Catherine Podguszer_La haine dans la position depressive


psychanalyse In situ


La haine dans la position dépressive

catherine podguszer

 

Depuis son premier exposé sur la défense maniaque et dans ceux qui suivront, D.W. Winnicott n'a pas cessé de revenir sur la question de la Position dépressive élaborée par M. Klein dans sa Contribution. Dans son élaboration de la position dépressive, il en soulignera aussi les ratés et fera quelques pas suplementaires et décisifs. Il a aussi rédigé sur ce thème plus de 300 pages de Fragment d'une analyse, en soulignant que ce fragment est "donné à titre d'exemple de la position dépressive, telle qu'elle peut apparaître au cours d'une analyse".

Comme le soutient Jean-Pierre Lehmann dans La clinique analytique de Winnicott (1),"Il devait être personnellement concerné par ce qu'il avait développé tout au long de son œuvre". De 1935 dès sa première conférence sur La défense maniaque jusqu'à celle sur L'utilisation de l'objet (1968).

  • Quelques repères bibliographiques
    D.W. Winnicott élabore la position dépressive :

    -  1935 La défense maniaque (De la pédiatrie à la psychanalyse, éditions Payot, 1969)
    - 1948 Réparation en fonction de la défense maternelle (idem)
    - 1954 La position dépressive dans le développement affectif normal (idem)
    - 1958 La psychanalyse et le sentiment de culpabilité (idem)
    - 1960 Agressivité, culpabilité et réparation (Conversations ordinaires, Gallimard 1988)
    - 1963 Élaboration de la capacité de sollicitude et Valeur de la dépression (Processus de maturation de l'enfant. Développement affectif et environnement, Payot, 1970)
    - 1968 L'utilisation de l'objet et le mode de relation à l'objet au travers des identifications (Jeu et réalité, Gallimard 1971)

 

I. À l'origine de l'élaboration de la position dépressive chez Winnicott :
conférence de Mélanie Klein, "Contribution à l'étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs"1934 (2)

Dans sa contribution Mélanie Klein pose les premiers jalons de la position dépressive et de la défense maniaque. Le mot "position" est ici employé, et non phase ou mécanisme: "L'enfant commence à vivre sa relation d'objet à partir d'une position différente. Il passe de l'objet partiel à la relation à un objet complet". Elle souligne que cette nouvelle position "donne assise à la situation de la perte de l'objet, car la perte de l'objet ne peut pas être ressentie comme une perte totale avant que celui-ci ne soit aimé comme un objet total".

Dans les très grandes lignes (3), Mélanie Klein considérait l'état dépressif comme "le résultat d'un mélange d'angoisse paranoïde et de défenses liées à la perte imminente et totale de l'objet d'amour. Les bons et les mauvais objets devenant de plus en plus différenciés". La haine de l'enfant visait plutôt les mauvais, et l'amour et la réparation les bons. Elle affirmait, "tout accès de haine ou d'angoisse pouvait abolir pour un temps la différence entre les bons et les mauvais objets", en précisant que ce n'était "pas seulement la violence de l'incontrôlable haine du sujet qui mettait l'objet en péril [mais aussi] la violence de son amour". A ce stade, aimer un objet et le dévorer étaient donc inséparables: "Le petit enfant était torturé d'angoisse, croyant avoir mangé ou détruit sa mère lorsqu'elle disparaissait".

M. Klein passe ensuite en revu les mécanismes mis en jeu dans l'effort du petit enfant pour échapper à ces souffrances. En premier lieu, "le sentiment de toute-puissance qui est suivi de la négation de la réalité psychique et d'une bonne partie de la réalité extérieure. Ce sentiment de toute-puissance maniaque se caractérise par ses modes de maîtrise des objets afin de nier la terreur qu'ils inspirent[...]en permettant aussi la mise en oeuvre de mécanismes de réparation".

Dans sa conclusion M. Klein souligne l'"importance cruciale de ce passage de l'introjection d'objets partiels à celle d'objet complet". Elle affirme que le succès de ce passage dépendait "de la manière dont le moi avait pu traiter son sadisme et son angoisse"[...]"L'incapacité à maintenir l'identification avec de bons objets d'amour réels ou intériorisés pouvait aboutir à des troubles psychotiques tels que les états dépressifs, la manie ou la paranoïa".

