Rendez-vous

Christine Angot

Éditions Flammarion, août 2006

 

 

 

La critique de Philippe Sollers
Le Nouvel Observateur du 24 au 30 août 2006

Où l’on retrouve le formidable talent de critique de Sollers... Pas la critique qui étripe. La critique qui préfère élever ce qu’elle choisit de toucher, sentir, entendre et voir, une radiographie qui révèle la genèse de l’oeuvre,sa respiration, son souffle, et nous fait découvrir le beau et le talent, l’éclat du diamant derrière l’apparent banal, voire sordide.

Qu’est-ce qu’un roman nécessaire ? Georges Bataille disait : « Un livre auquel l’auteur a été contraint. » On a toujours ce sentiment en lisant Christine Angot. Mais surtout « Rendez-vous », son meilleur livre.

Le talent, c’est l’immédiat. A quoi bon se mettre à lire si on n’est pas saisi par les phrases, leur précision, leur rythme, le côté policier de l’intrigue ? Je veux savoir ce que veut ce banquier qui drague la narratrice. Je veux avoir le fin mot de son aventure obsédée avec cet acteur. J’ai envie de mesurer, dans cette comédie sexuelle et sociale menée tambour battant, si l’auteur est digne de l’exergue de Rimbaud ouvert au vertige : « Nous savons donner notre vie entière tous les jours. » La réponse est oui, ce qui nous propulse déjà très au-delà de la rentrée littéraire, comme on dit « rentrée scolaire et distribution des prix ». Au fond, Angot est une romancière métaphysique ; elle pense, comme Pascal, que les êtres humains vivent comme des somnambules, et qu’il y a là quelque chose de pas clair, de pas net, de pas naturel.

La vie est un théâtre, et Angot est un personnage combattant, un corps spécial, en alerte, durablement stigmatisé par son histoire d’inceste (ce qui suffirait à la mettre hors concours). Elle est très fragile et très forte. Elle sait qu’elle est invivable, et d’abord pour elle-même, mais l’invivable est préférable à la fausse vie du mensonge, de l’évitement, des demi-mesures, des compromissions, des résignations. Elle se lève, elle va mal, elle est désespérée, elle s’observe, elle commence à écrire, elle va sûrement trouver une solution. La scène s’ouvre : les acteurs viennent se prendre à son jeu, ils sont mis aussitôt sous microscope. Art sensuel : les lumières, les messages, les lieux, les gestes, les intonations. Art des portraits : le « banquier », « l’acteur », leurs femmes. Est-ce qu’une femme a pointé avant Angot, et de façon aussi crue, l’abîme à projections entre homme et femme ? Je ne crois pas.

Théâtre, donc, de la subtilité éveillée et autocritique (elle ne se ménage pas), théâtre de la cruauté aussi. C’est ça, la vie ? C’est ça. Mais la vérité, qui va la dire ? La psychanalyse ? Elle est là, en partenaire, dans un coin. La banque ? Elle montre vite ses limites. Le théâtre théâtral ? Mais l’acteur n’est jamais lui-même, il dit génialement des textes, mais qui ne sont pas de lui (il est épatant dans Tchekhov, mais il n’est pas Tchekhov). Le banquier, l’acteur vont rester comme des personnages majeurs de la société actuelle du spectacle. Angot adore le spectacle, mais ce n’est pas ça.

La vérité, alors ? C’est l’écriture, dont Angot pense qu’elle détermine et dicte la réalité. C’est son point fort, cette vérité du temps, terrible et drolatique. Elle dérange les clichés, les conventions, les dérobades et les attitudes. Les acteurs de la vie jouent faux, ils se foutent de la littérature. Mais c’est quoi, la littérature ? Un art du délire et du désir demeuré désir. Angot maîtrise son délire, elle voit juste, elle ne cède pas sur son désir. C’est pourquoi elle a raison de dire que son livre, en définitive, est beaucoup plus qu’un livre. On le lui reprochera, mais à côté, par calcul, conformisme, pruderie, mesquinerie, jalousie. Voyez tous ces livres inutiles, fabriqués comme des livres. Au-delà des bavardages qu’elle va susciter, Angot a joué, elle joue, elle avance, elle a gagné. Quoi ? Le public, qui n’a pas besoin d’autorisation pour comprendre.

Philippe Sollers
Christine Angot, Rendez-vous. Editions Flammarion, août 2006, 380 p.