désespoir collectif », selon Marcel Gauchet, qui évoque « une crise politique qui va en s'aggravant et qui concerne l'ensemble des repères ». Bref, depuis deux ans, l'état de la malade empire.

Le débat référendaire du printemps 2005 cristallise les inquiétudes et redonne de la voix à ceux que leurs adversaires qualifient de « déclinologues » pour laisser penser qu'ils sont déclinophiles. Qu'on se rassure : il n'y a pas d'intellectuels tapis dans un coin pour saper le moral national - ou ce qu'il en reste. Cassandre a toujours tort. Certes, le diagnostic formulé par Julliard, Nicolas Baverez ou, dans un registre très différent, par Jean-Pierre Rioux n'invite guère à l'optimisme, même s'il est supposé inciter au sursaut. Atterré par le référendum, consterné par « l'exercice du souvenir prisonnier d'un air du temps moralisateur et aux abois », l'historien appelle ses concitoyens à penser le réel. C'est peut-être ce dont ils ne veulent pas. C'est la conviction partagée par nombre de ces auteurs coupables de pessimisme aggravé. Tous ont donc interprété le vote du 29 mai comme un refus de l'Histoire. Et, tout en tirant à vue sur des politiques peu soucieux de gouverner, ils se refusent à magnifier le peuple. « La population, dit Julliard, ne voit plus très bien pourquoi elle devrait se consacrer à ce qui l'a portée. Le modèle de la débrouille et de la consommation s'est imposé via la publicité et les médias. » Il s'agit donc de se retrousser les manches. Fort bien. Encore faut-il savoir où on veut aller. « Ce qui rend impossible la refondation de l'identité française, c'est la transformation des individus en ayants droit, avance Alain Finkielkraut. La France, c'est la carte Vitale. Un agrégat de grognes ne fait pas une nation. »

Certains finissent, peut-être à leur insu, par jeter le bébé avec l'eau du bain. « La campagne référendaire m'a révélé la vulgarité populiste et la vulgarité technocratique », explique Michel Crépu, le directeur de la Revue des deux mondes. On ferme sa « Solitude de la grenouille » avec le sentiment qu'il ne reste plus qu'à en finir avec une France incapable d'être à la hauteur de son histoire et de son rêve de grandeur. Il assure que ce n'était nullement son propos. « Il faut renoncer aux mythologies creuses. » Pour lui, le gaullisme en fait partie. Pourquoi pas ? Mais alors, comme le disait le Général : il faut assumer les conséquences de ce que l'on veut. « Je m'associerais à tout discours de la grandeur s'il était fondé sur le réel », insiste Crépu. Le risque, c'est que ce préalable n'aboutisse à disqualifier tout ce qui, dans le roman national, ne relève pas du seul réel. Autrement dit, à le vider d'une partie de sa substance.

Flambée des banlieues, débat sur l'esclavage, guerre des mémoires, événements violents et débats virulents se succèdent en accéléré. Militants associatifs, sociologues bien-pensants et autres indigènes de la République défilent sur les plateaux de télévision pour expliquer à quel point le pays dont ils sont citoyens est haïssable, préconisant un traitement de choc, genre « Orange mécanique » : la malade doit être soumise au rappel quotidien de ses crimes, dont les images défilent sur les écrans qui l'entourent. Collaboration, colonisation, croisades, esclavage, ces décharges mémorielles doivent ramener les populations traitées dans le droit chemin. Dans cette atmosphère empoisonnée, le livre de Claude Ribbe est le mot de trop. Sous couvert de dénoncer la restauration de l'esclavage par Napoléon - restauration évidemment condamnable -, Ribbe fait plus ou moins explicitement du vainqueur d'Austerlitz l'ancêtre de Hitler. Autant dire que plus rien n'a de sens. Ce qui n'empêche pas l'auteur de plastronner dans les médias - mais ne lui offre sans doute pas un succès en librairie.