 

Mélanie Klein:
Elle fait écho dans sa Contribution à ses expériences de pertes depuis son enfance: la mort de sa sœur Sidonie, le suicide de son frère Emmanuel, sa dépression après son mariage, l'amènent à commencer une analyse avec S. Ferenczi. La dépression après la mort de sa mère et son chagrin après la mort de son deuxième analyste, K. Abraham en 1934 (date de sa Contribution). Puis un autre événement l'attaque de plein fouet, le décès accidentel de son fils aîné. A cela s'ajoute la guerre que lui fait publiquement sa fille Mélitta. Sabine Parmentier
(4) pointe quelques-uns des dialogues imaginaires que M. Klein poursuivait avec sa fille dans sa Contribution. Elle souligne qu'elle avait probablement en vue "la haine destructrice dans l'enfant Mélitta". Cette haine faisait fantasmer à l'enfant une "mauvaise mère" (la mère réelle étant toujours hors de cause pour M. Klein). Ce sera là un des points de divergence entre elle et D. W. Winnicott dans son élaboration de la positoion dépressive.

D. W.Winnicott:
James Britton (5), le frère de Clare Winnicott (femme de Winnicott), reçut un jour un poème de D. W.Winnicott (alors âgé de 68 ans). Ce poème était accompagné de ces mots: "Est-ce que cela vous ennuie de voir ceci, cette blessure qui se fait jour en moi. Je pense qu'il y avait quelques épines qui ressortent d'une façon ou d'une autre. Cela ne m'est jamais arrivé auparavant et j'espère que cela ne se reproduira pas[...]".

Dans ce poème intitulé "L'arbre", on pouvait lire:

"Mère en dessous pleure,
pleure,
pleure.
Ainsi l'ai-je connue.
Autrefois, allongé sur ses genoux,
comme maintenant sur l'arbre mort,
j'ai appris à la faire sourire,
à endiguer ses larmes,
à réparer sa culpabilité,
à soigner sa mort intérieure.
La rendre vivante était ma vie.
"

Margaret Little a confirmé plus tard l'existence de ces accès de dépression et Winnicott, lui-même, n'a pas caché, dans ses notes autobiographiques (6) "que son père, trop occupé, l'a inconsciemment chargé de prendre soin de sa mère délaissée".

Brett Kahr note aussi, dans sa biographie sur Winnicott
(7) : "Lorsque Winnicott souligne dans son texte La réparation en fonction de la défense maternelle, que pour ces enfants, "la tâche est d'abord de s'occuper de l'humeur de la mère". Winnicott parlait de sa propre expérience et peut-être, qu'il s'était ultérieurement senti coupable de n'avoir réussi, ni à soigner sa mère, ni à la sauver en 1925 de l'affection cardio-pulmonaire qui l'a emportée prématurément".

Nous pouvons imaginer, avec Jean-Pierre Lehmann, que "Winnicott aurait cherché, durant ses deux analyses, à élaborer sa propre position dépressive. Il semble qu'il n'ait pu le faire dans son enfance car il a du se consacrer à la dépression maternelle. Il avait peut-être attendu de ses analystes un soutien qu'il n'aurait pas trouvé (9 ans avec J. Strachey et 5 ans avec Joan Rivière). Il aurait désiré faire sa seconde analyse avec Mélanie Klein, pour laquelle il avait une grande estime, mais elle s'était récusée, désirant qu'il analyse son propre fils (il n'a pu travailler directement avec elle que dans ses contrôles d'analyses).

