psychanalyse In situ


 

A PROPOS DE l' UTOPIE DES ÉTATS GÉNÉRAUX DE LA PSYCHANALYSE

La construction d'une utopie confraternelle :
une folle chimère ou un mirage intéressant?

Anne-Geneviève Roger


"Qu'est ce que la démocratie, sinon la fraternité entre
les hommes et une certaine affection sororale entre les femmes?"
Agatha Christie (Le mystérieux Mr Quinn)

"La fraternité ne peut être conçue que dans la connaissance des mécanismes qui président à l'établissement de ce qu'il est convenu d'appeler une personnalité humaine et du déterminisme inconscient des comportements. Elle exige la suppression des hiérarchies, sans quoi elle ne sera jamais plus qu'un paternalisme décevant."
Henri Laborit (La nouvelle grille) (1)

"Pour que la Fraternité cesse d'être un vœux pieux, on devra la considérer elle-même comme un devoir. Tout comme il existe un délit de non-assistance à personne en danger, on pourrait considérer tout manquement grave à la Fraternité comme un délit, et d'abord qualifier ainsi le refus d'accorder l'hospitalité.
L'action publique visera à créer des conditions telles que chacun trouve librement en soi l'envie d'aider l'autre à atteindre au bonheur.
L'opposition à la Fraternité viendra de ceux qui invoquent un droit à l'égoïsme et à la liberté de ne pas aimer l'autre. Ceux-là devront cependant respecter des droits de fraternité qui ne devront pas mettre en cause leurs libertés fondamentales.
Dans une telle société, le rôle des dirigeants politiques se limitera à poser les bonnes questions en les formulant de façon à créer les conditions de la décision la plus proche de l'unanimité, c'est-à-dire la plus fraternelle possible. Puis à être capable de l'appliquer. C'est-à-dire à être comme tout bon chef indien" faiseur de paix, bon orateur et généreux de ses biens."
Jacques Attali (Fraternités) (2)

 

Les EGP sont un rêve de progrès et d'ouverture, rêve que la communauté analytique a l'opportunité de saisir ou de rejeter. Quand, dans un univers organisé suivant les normes usuelles du milieu analytique, on prend la décision d'offrir à chacun la possibilité de penser et d'agir en son nom propre, sans délégation ni subordination, on se met en position d'endosser, au regard de l'histoire, une double responsabilité : celle d'exposer son propre milieu au risque d'une profonde déstabilisation et celle de lui offrir une chance considérable de renouveau. Le projet d'États Généraux de la Psychanalyse est dessein ambitieux puisqu'il propose de repenser le rapport de chacun à tous, d'abandonner d'un certain type de rapport au savoir et au pouvoir et d'œuvrer à l'instauration d'un dialogue plus démocratique au sein d'une communauté intellectuelle élargie. S'il y a à prendre la mesure des perspectives de renouvellement du dialogue entre les différentes disciplines des sciences humaines ainsi ouvertes, si l'on se doit de reconnaître à René Major la paternité de son projet, on peut tout à fait lui en être reconnaissant sans pour autant se sentir obligé d'affirmer publiquement que ce rêve est déjà accompli ou même qu'il est en passe d'être convenablement réalisé en France.
Parce qu'il s'agit d'un mouvement jeune, et de ce fait encore fragile, on nous demande de ménager nos critiques. Parce qu'il s'agit d'un mouvement jeune et dynamique qui a sa propre logique, parce qu'il s'agit d'une mouvement qui correspond pleinement à la nécessité de maintenir au cœur de la psychanalyse ce qui lui est le plus essentiel, à savoir "un perpétuel principe d'inquiétude, de mise en question, de critique et de contestation"(1) nous parions que non seulement il ne saurait mourir sous le trait de nos remarques mais qu'il pourrait au contraire bien en ressortir renforcé.
Certes, tout le monde savait que l'ancienne façon de solutionner le problème de l'organisation de la communauté analytique par la rigidité de structures et l'omniprésence de traditions allouant à chacun une place, au final très casanière, au sein d'une multitude de petites ou de grandes pyramides correspondant chacune à une famille analytique était loin d'être satisfaisant. Cela dit, on avait tellement appris à vivre dans ce cadre et le système qui s'était mis en place avait l'air de se reproduire de manière si naturelle que tout autre mode de fonctionnement semblait inimaginable.

