psychanalyse In situ


L'exil-Des exils

 

Suis-je bien placée pour parler de ce livre sur l'exil, moi qui suis ici la représentante franco-française, issue de deux lignées qui n'ont jamais connu la violence des exils politiques ou économiques. Heureusement, je pense avoir connu dans ma trajectoire propre ce qu'il faut de ruptures impossibles et d'errance à la recherche de soi pour me sentir tout à fait réceptive à ce que véhicule cet ouvrage.

C'est de sa double expérience d'exilée et de psychanalyste que Berta Roth se penche sur les violences et les douleurs de l'exil. Fille elle-même d'exilés, et revenue de par son propre exil dans cette Europe dont ses parents avaient été chassés par le nazisme; elle interroge cet étrange et douloureux déplacement de soi qu'impose l'exil et comment ces déplacements dans l'espace et dans le temps s'inscrivent dans les destins individuels, en particulier, comme c'est souvent le cas quand la violence et la haine ont été démesurée, si la mémoire est occultée par le silence.

L'expérience de l'exil, surtout si la fuite se fait sous la menace du tyran, l'empire de la haine, et s'accompagne de la perte de tout ce à quoi on tient, les êtres les choses, la terre, peut être une expérience ravageante. La perte des espaces, des odeurs,des personnes qui ont servi de supports aux identifications, à la construction de soi, la dépossession de tout ce qui avait fait votre vie, l'état de dépendance où cela vous met, vous fait expérimenter jusqu'où peut aller l'extrême difficulté de simplement continuer à exister. Cette expérience ne peut vous laisser intacte. II semble que Berta Roth en ait tiré, grâce sans doute à son expérience d'analysante et à son travail d'analyste, une perception très aiguisée de tout ce qui s'apparente chez l'autre à une grande difficulté d'être. Cela la rend également particulièrement sensible aux solutions extrêmes qui peuvent apparaître comme les seules issues possibles pour résister à l'oppression, à l'anéantissement, au désaveu de vous-même auquel voudrait vous contraindre un pouvoir dictatorial, qu'il s'exerce dans la sphère publique ou dans la sphère privée.

Quand on est pris soi-même dans une telle expérience, la quête de sens à ce qui semble insensé est si impérative qu'elle conduit à questionner d'autres destins tragiques. Et c'est ainsi que Berta Roth nous conduit sur les traces du destin douloureux du danseur Nijinski, puis sur celui hallucinant de Francisco Maldonado Da Silva.

Comme les tragédies de l'histoire laissent souvent les sujets qui y sont pris sans mots pour en parler, et que la mémoire se trouve ainsi occultée, Berta Roth s'emploie à débusquer les signes où à trouver à s'inscrire, à se cacher la trace des anciens traumatismes. Elle s'appuie pour cela sur la certitude, étayée sur les textes freudiens, que le trajet pulsionnel laisse forcément des traces, dans le corps ou dans le langage, des traces visibles à qui sait les voir, et que l'on peut faire parler.

Elle fait ainsi parler à sa façon l'étrange chorégraphie imaginée par Nijinski pour l'Après midi d'un faune. Chorégraphie horizontale, plate, qui signe chez ce danseur aérien, admiré pour sa capacité à s'arracher à la pesanteur, à s'élancer sur un axe vertical, un changement d'axe mortifère.

Elle voit dans ce changement d'axe un signe, un dessin, une figuration où se donne à lire le destin pulsionnel du danseur. Elle s'éclaire des "Cahiers" écrits par Nijinski pour donner à ce changement d'axe un contenu pulsionnel, celui d'un conflit non résolu. Autour de l'axe vertical s'articulent la peur, le désir, le sacrifice qui poussent le danseur à se dépasser, tandis que la culpabilité, l'humiliation, la folie se tissent autour de l'axe horizontal et auront finalement raison de lui.

Berta Roth oppose à la résignation qui le conduit à sa disparition dans la maison des fous, la grande souffrance qui émane des Cahiers l'intensité des conflits qui s'y exposent mais aussi la lucidité qui accompagne l'acte créateur, car il n'est pas indifférent que ce changement d'axe, cette figuration, se donne à voir dans un acte créateur. On sent qu'elle même se résigne difficilement à cette disparition, faute d'un regard avisé qui se serait penché à temps sur ces signes, ces figurations pour les faire parler, leur restituer un sens ...et redonner un avenir à ce merveilleux danseur.