 

II. Première conférence publique de D.W. Winnicott: La défense maniaque, 1935

Dans un premier temps les caractéristiques dégagés concernant la défense maniaque sont proches de celles de Mélanie Klein

- manipulation
- maîtrise de toute puissance
- dépréciation par le mépris

Pour M. Klein et pour D.W.Winnicott, la défense maniaque s'organise "en fonction des angoisses qui relèvent de la dépression. Cet état de dépression résultant de la coexistence de l'amour, de l'avidité et de la haine entre les objets intérieurs". Puis en se démarquant de M. Klein sur certains points, il va distinguer la notion de réalité intérieure à celle de fantasme. "La défense maniaque manifeste l'incapacité de donner une pleine signification à la réalité intérieure" […] "Le fantasme fait partie de l'effort accompli par l'individu pour affronter la réalité intérieure". Il ajoute ensuite que "l'activité fantasmatique - ou rêverie - est un moyen de manipuler, dans un contrôle omnipotent, la réalité extérieure et la réalité intérieure refusée" […] "Des attaques ont lieu à l'intérieur de l'enfant : des attaques contre les bons parents -ou les parents qui s'aiment (en étant heureux ensemble ils le frustrent), et des attaques contre les parents rendus méchants par la haine".

Il précise que "les fantasmes omnipotents ne sont pas tant la réalité intérieure à proprement parler qu'une défense contre son acceptation" […] "Le fantasme tout-puissant sert de refuge quelquefois pour fuir d'autres fantasmes et cela va jusqu'à la fuite vers la réalité extérieure".

Winnicott estime que l'on ne peut comparer -ou mettre en opposition- fantasme et réalité. Il donne comme exemple un livre d'aventure en soulignant que "dans son enfance, l'auteur se réfugiait dans la rêverie et qu'il a utilisé plus tard la réalité extérieure pour une même fuite". La vie de l'auteur est "basée sur le déni de sa réalité personnelle intérieure". Dans la deuxième partie de sa conférence il expose quatre extraits de cas en illustrant cette défense maniaque qui est pour lui un mécanisme couramment utilisé et que dans une cure, "l'analyste ne doit jamais le perdre de vue". Il conclut en donnant ses propres définitions de la défense maniaque et de la position dépressive : "L'expression défense maniaque se propose de couvrir la capacité dont dispose une personne pour dénier l'angoisse dépressive inhérente au développement affectif. Angoisse qui appartient à la capacité qu'elle a de ressentir de la culpabilité pour les expériences instinctuelles, et pour l'agressivité qui accompagne ces expériences instinctuelles dans le fantasme."

Trente cinq plus tard dans son texte (8), Rêver, fantasmer, vivre, Winnicott va apporter des précisions notables à propos de la question du fantasme:
- "Rêver va de paire avec la relation d'objet dans le monde réel, à l'opposé, fantasmer est un phénomène isolé qui ne participe ni au rêve ni à la réalité".
- "Les rêves et les sentiments peuvent être soumis au refoulement, la fantasmatisation est marquée par l'inaccessibilité".
- "Cette inaccessibilité est liée à la dissociation plutôt qu'au refoulement".
- "L'omnipotence est maintenue. Elle n'est pas la même que celle des premières expériences du moi non-moi qui relève de la dépendance", c'est à dire à une phase antérieure du développement affectif.
- "Les différences majeures [entre le rêve et le fantasme] dépendent de la présence ou de l'absence d'un état dissocié".

Il présente en illustration, le cas d'une femme d'âge mûr qui découvre au cours de son analyse, à quel point sa vie entière avait été perturbée par la fantasmatisation (ou rêve diurne). Il va démontrer comment il y a dans cette fantasmatisation une "fixité de toute satisfaction, ici et maintenant". En revanche, le rêve contient "des couches successives de significations reliées au passé, présent, au futur, au dedans au dehors et sont fondamentalement toujours en rapport avec l'individu".

 

II. Agressivité et pulsion d'amour primitive seront donc au centre de toute l'élaboration de la position dépressive de D.W.Winnicott

Dans La réparation en fonction de la dépression maternelle organisée contre la dépression(9), Winnicott  développera la question de la fausse réparation des enfants de mères dépressives. Il a remarqué très tôt la nécessité pour certains enfants de faire d'abord "face à l'humeur dépressive de la mère" (en relation sans doute avec les traces de sa propre enfance). Il souligne aussi une distinction majeure entre le "besoin de réparation lié à la position dépressive, et la fausse réparation qui n'est pas spécifiquement en rapport avec la propre culpabilité du sujet".