Comme l'ont fait remarquer bien des observateurs, les utopies ne surgissent pas à n'importe quel moment de l'Histoire ; elles émergent plus facilement lorsque s'impose le sentiment qu'une civilisation est en train de mourir et qu'il devient urgent d'envisager des alternatives pour proposer un environnement de meilleure qualité.
Si nous ne voulons pas nous contenter d'être les témoins résignés des impasses actuelles de la psychanalyse, il nous incombe de saisir la chance de tenter d'établir des rapports différents entre nous.
Par le biais d'une utopie fraternelle que nous pourrions vouloir élaborer, quelque chose de nouveau devrait pouvoir surgir, dont il serait étonnant que les patients à leur tour ne tirent pas quelques bénéfices.
Mais de quelle fraternité pourrions nous vouloir nous approcher? Le Littré comporte cinq niveaux de définition avec des acceptions en fin de compte sensiblement différentes. Après la parenté entre frères sœurs, le deuxième sens indique la liaison de ceux qui, sans être frères, se reconnaissent et se traitent comme frères, le troisième, l'amour universel censé unir les membres de la famille humaine, le quatrième désigne la fraternité d'armes de ceux qui, dans l'adversité, se promettent de s'aider envers et contre tout et le cinquième, un peu oublié, désigne un type de rapport jadis surtout préconisé par la noblesse et le clergé.(3)

