psychanalyse In situ


Pouvons-nous être autre chose que des exilés ?

Daniel Lemler

 


L'exil, destin de l'humain

Le 5 juin 1998, en gare de Kehl, j'ai eu l'insigne honneur et l'émotion de participer à l'inauguration d'une plaque qui commémorait la traversée de la frontière de Freud partant en exil.
Le hasard, mais nous savons ce que la psychanalyse nous enseigne du hasard, le hasard donc veut que je fasse partie de ceux qui fréquentent assidûment l'œuvre de Freud. Ce qui vous explique à quel point je peux être sensible au fait de participer activement à une telle commémoration.
Poser une plaque commémorative concernant Freud, m'a rappelé un de ces rêves de jeunesse, doit-on dire l'un de ses fantasmes, exprimé il y a plus d'un siècle, à son ami W. Fliess :
" Glaubst du eigentlich, dass an dem Hause dereinst auf einer Marmortafel zu lesen wird ? :
`Hier enthüllte sich am 24 Juli 1895 dem
Dr. Sigm. Freud
das Geheimnis des Traumes`
C'est dans cette maison que le 24 juillet 1895 le mystère du rêve fut révélé au Dr Sigmund Freud ".

Différents panneaux balisent l'itinéraire de l'inventeur de la psychanalyse. Un autre me semble mériter d'être cité aujourd'hui, du fait de son caractère inaugural. Il apparaît dans le récit d'un rêve, dont nous pouvons lire deux versions différentes, l'une dans une lettre du 2 novembre 1896 adressée à W. Fliess, l'autre dans les procédés de figuration du rêve die Darstellungsmittel des Traums, du chapitre sur le travail du rêve die Traumarbeit de la Traumdeutung. Je me contenterais de citer ici un extrait du second.
" La nuit qui précéda l'enterrement de mon père, je vis en rêve un placard imprimé, une sorte d'affiche, quelque chose comme le " défense de fumer " des salles d'attente des gares [nous y voici]. On y lisait :
on est prié de fermer les yeux
ou
on est prié de fermer un œil
Ce rêve est inaugural de ce que Freud a lui-même qualifié de son auto-analyse, sa Selbstanalyse. Il y lit un des éléments fondamentaux de son élaboration théorique, son ambivalence à l'égard du père, ambivalence qui s'exprime dans le texte du rêve, comme dans son récit. Il y est autant fait appel à la complicité qu'à l'indulgence.
Puisque nous sommes dans une gare, une autre piste s'ouvrirait pour nous, celle de sa phobie des trains, mais je me contenterais de la citer.
Si nous repensons à la première lettre que je vous ai cité, l'on peut dire que celui qui a découvert le rêve, mais aussi le fantasme, et leurs interprétations, fait partie de ces gens qui en ont vu beaucoup se réaliser.
Seul peut-être le genre d'événement que nous commémorons aujourd'hui a pu dépasser ses rêves les plus fous. Car même si Freud n'était pas sans savoir quelque chose des catastrophes qui se préparaient à fondre sur le monde civilisé, il ne s'était pas préparé à les subir aussi douloureusement lui-même.
Le destin en a décidé autrement. Et nous nous trouvons, pourrait-on dire, aujourd'hui à mi-chemin des deux lieux freudiens par excellence, des deux lieux de sa praxis, qui sont devenus deux musées, celui de Vienne et celui de Londres.
A mi-chemin de ces deux " lieux de mémoire ", une plaque va venir commémorer le passage d'une frontière, qui signifiait l'exil.
Cette plaque vient ainsi symboliser deux choses : un univers morcelé par des frontières, ce que la communauté européenne s'efforce de subvertir aujourd'hui, et la dimension de l'exil.
C'est à propos de cette dernière que je voudrais dire encore quelques mots.
La question de l'exil signe le rapport de l'homme à la terre, mais elle signe aussi le rapport de l'homme à l'origine.
Il semble bien que beaucoup de conflits d'intérêts qui ont poussé les hommes à faire la guerre, comme l'exprime Freud dans sa lettre à Einstein, Warum Krieg, soient liés au fait que les hommes liaient leur origine à la terre, que les hommes inscrivaient leur identité dans leur lien à une terre.
Or, Freud nous a enseigné, et c'est là un de ses enseignements majeurs, que le destin de l'homme est de vivre en exil de son origine. C'est ce qui s'exprime dans le procès de sa théorisation par tous les Ur…, qui sont tous mythiques, que ce soit Urverdrängung, Uridentifizierung, Urvater… Ils ont tous la même particularité, ils nous sont inaccessibles.
L'homme est condamné à vivre en exil des signifiants du désir qui l'ont constitué.
Ainsi, devrait-il se laisser enseigner par les religions du livre qui ont proposé une alternative à l'identité par la terre.
Le pas de civilisation qu'elle nous propose, c'est une identité par le texte. Et c'est cet enseignement que véhicule la pensée freudienne en nous ayant initié au texte de l'inconscient.