Cette fausse réparation se rattache, pour lui, "au sentiment inconscient de culpabilité de la mère, ou à son humeur dépressive." Son expérience de vingt-cinq années de pratique à Paddington Green lui a permis cette constatation: "L'enfant, en s'identifiant à sa mère dépressive se sert de la dépression de sa mère pour échapper à la sienne. L'enfant opère ainsi une fausse réparation en relation avec la mère. L'enfant étant resté dépendant de la mère ne réussit pas à établir sa propre identité. Il n'a pas atteint l'agressivité qui est du domaine de l'amour primitif et donc, pas encore atteint sa propre culpabilité". Il élargit ensuite le champ de l'environnement en parlant de la relation de l'individu au groupe dont il fait partie, adulte, et ajoute que cette relation "se calque souvent sur celle qu'il avait eue avec sa mère".

En 1969, dans un article pour l'International Journal of Psycho-analysis
(10), il précisera ces points concernant certaines cures:
"Tout ce qui est tenté dans une analyse pour reconstruire un self différent du faux self organisé autour de la dépression de la mère, n'amène pas le patient à une position nouvelle. Dans ce cas le sens de la guérison est accompli pour traiter la haine de la mère. Dans le transfert, l'analyste doit être dans la position de la mère quand ces problèmes sont prêts à être interprétés, par exemple, quand le patient ressent l'analyste comme lui étant hostile. Ou bien quand il utilise d'autres personnes de son environnement comme persécuteurs. Tant que l'intégration de la dépression de la mère n'est pas réalisée, ce qui pourra être dit de la position dépressive ne sera pas pertinent. Les analystes qui la chercheraient dans les cures le feraient en vain".

Pour Winnicott, et contrairement aux Kleiniens, la position dépressive ne pouvait s'établir "qu'à partir de 6 mois et non avant". Il soutient l'hypothèse "qu'en analyse on [peut découvrir] que cette position, c'est à dire le passage de la non-sollicitude (ou cruauté), au stade de la compassion (ou sollicitude) n'aie jamais eu lieu". Ce passage est pour lui "la réalisation de l'unité de l'être humain".

Faisant encore référence aux Kleiniens, Winnicott avançait l'idée que parler à ce stade de haine était une erreur. La haine était pour lui un sentiment déjà élaboré. La distinction n'avait pas été faite jusque là entre "l'agressivité incluse dans l'amour primitif et l'agressivité réactionnelle née de la frustration"(ou haine). "Nous ne parviendrons nulle part en étudiant l'agressivité si, dans notre esprit nous la lions irrévocablement à la jalousie, l'envie, la colère, provenant de la frustration à l'œuvre dans les pulsions que nous nommons sadiques. Beaucoup plus près de l'essentiel est le concept d'agressivité faisant partie de l'exercice qui peut aboutir à la découverte des objets qui sont extérieurs". Cet énoncé contenait une critique implicite des positions Kleiniennes. Il en sera encore question un peu plus loin.

 

III. Développement de la "capacité de sollicitude" (1950-1955)


Entre 1950 et 1955 Winnicott fait 3 communications réunies sous le titre commun de "L'agressivité et ses rapports avec le développement affectif".
(11)
En 1954-1955 son texte le plus long : "La position dépressive dans le développement affectif normal"
(12), peu après "La psychanalyse et le sentiment de culpabilité" et en 1962 une conférence aux Etats-Unis sur l' "Elaboration de la capacité de sollicitude" (13).
Dans sa conférence sur "La position dépressive", Winnicott va l'appeler Stade de la sollicitude, expression plus adaptée selon lui que Position dépressive sans qu'elle recouvre pour autant tout le processus de ce passage du développement affectif.