Au cours de l'Histoire, l'utilisation politique et philosophique de la notion de fraternité a été plus ou moins à l'honneur suivant les époques et suivant les cultures. Au dix-huitième siècle, Kant est le seul parmi les grands philosophe de son temps à se préoccuper de ce concept qu'il théorise sous le nom d'" hospitalité universelle ", insistant sur le devoir d'hôte, sur le plaisir à recevoir l'étranger et sur la possibilité de prendre du plaisir au bonheur des autres. En France, le concept de Fraternité est longtemps absent du débat intellectuel en dehors des loges maçonniques avant d'être subitement mis en avant par la Révolution française.
En adoptant le slogan" Liberté, Égalité, Fraternité "les théoriciens de la Révolution française semblent avoir eu l'intuition fondamentale et le pressentiment politiquement juste que les utopies de la Liberté et de l'Égalité resteront a priori toujours incompatibles si on oublie de leur associer la dimension de la Fraternité.
Toutefois il ne fallut pas longtemps pour que l'usage qui fut fait de la notion de Fraternité se retrouve perverti par bon nombre de révolutionnaires. S'il était bien question, au démarrage des États Généraux, d'instituer une fraternité entre les trois ordres, assez rapidement ce terme ne fut plus revendiqué que par une partie des activistes révolutionnaires. En 1793 la Terreur s'instaura et régna en France au nom d'une idée complètement dévoyée de la Fraternité.
Le modèle de cette Fraternité initialement universelle et philanthropique devenant en un rien de temps suffisamment sectaire pour envisager de rabaisser ennemis et "faux frères" au rang d'obstacles à éliminer, mérite de nous servir de mémoire et d'anti-modèle.
Dans son livre Fraternités, Jacques Attali rappelle les dérives de l'idéalisme et distingue quatre grands types d'utopies. Une première famille d'utopies aurait trait à l'Éternité, une seconde à la Liberté, la troisième à l'Égalité et la dernière serait relative à la Fraternité.
Les utopies de l'éternité auraient permis à de nombreuses sociétés de fonctionner sur une base religieuse. Les deuxièmes, celle de la liberté, sont repérées par l'auteur comme ayant débouché à la fois sur l'essor de la démocratie, sur l'économie de marché et sur l'idée de nation. Parallèlement se seraient développées des utopies de l'égalité, que l'on trouve au cœur de la pensée "judéo-chrétienne" et du socialisme, tandis que plus récemment tout un groupe d'utopies greffées autour de la notion de fraternité tendrait à se déployer.
Ce sont ces dernières moutures qui intéressent tout spécialement Attali, son pronostic étant que les utopies n'ont jamais été plus près de resurgir qu'au plus profond de leur discrédit et que les prochaines utopies tourneront pour l'essentiel autour de la fraternité et de la solidarité. Il est permis de s'interroger sur les limites d'une étude de ce genre qui conduit à survoler de façon cavalière et quelque peu chaotique siècles et cultures mais cet essai donne malgré tout à réfléchir dans la mesure où il constitue une incitation à penser la psychanalyse comme une possible utopie de la Fraternité.
Naturellement un analyste est censé avoir réfléchi à la dimension de l'idéalité et il est douteux qu'il puisse jamais adhérer de façon primaire à la faisabilité d'une utopie. Ne pas adhérer au caractère totalement réalisable d'une utopie, se défier de ses possibles effets pervers, n'est pourtant pas ce qui devrait nous dissuader d'apporter des contributions à la réalisation de parcelles d'utopies.
La majorité des clivages dans l'être humain sont des appauvrissements, cependant il en est d'autres que nous aurions peut-être intérêt à regarder comme des richesses. Ainsi ne pas croire aux utopies ne devrait pas nous empêcher de pouvoir les considérer avec bienveillance et de repérer certaines chimères comme autant d'horizons désirables à atteindre, comme autant de caps que nous pourrions vouloir essayer de rallier.
Finalement, le véritable luxe, l'élégance suprême, la folie la plus sage qui soit peut-être sur cette terre est sans doute de vivre et éventuellement d'accepter de mourir pour un "idéal", pour une utopie, dont on sait parfaitement par ailleurs qu'il ou elle n'existe pas.
La question commune soulevée par les utopies, question à laquelle toutes répondent par l'affirmative, est celle de la possibilité d'une perfectibilité de l'homme et de la société. J'ai tendance à estimer qu'un analyste qui ne verrait pas la possibilité de changements positifs dans l'homme ne serait pas à sa place et qu'il vaudrait sans doute mieux pour lui comme pour ses patients qu'il déserte son fauteuil.
Par ailleurs il est probable qu'un analyste qui prétend s'intéresser aux individus sans attacher la moindre importance à la dimension politique et sociale est lui-même un sujet soumis à un clivage appauvrissant. Dans l'ensemble plutôt intelligents et sceptiques, les analystes sont aussi souvent pessimistes. On les forme à l'être, voire on les déforme à le devenir s'ils ne le sont pas déjà suffisamment au départ et c'est là une des taches que les sociétés d'analystes accomplissent souvent avec efficacité
Quitte à me reconnaître affublée du péché capital d'idéalisme, je m'entête à continuer de penser que créer un réseau permettant à des psychanalystes et intellectuels divers intéressés par la chose freudienne de cohabiter en bonne intelligence malgré leurs différences n'est pas un rêve stupide.
Mais, les mythes, les contes de fée et l'observation directe des rapports humains ont généralement uni leurs efforts pour nous l'apprendre : la fraternité n'est en rien un mouvement évident et premier, tout le travail de la civilisation consiste justement à faire en sorte que les frères se supportent. On pourrait souhaiter qu'entre analystes, la fraternité soit une inclination sinon naturelle, du moins un deuxième temps assez facile. Pourtant, en dépit de l'activité civilisatrice de la cure, bien des éléments semblent indiquer que le sujet membre de la famille analytique, demeure, à l'instar du sujet de l'inconscient, un réservoir potentiel de grande violence.
Chez nous les fêtes de famille ont du mal à ne pas laisser sourdre des relents de repas totémique car si la violence des liens entre générations tend généralement à être occultée, elle constitue néanmoins le fond larvé de bien des rapports.
Pour l'instant, parmi les anciens qui se sont montrés suffisamment aventureux pour se porter volontaires à l'embarquement sur le radeau des États Généraux, seule une minorité a concrètement agi de manière à faire entendre qu'il lui semblait envisageable de consulter de temps à autre les mousses sur le cap à tenir. Il est médusant d'avoir à constater que tant de notables restent avant tout fascinés à l'idée de se retrouver uniquement entre eux dans ce type d'assemblées et assez inquiétant de voir qu'une telle option pourrait être en position de s'imposer sans même donner lieu à un vrai débat.
Mais suivons malgré tout notre indéfectible penchant à l'optimisme et admettons qu'augmente prochainement le nombre des analystes qui pourraient avoir envie de faire progresser la construction d'une utopie confraternelle plus ouverte sur la mixité.
Encore resterait-il à interroger cette utopie, à réfléchir aux obstacles, aux contradictions entre le mieux recherché et le mal nouveau potentiellement engendré. Faudrait-il reconnaître la primauté d'un intérêt collectif des analystes sur leurs intérêts individuels?
Quand on sait tout le mal qui s'est perpétré dans l'Histoire au nom de la Raison d'État et au nom de la raison de bon nombre d'Organisations Non Gouvernementales, devrions nous décider qu'il n'y a pas, qu'il ne saurait jamais y avoir de Raison collective des analystes ou au contraire devrions nous trancher en sens inverse?
Dans ce cas, quel mal pourrions nous avoir un jour à assumer au titre de la raison des analystes du réseau dit "généraux"? Et quel état d'esprit conviendrait-il d'adopter à l'égard des collègues hors les murs pour empêcher qu'un rêve de progrès tourne comme tant d'autres au cauchemar?