Pour ceux qui persistent à croire que la malade peut revenir à la vie, c'en est trop. Assez de repentance et d'autoflagellation, assez d'accusations et de reproches ! « Si vous n'êtes français, soyez dignes de l'être », lance, paraphrasant Corneille (« Si vous n'êtes romain, soyez digne de l'être »), Andréi Makine, Français d'adoption, de langue et de choix, à ses concitoyens qui « oublient d'aimer la France ». « Nous ne sommes pas coupables », proclame Paul-François Paoli. Le succès de Gallo traduit le sentiment de révolte d'une majorité dont les membres se définissent par le fait qu'ils n'appartiennent à aucune minorité. Il n'est pas certain que ce vibrant appel à une French pride constitue une réponse suffisante à la question qui hante tous les esprits, mais que personne n'ose poser : quel sera, pour les années à venir, le mode d'emploi de la coexistence ethnique et culturelle dans une France qu'une partie de ses citoyens ne tient plus pour un cadeau mais pour un fardeau ?

Jean-Pierre Rioux évoque une « débâcle intime et collective, celle du souvenir et de l'avenir, de l'art de vivre ensemble au présent, au futur antérieur et au passé ». On comprend que beaucoup aient peur de manipuler une matière aussi explosive dès lors que toute personne s'en approchant peut se voir accuser de racisme pur et simple. De fait, la tyrannie d'une majorité « regonflée » ne serait guère plus enviable que celle de minorités encouragées à jouer les procureurs d'une histoire considérée, selon la théorie mille fois exposée par Philippe Sollers, comme une série de placards qu'il convient de vider des cadavres puants qui y dorment. Dans la livraison d'avril de la Revue des deux mondes consacrée à « La nouvelle question française », l'écrivain recense à nouveau les trois « placards français de l'histoire récente depuis soixante ans » : la collaboration, la guerre d'Algérie et Mai 68 - c'est-à-dire la supposée haine de Mai 68.

Il faut reconnaître que Sollers est l'un des rares, avec Crépu, à rappeler que la France a nécessairement partie liée avec la littérature, d'une part, avec le christianisme, d'autre part. « Pascal et Sade. Il faut se faire une raison là-dessus ; ce n'est pas Pascal contre Sade, mais bel et bien Pascal et Sade. » Certes. Si on se rappelle avec enthousiasme que la France est un pays coquin et chrétien, coquin parce que chrétien, on ne saurait s'indigner que nombre de ses habitants, sans rapport avec leur degré d'ancienneté dans la maison, aient un tant soit peu envie qu'il le reste.

Les Français, en somme, ne savent plus où ils habitent. « La France n'est pas en déclin, elle est en décomposition parce que petit à petit les choses se sont désaccordées, déglinguées, assène le philosophe Yves Michaud dans son prochain essai - qui a au moins le mérite de disséquer avec drôlerie quelques étrangetés françaises comme la compassion manifestée pour les malheurs de l'ourse Cannelle. De mauvaises institutions ont été aménagées à leur profit par des hommes médiocres et beaucoup de groupes sociaux, grands ou petits, ont entrepris, à leur image, de profiter des avantages que leur donnait la situation : la bonne santé des corporatismes, nomenklaturas, castes et clubs en témoigne. » Au cas où certains espéraient quelque réconfort en cette rentrée, qu'ils ne s'illusionnent pas trop. Les romanciers sont eux aussi nombreux à explorer la pathologie nationale - que beaucoup nomment nihilisme

« L'extrême gauche plurielle », de Philippe Raynaud, Autrement, septembre 2006.
« La psychose française. Les banlieues, le ban de la République », de Medhi Belhaj Kacem, Gallimard, 2006.
« Le malheur français », de Jacques Juillard, Flammarion, 2005.
« Fier d'être français », de Max Gallo, Fayard, 2006.
« La France perd la mémoire », de Jean-Pierre Rioux, Perrin, 2006.
« La solitude de la grenouille », de Michel Crépu, Flammarion, 2006.
« Le crime de Napoléon », de Claude Ribbe, Privé, 2006.
« Cette France qu'on oublie d'aimer », d'Andréi Makine, Flammarion, 2006.
« Précis de recomposition politique », d'Yves Michaud, Climats, octobre 2006.
« Nous ne sommes pas coupables : assez de repentances ! », de Paul-François Paoli. La Table ronde, 2006.

[retour au sommaire]