Winnicott soutient que "l'enfant est dupé par la nourriture. La tension instinctuelle disparaît, mais il se trouve à la fois satisfait et trompé. "On suppose trop facilement, ajoute-il "que la satisfaction ou le sommeil suivent les repas mais, quand dans la tétée il n'y a pas eu assez d'érotisme musculaire ou de pulsion primitive, il reste de l'agressivité non déchargée ou bien un sentiment de fiasco. C'est souvent le chagrin qui suit cette duperie. Une source d'enthousiasme à l'égard de la vie a brusquement disparu et le petit enfant ne sait pas quand elle reviendra. La situation se répète et la mère, en maintenant (holding) la situation, permet à l'enfant de réaliser qu'elle a survécu. "[…]"Le bébé imagine manger l'objet-mère et il veut prendre possession de son contenu. Il éprouve ainsi l'angoisse d'avoir perdu celle qu'il a dévorée."

L'expérience instinctuelle, selon Winnicott, induit chez l'enfant deux types d'angoisses:
- l'angoisse vis à vis de l'objet d'amour instinctuel (la mère n'est pas la même avant qu'après).
- l'angoisse qui touche l'intérieur de l'enfant. Il ne se sent plus le même qu'avant. (c'est comparable chez l'adulte après une expérience sexuelle).

"Dans la tétée l'enfant absorbe quelque chose, qui est senti comme bon ou mauvais, suivant la phase calme ou excitée. Une certaine colère due à la frustration fait partie du repas, même satisfaisant. L'enfant repu redoute le trou imaginé dans le corps de la mère. Il se débat entre ce qui est senti comme bon (ce qui le soutient) et ce qui est senti comme mauvais (ce qui le persécute) Il en résulte un état très complexe à l'intérieur de l'enfant. Les éléments de soutien et de persécution établissent une inter-relation jusqu'à ce qu'un équilibre soit atteint. L'enfant retient ou élimine selon son besoin intérieur. Avec l'élimination, l'enfant regagne un certain contrôle, puisque l'élimination met en jeu des fonctions corporelles. Dans le processus physique de la digestion, ce qui est inutile est éliminé. Dans le processus imaginatif l'élimination a un potentiel bon et un potentiel mauvais. La digestion physique s'effectue tandis qu'une élaboration correspondante a lieu dans la psyché. L'enfant attend son issue, soumis passivement à ce qui se passe à l'intérieur".
"S'opère maintenant pour le bébé une fusion entre les deux mères. Entre la mère-environnement et la mère-objet". Ce qui importe souligne Winnicott, "c'est que la mère continue à être vivante et disponible. A la fois comme objet qui a survécu aux attaques de destruction et comme mère-environnement bien présente pour recevoir les gestes spontanés du bébé et en être heureuse".

"La mère est ainsi amenée à prendre le bon et le mauvais. Voici le premier don". Sans ce don, nous dit Winnicott "on ne sait ce qu'est recevoir authentiquement"[…]"La mère qui reconnaît un geste de don, est en mesure de faire quelque chose à propos de ce vide, ce trou creusé en imagination dans le moment primitif instinctuel".
"Le geste du don peut parvenir jusqu'au trou (ou vide) si la mère joue son rôle. C'est à dire si elle maintient la situation dans le temps. Dans ce cas l'enfant tolère peu à peu le trou, ou la conséquence de l'amour instinctuel".
"La possibilité de donner, de réparer transforme l'angoisse en sentiment de culpabilité", pour Winnicott c'est "la seule culpabilité authentique. Cette culpabilité naît de la réunion des deux mères, de l'amour calme et de l'amour excité, de l'amour et de la haine. Ce sentiment devient une source normale et saine d'activité dans les relations. Une source de puissance, de contribution sociale et aussi de réalisation artistique. Chez l'enfant normal, précise Winnicott, "le sentiment de culpabilité découle d'une source personnelle. Il est inutile de lui enseigner le sentiment de culpabilité ou de sollicitude".
Il ajoute qu'"en analyse, lorsque le patient parvient à la position dépressive dans le transfert, nous voyons une expression d'amour suivie d'angoisse concernant l'analyste et aussi des craintes hypocondriaques. Ou bien, nous voyons une libération de l'instinct et un enrichissement de la personnalité. La mère suffisamment bonne (ou l'analyste) devient alors une partie du self. Elle est assimilée au moi et l'individu acquiert ainsi un milieu interne.