On ne saurait prétendre que le niveau de la conscience politique mobilisée aux États Généraux de la Psychanalyse ait d'entrée de jeu atteint des sommets faramineux. Dans la mesure où il ne suffit pas de s'intituler "démocratie" pour en devenir une et où les perversions de la démocratie sont aussi tout à fait inhérentes à la démocratie, il aurait pu nous être proposé de réfléchir aux diverses formes habituelles de maintien de prépondérances oligarchiques dans des sociétés qui adoptent le discours apparent de la démocratie.
Toute société est gouvernée par des strates supérieures et chaque société utilise des moyens spécifiques pour reproduire ses élites mais peu de sociétés ont réussi à institutionnaliser des mécanismes de transmission aussi sophistiqués que les sociétés d'analystes. Un des paradoxes du milieu analytique est certainement d'avoir depuis longtemps des dirigeants généralement plutôt situés politiquement à gauche qui se sont dans l'ensemble fort bien accommodés de participer à la reproduction de schémas sociaux rétrogrades et d'entretenir des modes de fonctionnement internes carencés du point de vue démocratique.
Pour que se confirme une évolution positive vers plus de démocratie effective en terre freudienne encore faudrait-il que les réflexes conservateurs ne renaissent pas aussitôt abandonnés, que les règles de jeu démocratique ne soient pas immédiatement vidées de sens par des stratégies de contournement et qu'il y ait un volant significatif de gens intéressés par une participation à la discussion sur les affaires communes.
Tant qu'aborder tous les sujets sera déclaré théoriquement possible mais que des pressions continueront à s'exercer pour faire comprendre aux participants que certaines questions sont malgré tout indésirables, les progrès accomplis en matière de libéralisation seront limités.
Il est normal que tout le monde ne partage pas les mêmes points de vue d'autant plus que nous sommes évidemment loin d'avoir tous les mêmes intérêts.
À chaque fois que nous nous engageons pour soutenir une position dite " idéologique ", la rigueur intellectuelle voudrait pourtant que nous soyons à même de nous interroger de façon systématique pour savoir ce qui correspond à la défense de nos intérêts personnels, ce qui correspond à la défense des intérêts du ou des groupes dont nous sommes proches, ce qui correspond à l'intérêt des patients et ce qui correspond à la défense de l'intérêt plus culturel de la psychanalyse.
Entre ces divers registres, il est fréquent de trouver des faisceaux concordants, mais inévitable aussi qu'existent des unions artificielles voire des tendances contradictoires. Or parmi les faiblesses des discussions entre analystes, il y a ce fait qu'ordinairement tout le monde sous-entend plus ou moins la convergence de son intérêt avec celui de l'analyse avec un grand A comme allant de soi.
Nous aimons à prétendre que l'analyse suppose une bonne dose d'esprit critique. Pourtant toute personne qui discute en interne un peu trop la façon dont fonctionne la machine analytique reste facilement soupçonnée d'avoir mal résolu sa problématique transférentielle, d'être un analyste aigri, un raté doublé d'un traître à la cause. Depuis cent ans, les points aveugles de la psychanalyse sont souvent mieux analysés du côté des philosophes et des sociologues que dans les écrits purement analytiques.
Si nous nous mettions à écouter plus attentivement ceux qui, réfléchissant de l'extérieur à notre façon d'être au monde, décrivent nos travers, nous pourrions sans doute commencer à porter une meilleure attention à ce que nous semblons avoir tellement de mal à analyser. Mais par ailleurs tout observateur qui ne sort pas du sérail et qui se permet d'émettre certaines réserves est par avance plus ou moins discrédité dans la mesure où plane inévitablement sur lui l'ombre de son incapacité à rendre compte de la spécificité du lien analytique.
Avec ce type de raisonnement qui invalide automatiquement toute approche un tant soit peu gênante, un certain nombre de praticiens croient pouvoir dormir tranquilles. Seulement pendant que la majorité des analystes dorment effectivement sur leurs deux oreilles à l'abri de points de vue qu'ils ont, une fois pour toute, décidé de ne pas écouter, bien des patients se détournent de la psychanalyse.
Et ces derniers ont raison.
Comment donner tort en effet aux gens qui votent avec leurs pieds en allant voir ailleurs tant que les analystes persistent à ne vouloir entendre que ce qui leur chante et tant que ce milieu donne autant le sentiment que nous sommes en chœur d'accord pour rester aveugles sur nos propres disfonctionnements ?
Certes il est bien des analystes qui n'hésitent pas à publier régulièrement des articles soulignant sans détour les anomalies et les divers maux liés à la façon dont l'analyse se transmet. En dépit de ces analyses, les faiblesses inhérentes et les contradictions internes à la discipline perdurent. À vrai dire, certains blocages ne sont pas touchés par les approches de ce type car le problème n'est pas que des réformes intelligentes ne puissent pas être imaginées et proposées par en haut ; il est plutôt que les volontaires pour les appliquer ensuite ne sont pas légions.