Sur le chemin de l'exil : la singularité

Dans ce cheminement se pose la question : comment le sujet peut-il alors advenir à la singularité ?
En tout premier lieu, par transgression des énoncés qui le parlent et le prédestinent. Cette transgression revient à les entendre comme une parole soumise à l'interprétation, ou plus exactement comme le texte dans lequel le sujet est inscrit, texte ouvert à la pluralité des interprétations. De cette pluralité, procèderont l'existence et la singularité. Sinon, nous serions dans l'oracle, soumis à la dimension suggestive de la parole, ou au versant surmoïque du symbolique, la loi pure et dure.
C'est à cet endroit qu'agit la loi d'interdiction de l'inceste, en tant qu'elle interdit au sujet le retour à l'origine. Elle situe cette origine dans un lieu mythique à jamais inaccessible. Le sujet est donc à jamais en exil de cette origine. Ainsi, la seule position subjective tenable est celle de l'exil.
C'est de l'exil que fait retour pour le sujet le statut de la différence. A ne pas reconnaître ce statut, l'imaginaire, tant singulier que collectif, exclut et rejette celui qui paraît incarner cette différence, le juif, en tant donc que signifiant incarné, mais aussi en tant que figure emblématique, personnifiant l'exil. Ainsi est mis en évidence un des moteurs de l'antisémitisme. Le rejet, l'exclusion du juif, en tant qu'il personnifie la dimension de l'exil.
Ce cheminement se heurte à une difficulté en nous confrontant au spectre de l'Unerkannt, de l'inconnu, producteur d'une angoisse, qui vient signifier pourtant l'expression de notre désir.

 

Des impossibles retrouvailles à une privation

Une loi, l'interdit de l'inceste, à l'origine de la parole elle-même, ouvre le langage à la pluralité des interprétations. Elle se heurte à la difficulté du sujet à un renoncement. L'humain n'arrive pas à accepter les impossibles retrouvailles avec le Ding, la Chose freudienne, ce lieu de la première satisfaction réelle, ce lieu mythique de la jouissance pulsionnelle accomplie.
Dès lors, toute promesse de telles retrouvailles peut exercer chez l'humain une réelle fascination. Et c'est ici que s'appuie la facilité avec laquelle le sujet peut succomber au discours dominant, à l'idéologie et surtout à toutes les formes de totalitarisme. Le problème est que ce mouvement n'est pas sans conséquences. Il provoque la réemergence d'une figure archaïque, le Urvater, père originaire non symbolisé, figure dévorante, qui est une des facettes de la barbarie. On revient de cette manière à un temps anté-abrahamique, dont l'une des manifestations est la pulsion génocidaire. Dans le génocide, ce sont à nouveau des fils qui sont sacrifiés, des lignées, dans un idéal de pureté, de totalité par abolition de la différence. Si on se rappelle que la différence par essence, c'est le signifiant, on peut mesurer qu'une telle régression ne laisse pas la parole indemne. Elle ne peut se fonder que sur un texte figé, inapte à produire des significations nouvelles, mais ayant au contraire la potentialité de produire des énoncés au pouvoir de slogans.
Dans cette optique de visée de retrouvailles du sujet avec un tout, un ersatz de la chose, est mis en évidence le rapport du totalitarisme avec une dimension mystique, une fusion du sujet dans un tout originaire.
Un autre élément à verser à ce dossier, l'impossible retour à l'origine, les impossibles retrouvailles avec la Chose, induisent et précisent le manque, moteur du désir humain. Or il semble que quelque chose a changé, dans l'histoire humaine cette dimension du manque, support de la dette symbolique. Il semble que le passage de la Weltanschauung religieuse à la Weltanschauung scientifique ait transformé ce manque en privation. En effet, la Weltanschauung religieuse était véhiculée par un discours articulé autour d'un Dieu, comme absent, faisant trou dans l'espace du discours humain.
Le passage à la Weltanschauung scientifique va provoquer un gommage de ce trou, Dieu comme absent étant remplacé par la Science comme Savoir, savoir sur le réel, non troué.