Il repère alors 3 situations :

1. lorsqu'un environnement favorable est découvert par le bébé.
2. lorsque l'environnement est envahissant pour le bébé, ce qui provoque en lui un retrait.
3. lorsque l'envahissement est tel que le bébé n'a plus de lieu de repos: "Le développement se fait alors comme une extension de l'écorce. Le noyau du self est dissimulé. Le faux self prend toute la place. En analyse le patient se plaint d'un sentiment de futilité".
Il ajoute que le maximum de motricité "peut entrer dans les expériences pulsionnelles lorsque la mère va à la rencontre des besoins du moi du bébé. Ce qui donne une union du potentiel de motricité avec le potentiel érotique". Dans les deux autres cas "le potentiel de motricité est utilisé par le bébé pour s'opposer aux envahissements de l'environnement. Et à l'usage, cela peut créer un besoin de ces envahissements pour mettre en jeu le potentiel moteur. Il y a là un risque pour l'individu de ne pas s'affranchir de cette dépendance. Des tendances sadiques peuvent se retourner en masochisme quand l'union du potentiel de motricité et du potentiel érotique ne se crée pas".

Winnicott a toujours refusé à appeler pulsion de mort-pulsion de vie (en référence à S. Freud, voir Au-delà du principe de plaisir), ce qu'il nomme lui: union, fusion des pulsions ou intrication pulsionnelles. Cette union se produit précocement "à l'époque de l'amour cruel, mais se stabilise seulement au cours de l'élaboration de la position dépressive. Le bébé peut alors faire l'expérience que l'objet de son amour n'est pas détruit par la force destructive".

"Quand l'environnement est pathologique, les pulsions destructives et les pulsions érotiques restent séparées. L'agressivité sera alors défensivement inhibée entraînant une limitation de la créativité et un appauvrissement de la vie sexuelle. Quand la défaillance maternelle a fait obstacle au nouage pulsionnel, l'analyste devra relayer la mère. Il devra supporter les pulsions destructives, leur survivre, et accueillir les gestes réparateurs de l'analysant".

"La reconnaissance de sa destruction et son acceptation par le patient ne sont possibles qu'après un long travail lui permettant d'accéder à la régression à la dépendance. Cette reconnaissance et son acceptation ne peuvent se faire que lorsque l'analyste arrive à les nommer dans une interprétation". Mais pour être entendu par le patient, l'analyste doit en même temps l'accueillir, l'accepter et en reconnaître lui-même la valeur. Le moment opportun (et délicat) pour cette interprétation est "le moment où l'analyste perçoit chez le patient, d'une part la pulsion de destruction et conjointement une activité réparatrice. A ce moment-là seulement le patient pourra accepter l'une avec l'autre".
Winnicott soulignait l'importance de " cette corrélation dans le fait que les êtres humains ont des difficultés à accepter l'intention destructrice dans leur amour primitif. Cette idée n'est supportable qu'avec des signes évidents d'intentions constructives".

IV. Les objections de D. W. Winnicott face à la théorie kleinienne

Jean-Pierre Lehmann
(14) cite les objections que Winnicott soulève à l'encontre de la théorie Kleinienne à travers différents textes non publiés. J'en soulignerais quelques points.
Ces divergences entre M. Klein et D. W. Winnicott vont apparaître au grand jour lorsqu'elle fait, en 1955, son exposé sur "Envie et gratitude"
(15). Pour Winnicott l'envie était bien sûr à l'œuvre dans les analyses, mais il était en désaccord avec elle lorsqu'elle affirmait que "l'envie est une manifestation sadique-orale et sadique-anale des pulsions destructives qui interviennent dès le commencement de la vie". L'envie avait pour elle "une base constitutionnelle". Pour Winnicott "l'introduction du terme envie affaiblissait le concept de sadisme oral", car ce concept n'était valable qu'en associant le concept biologique de la faim au concept des pulsions destructrices (provenant des sources primitives) dirigées vers les relations objectales (la mère, le père, l'environnement).

