Journal de pensée

1950-1973 

Hannah Arendt

Le Seuil, 2005

 
 

 

Ce journal, qui a accompagné Hannah Arendt depuis 1950 et pendant vingt-trois ans, n'est pas un journal intime auquel elle confie ses pensées, mais le journal-atelier dans et par lequel elle invente sa pensée. Elle y fait flèche de toutes les langues, selon le moment et la chose; et de tous les styles, de l'aphorisme au poème, du résumé fulgurant au chantier du commentaire. Elle va droit au but, du plus strict au plus tendre, en prise sur toute l'histoire de la philosophie. On assiste ici à l'invention d'un nouveau genre philosophique : le registre probe et somme toute heureux des exercices préliminaires à l'accouchement d'un pensée. Le tome 2 notre en septembre 1951 : " Trois aspects à distinguer. L'aspect historico-mondial : on ne fait pas d'omelette sans casser d'oeufs. L'aspect moral : ce que tu ne veux pas qu'on te fasse, ne l'inflige à personne d'autre non plus. L'aspect politique : l'affaire d'un seul est l'affaire de tous." Novembre 1968 : " L'Être se manifeste comme la Pensée (Martin Heidegger). Et comment se manifeste la pensée ? "

 

 
... A sa mort, en 1975, ce Journal fut d'abord transmis sous la forme de vingt-huit cahiers manuscrits sans doute numérotés de sa main, reliés par une spirale et recouverts d'une épaisse couverture cartonnée. La plupart du temps, Arendt n'y indique pas les jours, mais les mois. En somme, des carnets de notes, de facture on ne peut plus austère, que la philosophe tenait, comme la majorité des universitaires, en marge de ses livres, de ses cours ou de ses conférences. Histoire de ne pas laisser s'envoler les idées qui viennent. "Supposons que nous ayons une très bonne mémoire en sorte que nous retenions effectivement tout ce à quoi nous pensons", expliquait Arendt dans un entretien télévisé de 1964, "je doute fort, connaissant ma paresse, que j'eusse jamais noté quoi que ce soit par écrit". C'est dire que si cet objet bizarre n'est pas vraiment un journal, il n'est surtout pas, comme le précise à juste titre sa traductrice, Sylvie Courtine-Denamy, un journal intime. A cet égard, prévenons d'emblée les curieux : ces pages ne recèlent ni anecdotes croustillantes, ni confidences sur sa liaison de jeunesse avec Heidegger, ni révélations sur sa vie privée, ni portraits, ni conversations rapportées. Encore que le second volume, qui couvre les années 1960, une période au cours de laquelle elle ouvre plus sporadiquement ses bloc-notes, contient davantage d'annotations personnelles. Ainsi quand elle confie, ex abrupto , en mai 1965 : "Depuis ma septième année, si j'ai à vrai dire toujours pensé à Dieu, je n'ai en revanche jamais médité sur Dieu. J'ai effectivement souvent souhaité ne plus devoir vivre, mais sans jamais poser la question du sens de la vie." De même, si on ne trouve guère de réflexions à chaud sur la marche du monde, on ne peut qu'être saisi par la résonance très actuelle de certaines de ses remarques. Par exemple lorsqu'elle soutient que les lois ne devraient jamais prétendre nous protéger de nous-mêmes, "témoin la législation contre le vice, le jeu, l'ivresse, etc.". Toute irruption "du raisonnement moralisateur, qui dépasse le concept d'injustice perpétrée contre autrui, constitue toujours une agression contre la liberté", poursuit-elle. "Tant que le morphinomane ne devient pas un criminel, cela ne regarde personne." Ou bien quand elle s'inquiète de voir les hommes exiger de la terre bien davantage que ce qu'elle peut donner, en sorte que "la terre ne s'offre plus à eux comme une patrie". Or, pour la philosophe, l'homme n'est pas là pour dominer la terre, mais d'abord pour l'habiter avec autrui. Reste qu'Hannah Arendt, ici, se parle avant tout à elle-même, élaborant, corrigeant et affinant la formulation de certains thèmes fondamentaux de son oeuvre. C'est d'ailleurs l'intérêt majeur de ce Journal que de nous faire mieux comprendre l'articulation entre Les Origines du totalitarisme ­ - dont elle achève de corriger les épreuves en 1951 en même temps qu'elle commence ses cahiers ­ - et Condition de l'homme moderne, publié en 1958, ouvrage majeur dans lequel elle pose plus frontalement la question de savoir si la politique est encore possible. Tel est bien le souci qui, comme un fil rouge, traverse de bout en bout ces carnets : établir en quoi la politique est enracinée dans la condition humaine, mais aussi en quoi elle est à la fois la plus humaine et la plus digne, bien que la plus fragile, des activités...

 

 

Alexandra Laignel-Lavastine - Le Monde du 2 septembre 2005

 

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