États

d'âme de la psychanalyse
Adresse aux États Généraux de la Psychanalyse

Jacques Derrida

Éditions Galilée, 2000

Sans alibi






Faufilage ou faufilature, l'étrange expression "sans alibi" revient avec insistance en plus d'un lieu de cette conférence prononcée devant les États généraux de la Psychanalyse en juillet 2000. Elle scande tout, jusqu'à la conclusion : " On parle rarement d'alibi, d'ailleurs, sans quelques présomption de crime. Ni de crime sans un soupçon de cruauté." Elle passe partout, depuis la définition de la psychanalyse: " Mais "psychanalyse" serait le nom de ce qui, sans alibi théologique ou autre, se tournerait vers ce que la cruauté psychique aurait de plus propre. La psychanalyse, pour moi, si vous me permettez cette autre confidence, serait l'autre nom du "sans alibi". L'aveu d'un "sans alibi". Si c'était possible."

Entre tous ces "sans alibi", inévitable, une question : "...On n'évitera donc pas la question : qu'elle est la crise de la psychanalyse mondiale aujourd'hui ? ou encore, ou plutôt, quelle est la crise de la mondialisation pour la psychanalyse ? Quelle est sa crise spécifique ? Est-ce seulement, ce que je ne crois pas, une crisis, une crise passagère et surmontable, une Krisis de la raison psychanalytique comme raison, comme science européenne ou comme humanité européenne (pour faire plus que parodier le titre de Husserl) ? Est-ce donc une difficulté décidable et appelant une décision, un Krinein qui passerait là encore par une réactivation des origines ? Ces questions, on ne les entend qu'à supposer savoir ce qu'est ou veut être, aujourd'hui, spécifiquement, dans sa singularité irréductible, la psychanalyse ou la raison psychanalytique, l'humanité de l'homme psychanalytique, voire le droit de l'homme à la psychanalyse. A quels critères de reconnaissance se fie-t-elle ? et quant à la crise, ce savoir serait le savoir de se qui met la psychanalyse en crise, certes, mais tout aussi bien, de ce que la révolution psychanalytique met elle-même en crise. les deux choses paraissent d'ailleurs aussi indissociables que deux forces de résistance : résistance à la psychanalyse, résistance auto-immunitaire de la psychanalyse à son dehors comme à elle-même. C'est dans son pouvoir de mettre en crise que la psychanalyse est menacée et entre donc dans sa propre crise. Lorsqu'il est interrogé sur ce qui ne va pas dans une mondialisation qui commença au moins après la première guerre mondiale et dans de tels projets de droit international, dans de tels appels à l'abandon de souveraineté, à la constitution de cette Société des Nations qui préfigurait alors les Nations Unies dans son impuissance même à mettre fin à la guerre et aux exterminations les plus cruelles, eh bien, c'est toujours autour du mot "cruauté" et du sens de la cruauté que l'argumentation de Freud se fait à la fois le plus politique et, dans sa logique, le plus rigoureusement psychanalytique. Non pas que le sens du mot "cruauté" (Grausamkeit) soit clair mais il joue un rôle opératoir indispensable, et c'est pourquoi je fais porter sur lui la charge de la question. En recourant plus d'une fois à ce mot, Freud le réinscrit dans une logique de pulsions destructrices indissociables de la pulsion de mort. Il fait plusieurs fois allusion au "plaisir pris à l'agression et à la destruction" ( Die Lust an derr Aggression und Destruktion), aux "innombrables cruautés de l'histoire" (ungezählte Grausamkeiten der Geschichte), "aux atrocités de l'histoire" (Greueltaten der Geschichte),aux "cruautés de la sainte Inquisitions" (Grausamkeiten der hl. Inquisition). Se servant encore une fois comme dans Au-delà...du mot de "spéculation", ici associé à celui de "mythologie", il précise que cette pulsion de mort, qui travaille toujours à ramener la vie, par désagrégation, à la manière non vivante, devient pulsion de destruction quand elle est retournée, avec l'aide d'organes particuliers (et les armes peuvent en être la prothèse), vers l'extérieur, vers les "objets".

Est-ce que, et alors comment, cette logique peut induire, sinon fonder une éthique, un droit et une politique capables de se mesurer d'une part avec la révolution psychanalytique de ce siècle, d'autre part avec les évènements qui constituent une mutation cruelle de la cruauté, une mutation technique, scientifique, juridique, économique, éthique et politique, et ethnique et militaire et terroriste et policière de ce temps ?

Ce qui reste à penser more psychanalytico, ce serait donc la mutation même de la cruauté - ou du moins les figures historiques nouvelles d'une cruauté sans âge, aussi vieille et sans doute plus vieille que l'homme. La révolution psychanalytique, si c'en fut une, a un siècle, tout juste. Temps très court, temps très longs...

Ce que j'ai cherché à penser, sinon à connaître, tout au long de ce chemin , c'est la possibilité d'un im-possible au-delà de la pulsion de mort, au-delà de la pulsion de pouvoir, au-delà de la cruauté et de la souveraineté, et un au-delà inconditionnel.

Cet au-delà (au-delà de l'au-delà du principe de plaisir donc), serait-ce encore un alibi ?

Le sans alibi, le "nulle part ailleurs", est-ce encore possible ? Une fois pour toute ou plus d'une fois ?