M.Klein n'exploitait que le facteur héréditaire "en faisant une description du développement du nourrisson sans référence à l'environnement. Sa tentative d'exposer ainsi l'histoire précoce de l'agressivité était selon lui "vouée à l'échec car elle ne s'était pas attachée à l'effet du maternage". Il soutenait que le bébé "devient capable d'une expérience sadique-orale quand il éprouve un amour primitif dans lequel les pulsions motrices s'unissent aux satisfactions érogènes. Il peut ainsi se développer un système disponible pour la projection. Une mère suffisamment bonne va à la rencontre de cette projection", et dans cette situation pas de "place pour l'envie". Il précise aussi que dans le cas d'un maternage instable, le bébé "qui a la notion d'un bon sein mais ne l'obtient pas, peut dans ce cas, envier le bon sein qui lui apparaît alors comme un persécuteur. En ces circonstances, l'agressivité qui apparaît-là "contre le bon objet est réactionnelle".


V. Winnicott va faire un pas de plus dans le passage de la capacité de sollicitude vers l'utilisation de l'objet

Dans son texte: "L'utilisation de l'objet et le mode de relation à l'objet au travers des identifications." (16), il ne va plus maintenant utiliser l'expression position dépressive de M. Klein.

Pour illustrer cet autre passage (de la sollicitude à l'utilisation à l'objet) Winnicott propose une double image du bébé au sein :

1) le bébé qui "se nourrit de soi puisque le bébé et le sein ne sont pas encore des phénomènes séparés".
2) le bébé qui se nourrit à une source autre-que-moi. "Certaines mères peuvent, d'autres ne peuvent pas faire passer le bébé de la simple relation à l'utilisation". Winnicott avance que "pour utiliser un objet, le sujet doit avoir développé une capacité d'utiliser les objets, en précisant que "le développement de cette capacité ne peut se faire sans un environnement le facilitant".

Il avait parlé jusque là de l'importance de la survie de l'objet attaqué. En parlant de la sollicitude il était resté assez proche de M. Klein qui soutenait que "par la réparation, le bébé restaurait l'objet détruit", l'objet demeurant toujours pour elle " un faisceau de projections". Si l'objet, pour Winnicott, doit être utilisé, il doit être réel pour faire partie de la réalité partagée. Il n'est plus simplement alors un "faisceau de projections". C'est ce qui contribue pour lui, à créer la différence "entre le mode de relation et l'utilisation de l'objet".

Winnicott continuait lui aussi à accorder une grande importance à la sollicitude comme source du sentiment de culpabilité mais il ne lui accordait plus aucun rôle dans la survie de l'objet. "L'objet n'était plus reconstitué par la réparation du sujet qui l'avait détruit, mais il était au contraire constitué par sa propre survie. C'est l'objet n'arrivant pas à survivre qui est du côté de la destruction effective", en précisant que le mot destruction était nécessaire, "non en raison de l'impulsion destructive du bébé, mais de la propension de l'objet à ne pas survivre".

Pour le patient en analyse, le développement de sa capacité à agresser l'objet-mère-analyste, et l'aptitude de l'analyste à accueillir ces attaques, constituait dorénavant pour Winnicott l'essentiel de ce qui permettait l'élaboration de la position dépressive. Cela donnait l'accès au sujet, à une vie réelle, et en contact avec des objets réels. " Ces objets pouvant être détruits ou aimés. Détruits parce qu'aimés et aimés parce que destructibles, sans être réellement détruits"
(17). Pour le sujet, le plus difficile à réparer de toutes les failles de la prime enfance est d'arriver à "mettre l'objet hors de son contrôle omnipotent. Lorsqu'il y parvient, l'objet devient un phénomène extérieur et non plus une entité projective. C'est une entrée dans le monde de la réalité, partagée, avec d'autres sujets réels. Pour arriver à cette étape le sujet doit accepter la destruction à l'œuvre dans son fantasme inconscient ".
Winnicott ajoute que "si ce passage se fait en cours d'analyse, c'est à l'analyste de survivre aux attaques du patient. Sans cette expérience de la destruction maximale, le sujet ne place jamais l'analyste en dehors. Il ne fait alors qu'une sorte d'auto-analyse, en utilisant l'analyste comme une partie du self, comme le bébé qui se nourrit de lui-même". Ce n'est pas l'impulsion destructive qui est la cause de la destruction, "mais l'objet lui-même dans son incapacité à survivre"[…]"dans ce contexte survivre signifie, ne pas appliquer de représailles".