Cela peut se repérer de différentes manières dans la clinique au quotidien. Par exemple, dans le cas des PMA, on peut remarquer que souvent le désir d'enfant a cédé la place à une revendication. Un enfant n'est plus désirer, mais il est dû. Dans le champ de la médecine, il y a de nombreux exemples qui vont dans ce sens : la guérison, l'antalgie, le remplacement des organes, peut-être bientôt l'éternité.

Du juif à l'hébreu : introduction à la question du nationalisme

Les réflexions qui suivent m'ont été inspirées par la guerre du Golfe, mais elles ont gardé, à mon sens, leur pertinence.
Vous vous en souvenez, ce fut une période autant trouble que troublante. L'actualité nous montre malheureusement tous les jours qu'on arrive encore à faire pire.
Nous allons partir, là encore, d'une hypothèse qui semblait coller avec ce qu'on entendait, avec ce que l'information véhiculait et avec un certain nombre de rumeurs, à savoir que ce qui était en jeu dans la guerre du Golfe, c'était l'État d'Israël.
Il y avait deux hypothèses possibles sur le plan politique. Ou bien c'était devenu un but du fait de l'évolution de l'équilibre stratégique et de l'équilibre politique, ou bien ça avait toujours été le but visé. Si tel est le cas, cela apparaît comme une conséquence, prévisible ou non, de l'existence-même de cet État d'Israël et donc de sa création. Autrement dit, ces événements sont des effets de retour d'un certain nombre d'actes, d'acting, de passages à l'acte, qui remontent déjà à quelques décennies.
Si c'est une conséquence de la création de l'État d'Israël, c'est également une conséquence de la Shoa. Puisque si État d'Israël il y a eu, ce fut un effet de la Shoa.
En effet, comment la question de la création de l'État d'Israël s'est-elle posée ? Une partie des Juifs sortis des camps de concentration et des camps d'extermination ont soutenu, au regard du monde, qu'ils ne pouvaient plus rentrer dans leur pays d'origine, leurs patries, parce que ces pays ne représentaient plus pour eux un foyer. Ils avaient été dénoncés, vendus par leurs voisins, parfois arrêtés par la police de leur propre pays et ils ne pouvaient donc plus le reconnaître comme le leur. Or le fait est qu'on ne connaît pas de pays, d'État ou de gouvernement qui ait amené dénégation à ce discours. Personne n'a dit "mais si, vous êtes ici chez vous". Au contraire, la réponse a été le vote des Nations-Unies. "Vous n'avez pas de foyer, il faut vous en trouver un". Ce vote a donc permis, en 1948, la création de l'État d'Israël dont on peut remarquer qu'il représente sur le plan politique, la création au Moyen-Orient d'une enclave occidentale, quoiqu'américanisée, et le déplacement vers ce même Moyen-Orient de la question Juive. Cette situation était dès le départ impossible ce que le Jihad prononcé par le Mufti de Jérusalem a démontré immédiatement.
Une question va nous permettre de situer le problème: sur quelle base, la revendication de l'État d'Israël s'est-elle appuyée ? Elle s'est, comme vous le savez, appuyée sur un texte : la bible. La bible est apparue comme le texte historique qui permettait de justifier la propriété de la terre. Au moment où les Juifs se sont sentis sans foyer, ils ont massivement adhéré à la thèse de Théodore Herzl, ne se reconnaissant que d'une terre, la terre d'Israël. Or, si la Bible, texte symbolique, sert à authentifier une propriété, ce texte devient un texte juridique, un acte notarial. Et c'est cette dimension du texte qui fut avalisée par le vote des Nations-Unies.
La transformation du texte sacré en acte notarial n'est pas sans conséquences. Car ce n'est pas la particularité d'un texte juridique que d'être ouvert à l'interprétation. Il fait loi (avec un petit l) et ne possède qu'un unique sens. Le texte, par ce mouvement qui le transforme en texte juridique, en texte de loi, va se figer dans ce sens unique et va perdre ses potentialités métaphoriques. Il ne peut, à la fois, être texte juridique et être le texte de la métaphore par excellence.