Et comme les étages inférieurs susceptibles de profiter d'aménagements plus libéraux n'ont traditionnellement pas leur mot à dire, le destin normal des propositions de réforme est classiquement de rester au stade de vœux pieux ou d'être détourné dans la forme et dans l'esprit au moment de leur application.
Toutefois, on ne peut nier l'existence d'un climat nouveau. Même dans les lieux les plus attachés au traditionalisme, les élèves commencent à s'organiser, des motions circulent où l'on voit que certains candidats s'enhardissent à réclamer ouvertement la réduction du cumul excessif des pouvoirs et la clarification du projet de formation. On est en droit de supposer qu'en tant que spécialistes des mécanismes d'engrenage de certaines crises individuelles, les psychanalystes s'intéressent aussi aux recherches de ceux qui travaillent sur les mécanismes d'enclenchement et de résolution des crises sociales et politiques. Or, pour les spécialistes de sciences politiques, les deux notions qui s'imposent pour rendre compte des grands moments d'accélération de l'histoire renvoient d'une part à l'existence d'un terrain propice, de l'autre au surgissement de ferments. Bien des situations apparemment mûres pour le développement d'une crise y échappent par manque d'agitateurs capables de cristalliser les mécontentements.
À partir du moment où le sommet et la base de la pyramide analytique se mettent à bouger ensemble dans plusieurs endroits clés, l'on entre dans une zone de grande turbulence avec à la fois des dangers maximums et la possibilité de remaniements significatifs. C'est quand les gens commencent à se parler autrement, quand ils peuvent reconnaître et accepter leurs dissemblances, leurs complémentarités et leurs manques, que les rapports humains sont susceptibles d'évoluer. Si la circulation de la parole se met à fonctionner dans les deux sens au sein du milieu analytique, si on peut tout se dire et que la censure interne tombe, il y a fort à parier que relations autres vont se mettre en place.
Le propos n'est pas ici de contester la nécessité de certaines positions asymétriques dans la cure mais plus de s'interroger sur la façon dont les sociétés analytiques les perpétuent bien au-delà du nécessaire. Structurellement les sociétés analytiques seront toujours appelées à être composées de niveaux distincts. Parce qu'elles ont leur raison d'être, parce quelles savent dans l'ensemble bien faire accepter par les strates inférieures leurs propres normes de compétence, parce qu'elles remplissent des fonctions qu'elles sont seules à pouvoir assurer, les élites analytiques n'ont pas trop de souci à se faire : tant qu'il y aura des candidats pour aller vers l'analyse, elles ne risquent pas d'être reléguées , suivant une formule de Pareto, "au cimetière des aristocraties".
Par contre nous avons le droit et le devoir de nous demander si en fonctionnant sur les bases sur lesquelles nous fonctionnons le plus usuellement, chaque strate répond au mieux aux besoins de tous. Le problème n'est pas que nous évoluions depuis toujours au sein d'un système hiérarchisé ; il est qu'en cent ans, ce milieu ait été incapable d'imaginer, de mettre en place et de rendre opérant le moindre contre-pouvoir crédible.
On ne saurait, sans prendre en compte les spécificités et les diversités de ces deux champs, assimiler purement et simplement révolution politique et révolution analytique mais en matière politique, il est facile de démontrer l'intérêt qu'il y a à rester fidèle à quelques grands principes venus en droite ligne de la Révolution française : il ne peut y avoir enclenchement d'un processus démocratique que s'il y a séparation des pouvoirs et mise en place de contre-pouvoirs.
Le milieu analytique gagnerait à se confronter à des contre-pouvoirs, mais il serait aberrant d'imaginer que la mise en place de ces contre-pouvoirs et le contrôle quant à la séparation des pouvoirs pourrait une fois de plus échoir à la seule élite déjà en place.
Dans les sociétés en cours de démocratisation, la mobilité sociale devient plus importante et les individus, bien qu'intellectuellement ou économiquement inégaux, gagnent une équivalence de statut et une égalité de considération.
La question que l'on peut se poser est de savoir si le substrat économique, social et culturel du milieu analytique peut autoriser un glissement progressif généralisé des analystes dans l'ère démocratique.
Il n'est pas dit que la réponse soit immédiatement positive ; par contre les transformations sociales, économiques, politiques et idéologiques en cours sont déjà suffisamment consistantes pour que l'ouverture d'un authentique débat mettant face à face dans des conditions à peu près équitables des gens de niveaux hiérarchiques différents puisse devenir prochainement envisageable.