Il y avait dans sa thèse une nouvelle formulation des racines de l'agressivité vis à vis de la théorie orthodoxe, dans laquelle "l'agressivité est réactionnelle à la rencontre avec le principe de réalité". Pour lui, c'est la "pulsion destructrice qui crée la qualité d'extériorité". Pas de sensations d'extérieur sans pulsions destructrices.
Pour Winnicott, utiliser n'est pas exploiter : "En tant qu'analyste nous savons ce que c'est d'être utilisés. Cela signifie que nous pouvons envisager la fin d'un traitement". Si certains patients peuvent utiliser [des objets ou] l'analyste, tout comme ils ont utilisé leurs parents leurs frères leurs sœurs etc., "beaucoup d'autres patients [ont] besoin que leur analyste soit apte à leur donner la capacité de l'utiliser. Pour aller à la rencontre de leurs besoins, il était donc nécessaire à l'analyste d'être au fait de la survivance à la destructivité, sinon cela se traduisait par des analyses interminables".

Jean-Pierre Lehmann cite à ce propos, une illustration clinique de Winnicott: 

C'est un homme d'une cinquantaine d'années qui, pour sa tranquillité, protégeait toujours sa mère. Il n'avait pas encore conscience que sa mère pouvait survivre à l'un de ses actes impulsifs. Elle était un personnage fort alors que son père était plutôt faible. Il avait manqué d'un père fort, qui lui fasse obstacle. Aussi avait-t-il précocement auto-contrôlé ses impulsions et était devenu totalement inhibé, dépourvu de toute agressivité, laissant  en friche ses riches potentialités de créativité.



A travers son l'élaboration de la position dépressive, Winnicott fait référence à la position de l'analyste qui accompagne un patient ayant subi dans sa prime enfance des défaillances de maternage. 
"Dans ce type d'analyse, l'analyste est amené à survivre aux attaques agressives et à se laisser utiliser pour que le patient puisse retrouver pleinement la spontanéité de son agressivité créatrice première, et la pleine liberté d'aimer et de haïr"
(18).

Par son cheminement, D. W. Winnicott nous amène à mieux dégager aussi la question de la haine de celle de l'agressivité dans le développement affectif et, à en concevoir son antidote avec l'utilisation de l'objet.

 



catherine podguszer
intervention pour le groupe de travail
"Des racines de l'agressivité à la haine"
novembre 2004

 

notes

1) Jean-Pierre Lehmann, La clinique analytique de Winnicott, Erès, 2003

2) Mélanie Klein, "Contribution à l'étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs", Essais de psychanalyse, Payot, 1968

3) Je vais plutôt orienter ce travail autour de l'élaboration de la position dépressive dans la théorie winnicotienne qui va suivre

4) Sabine Parmentier,"Généalogie de la position dépressive chez Mélanie Klein", Figure de la psychanalyse n°4 Toulouse, Erès, 2001

5) (C'est une confidence de James Britton à Adam Phillips) in La clinique analytique de Winnicott, op. cit.p.15.

6) ibid.

7) Brett Kahr, A biographical portrait, Kanac book, 1996

8) D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1971

9) D.W. Winnicott, "La réparation en fonction de la dépression maternelle organisée contre la dépression", 1948; De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969.pp.83 à 90

10) La clinique analytique de Winnicott, op. cit. p.221

11) D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, op. cit. pp. 150 à 169

12) D.W. Winnicott, op. cit. pp. 231 à 250

13) D.W. Winnicott, Processus de maturation chez l'enfant, Payot, 1972

14) Jean-Pierre Lehmann, op.cit.

15) M. Klein, Envie et gratitude, Gallimard, 1968

16) "L'utilisation de l'objet et le mode de relation à l'objet au travers des identifications", Jeu et Réalité, nrf, Gallimard, 1971

17) La clinique analytique de Winnicott, op.cit., p.238

18) ibid. p.242

 

 


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