 

Exil versus nationalisme

Une autre conséquence de la création de l'État d'Israël, qui n'est pas sans lien avec la précédente, c'est qu'il y a abolition de la dimension de l'exil. A partir du moment où le peuple juif acquiert une terre, il devient une nation comme les autres. Et son Dieu, un Dieu national. Un Dieu national, c'est à dire un Dieu attaché à une terre donnée. Vous savez que dans la Bible si Yahvé apparaît unique et, comme je l'ai précédemment défini, transcendant, place est laissée, malgré tout, aux autres Dieux. Ils sont présents dans le texte comme étant les dieux des 70 nations reconnues à l'époque biblique. Ils sont des dieux nationaux, des dieux liés à une terre. Ainsi, au moment du Nouvel An juif, au moment où chaque juif doit rendre compte de ses actions pour être inscrit dans le Livre de la Vie, chaque Dieu de chaque nation vient, parallèlement, rendre compte pour sa nation. Yahvé, sans être le seul Dieu, était bien le Dieu unique. A partir du moment où ce dieu, Yahvé, est rivé à la terre, cette construction-là ne tient plus. Il n'y a plus d'extériorité. En d'autres termes, il n'y a plus de trou. Ce qui se passe, ce qui s'est joué, j'insiste, sur le plan symbolique, sur le plan d'une interprétation possible, ce qui s'est passé avec la création de l'État d'Israël, c'est que le peuple juif, en devenant peuple d'Israël a perdu cette dimension d'être le peuple du Livre et de l'exil. Parce que ce qui s'est joué, ce qui était en jeu, au moment où ils ont reçu les tables de la Loi, c'est que l'identité du juif, de ce juif que je situe comme un signifiant du langage, l'identité du juif, c'était le rapport au texte. Pas le rapport à la terre, mais le rapport au texte. C'est cette dimension-là qui ouvre à la métaphore. A partir du moment où il acquiert la terre, son identité se modifie. Il devient, et ça on peut le constater, en écoutant juste la radio, la télé, le journal, un peuple au sens politique du terme, avec une exigence de devoir défendre, je dirais à la vie comme à la mort, sa terre. On voit vraiment que toute la dimension de l'exil est effacée. Ce qui me fait dire que ce peuple n'est plus le peuple juif au sens où je l'ai défini. Mais c'est le peuple hébreu. Ce peuple de guerriers qui défend sa terre, c'est ce qui est défini dans la Bible comme les Hébreux. Et l'interprétation que je propose par rapport à çà, c'est que la Shoa à ce titre-là pourrait être considérée comme l'envers de la sortie d'Egypte. Les Juifs ont été exterminés en tant que Juifs. Dans l'idée d'utiliser les gaz pour leur donner la mort, il y avait sans doute le désir d'exterminer l'essence juive et pas seulement le corps. Et ceux qui sont sortis ce sont des Hébreux. On en arrive à se demander si Hitler n'a pas réussi à exterminer le peuple juif.
L'histoire du Carmel d'Auschwitz constituerait d'ailleurs un autre repère plus récent de cette question. Que se passe-t-il autour du Carmel d'Auschwitz, si ce n'est un combat pour une terre désignée en quelque sorte comme terre d'origine.
Un autre effet du "figement" de ce texte, qui était le plus ouvert à la métaphore, serait ce qui fait retour sous la forme de l'intégrisme religieux. Là où le texte avait des portées métaphoriques, le fait qu'il se soit figé dans sa lecture lui redonne une dimension idolâtrique.
Ce développement nous montre la dérive à laquelle conduisent toutes les recherches identitaires qui s'appuient sur une reconnaissance du sol, et qui désigne l'étranger au sol comme exclu.

 

Exil/exclusion/étranger, une confusion

L'exil est le destin de l'humain, car il n'y a pas d'autre position viable pour le sujet, que celle de l'exil.
Le sort réservé aux étrangers dans la plupart des nations civilisées aujourd'hui ne doit pas être confondu avec la question de l'exil. Il n'en est que l'un des symptômes, celui du refus de la différence, tel qu'il se manifeste comme mise en place du tiers exclus.
La judéité, comme effet de l'exil, en est aussi le mythe. Il a fallu que les hébreux aient une terre pour en être exilés.
Ainsi, le nationalisme, revendication d'une identité par la terre, peut être envisagé comme une résistance, une défense contre ce fait que nous sommes toujours quelque part étranger, de passage. La position de l'exilé est la seule tenable pour soutenir le procès de la subjectivation.
L'identité par le texte est un des enseignements de la judéité. Une de ses expressions contemporaines serait ce que la psychanalyse, à partir de Freud relu par Lacan, propose comme lecture du texte de l'analysant. Autrement dit, l'identité serait la reconnaissance du procès de sa propre subjectivation, de sa position de sujet désirant, en exil des signifiants du désir qui nous a constitué.

 

Daniel Lemrer
novembre 2001

 

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