Plus que tout autre, l'univers analytique mérite de s'interroger sur la qualité des solutions qu'il apporte à ses problèmes et se doit de réfléchir pour savoir si de nouvelles mauvaises réponses venant se greffer sur un lot non négligeable d'anciennes questions mal résolues ne risqueraient pas de créer à terme les conditions idéales d'une aggravation de la crise du milieu analytique.
Les sociologues appréhendent les phénomènes de crises en distinguant plusieurs types de solutions qui vont de la résolution pacifique à la révolution destructrice en passant par l'atermoiement. La traduction des aspirations nouvelles en des institutions ou des modalités de fonctionnement plus adaptées atteste normalement la vitalité d'un système et ses capacités d'adaptation.
L'ajournement de problèmes fondamentaux qui ne sont pas reconnus comme importants, voire leur déni pur et simple est usuellement un type de réaction privé d'inventivité, symptomatique des systèmes atteints de carences profondes. L'adoption de ce genre de "solution" qui justement ne résout rien débouche couramment sur une dégradation du climat ambiant avec risque de pourrissement et aggravation de l'instabilité.
Le changement en lui-même n'est pas un gage de progrès, tout changement pouvant aussi bien déboucher sur une dégradation que se solder par une amélioration ; par contre c'est quand même par le biais de consultations répétées prenant en compte les intérêts de chaque groupe qu'une communauté a généralement le plus de chance de promouvoir des transformations valables.
Dès à présent, il nous incombe de penser et de créer les conditions pour vivre ensemble un projet collectif, en imaginant des dispositifs capables de promouvoir et de protéger une fraternité qui ne serait pas une solution miracle naïvement attendue mais un mode de rapport susceptible de préserver les intérêts de chaque génération et de chaque catégorie en évitant le surgissement de blessures assassines.
Nous devrions pouvoir nous mettre d'accord sur quelques principes qu'il faudrait ensuite veiller le plus possible à faire respecter à tous niveaux : droit à la considération, droit à l'hospitalité, droit à la dignité, droit à la mésentente des points de vue, droit à l'indulgence pour nos erreurs, nos maladresses et celles de nos proches, droit à la plaisanterie, devoir d'écoute plus spécifique pour ceux présentant des accents étrangers, devoir de réconciliation après les brouilles et devoir de préparer l'avenir en sachant promouvoir une attitude solidaire entre générations.

