Leçons sur Tchouang-Tseu

Jean-François Billeter
 

éd. Alia, Paris 2002, 153p.

 

 

 

 

 

 

 

Tchouang-tseu, nous apprend la note liminaire de ce livre, est "l'un des grands philosophes de l'antiquité chinoise (…), mort aux environs de l'an 300 de notre ère."(p.7) Il a laissé divers écrits rassemblés en un ouvrage qu'on appelle "le" Tchouang-tseu, "peu étudié sérieusement par les sinologues occidentaux"(ibid.) qui s'autorisent de la difficulté qu'ils lui reconnaissent pour "se dispenser d'étudier le texte de près"(p.10)…

Dans les quatre leçons (données en 2000 au Collège de France) proposées ici, l'auteur conteste le préjugé d'illisibilité barrant l'accès à cette œuvre et "souhaite donner une idée des découvertes que l'on fait quand on entreprend d'étudier ce texte de façon à la fois scrupuleuse et imaginative."(p.10) S'exerçant pendant des années à traduire des morceaux de cet ouvrage, il a peu à peu découvert la possibilité d'une lecture dégagée de la masse de la littérature secondaire, attachée à retrouver "non d'abord quelles idées l'auteur développe mais de quelle expérience particulière (…) il parle."(p.13) Une expérience que Tchouang-tseu n'envisage pas de loin, par généralités et abstractions, mais qu'il décrit. "C'étaient des descriptions de l'infiniment proche, du presque immédiat"(p.14), à partir desquelles Billeter va voir s'éclairer la pensée de son auteur. Il nous conduira dès lors à remarquer d'abord, puis à pratiquer et à cultiver à sa suite, cette "attention" à l'expérience sans laquelle Tchouang-tseu nous reste obscur. Impossible de rendre ici la richesse de cette lecture, qui avance pas à pas, éclairant à tout instant sa propre méthode, précisant et expliquant les choix de traduction et luttant contre la tendance du lecteur à croire "qu'il est en présence de notions, de représentations ou de réalités spécifiquement chinoises, alors qu'il a sous les yeux la description d'une expérience universelle."(p.37)

La première leçon, le fonctionnement des choses, commente des textes qui décrivent, entre autres, les stades de l'apprentissage d'une pratique. Ils attirent l'attention sur ce dont nous nous éloignons inévitablement en en parlant :"quand on perçoit, on ne parle pas et quand on parle, on ne perçoit pas" écrivait Tchouang-tseu (cité p.25).

La deuxième leçon s'intitule les régimes de l'activité. On s'y initie à l'opposition entre le Ciel (t'ien) et l'humain (jen), qui sont deux régimes de l'activité :"l'humain, l'activité intentionnelle et consciente, est inférieure; le Ciel, l'activité nécessaire et spontanée, inconsciente en un sens, est supérieure"(p.49). Tchouang-tseu ordonne :" Veille à ce que l'humain ne détruise pas le céleste en toi, veille à ce que l'intentionnel (kou) ne détruise pas le nécessaire (ming)."(cité p.48). Et Billeter rapproche cette injonction de certaines réflexions de Montaigne nous invitant à "nous abêtir pour nous assagir"(Essais, II,12 ), non sans marquer tout aussitôt la différence des perspectives.

Tchouang-tseu s'intéresse tout particulièrement aux passages d'un régime d'activité à l'autre et la troisième leçon, une apologie de la confusion, nous conduit jusqu'à l'accomplissement signifié par l'expression être assis dans l'oubli; régime supérieur où l'homme sera à même d'agir " de façon juste et nécessaire", parce qu'il "épousera les métamorphoses de la réalité"(p.91). Billeter éclaire pour nous cette pratique de l'immobilité, "présence à soi du corps propre" en nous rapportant une fois de plus à notre expérience, aux moments où nous "faisons le vide", en nous exerçant à toujours "observer mieux" ce qui se passe alors,  de manière à nous déprendre du vocabulaire de la réflexion et des chimères qu'il induit: "Nous savons tous qu'il nous faut faire le vide pour que nos forces puissent s'assembler et produire l'acte nécessaire. Nous savons que l'incapacité de faire le vide produit la répétition, la rigidité et, dans les cas extrêmes, la folie. "(p.99) Ce vide est pour Tchouang-tseu un vide fécond, lumineux ou sombrement confus, fond au contact duquel se maintient et se nourrit "notre liberté subjective, notre capacité de nous dégager des choses pour agir juste."(p.108)

La quatrième leçon, un paradigme de la subjectivité, ouvre sur trois "directions dans lesquelles  nous pourrions poursuivre"(p.115); celle du statut des visions de l'imagination qui "nous offrent l'occasion de découvrir que notre capacité de voir intérieurement constitue la condition de possibilité et le fondement de la vision oculaire"(p.119). Le thème de la retraite :"La conscience doit savoir accepter par moments sa propre disparition (…)"(p.119). Enfin une voie esthétique, à partir d'un dialogue sur les effets de la musique.

Les dernières pages du livre commentent la lecture de Tchouang-tseu qui vient d'être menée, "lecture polyphonique" attachée tant à chaque morceau de l'œuvre considéré en lui-même qu'aux échos qu'ils se renvoient l'un l'autre. L'auteur souligne qu'en s'y prenant ainsi il a pu dégager Tchouang-tseu des commentateurs  qui dès l'antiquité chinoise en obscurcissent l'approche, c'est désormais "Tchouang-tseu qui nous servira à juger ses commentateurs" (p.134), et non  l'inverse. Enfin il montre en quoi cette lecture est rendue possible par notre époque et ce qu'elle peut lui apporter en retour : des paradigmes nouveaux pour "l'expérimentation, la dissolution, la redéfinition de notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde (…)" (p.143). En particulier un paradigme nouveau pour penser la subjectivité :" Ce que nous appelons le sujet ou la subjectivité apparaît  (chez Tchouang-tseu) comme un va et vient entre le vide et les choses " (p.144), une subjectivité dont l'autonomie s'assure "en laissant agir le corps"(p.146); un corps conçu comme "ensemble des facultés, des ressources et des forces,connues et inconnues, que nous avons à notre disposition ou qui nous déterminent."(p.145) Et Billeter conclut en évoquant, voisins inaperçus de ce nouveau paradigme, André Breton, Benjamin Péret et le Max Ernst de la Femme 100 têtes.

Textes largement cités, offerts à la réceptivité du lecteur, commentaire attentif, savant et ouvert à la fois, qui n'écrase pas l'œuvre mais fait résonner entre eux ses différents moments, rencontres inattendues et éclairantes entre Tchouang-tseu et la pensée de notre tradition…Epaté d'avoir été si efficacement conduit dans cet univers qu'il croyait inabordable, le lecteur, s'il n'a pas "tout compris", est du moins persuadé que c'est que, à son habitude, il a lu trop vite, en est parfois resté aux mots, sans observer assez attentivement "ce qui se passe" ni revenir toujours patiemment à l'expérience…Et c'est aussi, d'abord peut-être, parce que ces textes sont riches de relectures sans fin.

 

 

© Sylvie Bonzon

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Rubrique Bibliothèque

Juillet 2003