En psychanalyse comme en politique, on a souvent tort de succomber à la tentation de jugements hâtifs et raison de se méfier parfois plus de ses supposés amis que de ses ennemis déclarés.
On peut tout à fait concevoir que l'entente confraternelle à laquelle les États Généraux se sont contraints du fait des conditions de création de ce mouvement soit considérée par certains comme un pensum.
Pourtant un tel montage culturel est susceptible de rendre la vie en société plus civilisée et instituer un devoir de coexistence pacifique et de collaboration forcée entre gens ne venant pas tous du même pré carré est très probablement le tribut que les analystes devront payer le jour où ils voudront bien commencer à envisager de sortir de l'état tribal où ils s'attardent encore.
Et parmi les proverbes qui témoignent de la sagesse juive, il en est sûrement un qu'il serait bon de rappeler à chaque fois sur le programme des réunions mettant en présence des analystes : "Dans l'amitié ménage une petite place pour la brouille et dans la brouille une autre pour la réconciliation."



Anne-Geneviève Roger
2001, Paris

Groupe Axes et cibles Analytiques

 

 

notes

(1) LABORIT H. La nouvelle grille, Première parution éditions Robert Laffont, 1974, réédition folio essais Gallimard, Paris, 2000, p 165.
(2) ATTALI J. Fraternités Une nouvelle utopie, Paris, Fayard, 1999. p 209-210
(3) SIEYÈS d'ailleurs ne manque pas de se référer à l'existence de ce sens quand il rappelle qu'" Une sorte d'esprit de confraternité ou de compérage fait que les nobles se préfèrent entre eux, et pour tout, au reste de la nation. " Qu'est-ce que le Tiers État ? Première publication : Janvier 1789, Collection Champs Flammarion, Préface de BREDIN J.D., Paris,1988, p.51