A l'inverse, dans le cheminement de Francisco Maldonado Da Silva, une rupture plus brutale encore et apparemment mortifère dans le cours de sa vie va être la voie d'une réconciliation avec un héritage désavoué. Cet homme était un descendant des maranes, ces juifs espagnols convertis de force au christianisme mais restés secrètement attaché à leur Foi et poursuivis pour cela par la Sainte Inquisition. Pour échapper à la persécution ils cherchèrent d'abord refuge au Portugal puis s'exilèrent en Amérique du Sud où l'Inquisition les rattrapa. Au faîte d'une réussite sociale incontestée, ce médecin fit le geste de se circoncire, renouant ainsi de façon visible, incontournable, avec son héritage et affichant son appartenance, sa judéité. Il sera emprisonné, longuement interrogé au cours d'un procès où il fit face avec détermination à ses persécuteurs et dont toutes les minutes seront consignées par écrit, avant d'être condamné et exécuté en 1639. Ainsi se trouvaient assumé l'héritage et libérée la parole face à une inquisition qui les voulait, lui et les générations qui l'avaient précédé, non seulement honteux, mais effacés, détruits, voués au silence et à la disparition.

Berta Roth s'attache particulièrement à comprendre le sens de cet acte de circoncision. Acte symbolique qui inscrit dans la chair une trace ineffaçable, n'autorisant aucun retour en amère, aucun désaveu et venant prouver encore une fois que "le corps fait partie du fictionnel du discours". Une réinscription à travers laquelle il donne sens et valeur à des générations opprimées. "Un événement qui va renouer avec la trace effacée et permettre l'écriture de ce qui est resté en suspend".

Même sacrifice radical chez Antigone, même protestation, même "non" inflexible face au pouvoir royal dictatorial, pour faire prévaloir une loi non écrite, mais inscrite dans la tradition. Celle du respect dû aux morts, afin que le corps mort soit honoré et ne soit pas pur déchet. Une loi qui garantit la dignité humaine contre la tyrannie.
Outre la réflexion sur les voies de la résistance à la tyrannie, cette lecture d'Antigone est l'occasion d'une méditation sur le devoir et le besoin de sépulture. Elle occupe une partie du chapitre intitulé "Une parcelle de terre pour un seul corps" que j'ai particulièrement aimé. A propos de l'exil politique Berta Roth y dit avec émotion et pudeur la difficulté à parler en analyste de l'exil. A travers un cas clinique elle y parle de l'interdiction faite aux gens de pleurer leurs morts exécutés par le pouvoir. Elle évoque les "Folles de Mai" et ce terme de "disparition" qui veut masquer les rapts, les tortures, les morts violentes et honteuses. Quel est donc le travail symbolique qui s'accomplit à travers la sépulture, qui fait que la mort donnée violemment cesse d'être un scandale, une blessure inrefermable et trouve enfin l'apaisement dans un lieu de sépulture, une parcelle de terre?
Face à la volonté d'anéantir, quelque chose relie le devoir de sépulture et le devoir d'écriture. Berta Roth écrit "La sépulture redonne dignité au mort et permet de nouveau de penser à lui entier" et "Écrire pour donner un sens et une place à ce qui refuse de mourir sous les décombres" "Écrire pour authentifier non pas le survivant mais sa haine, afin que celui qui voit sous les décombres n'ait plus jamais à être séparé du monde qui l'a voulu mort".

Mais l'analyste qu'est Berta Roth interroge aussi ce qui s'actualise de ces blessures et de ces traces perdues dans cet autre déplacement de soi qu'inaugure un parcours analytique. L'occasion pour elle, à travers des fragments d'analyse, de tenter de cerner les subtiles articulations entre la grande histoire et les histoires individuelles.
Comment, par exemple, l'héritage traumatique contenu dans des événements réels, mais non vécus par le sujet, vient s'amalgamer au refoulé inconscient et tient captif le désir du sujet et le fantasme dans lequel il s'inscrit? Situation qui nécessitera un délicat travail en analyse pour retrouver la scène "originaire" où s'inscrit le désir du sujet et où s'articule son fantasme, en la séparant de l'autre scène qui le tient captif De cette autre scène, le sujet ne sait rien qui soit accessible au souvenir. Ce qui reste comme mémoire correspond à un secret voilé, ce qui reste de ce qui a été tu de génération et génération. Ce qui retient ici captif le sujet est de l'ordre du besoin, "besoin de suivre sans discernement ce qui s'impose à lui comme une poussée aveugle produite par un destin inéluctable", besoin dont il faudra distinguer le désir inconscient pour redonner au sujet accès à sa propre trajectoire.
Ou encore cet autre cas où la situation d'exil répète une situation d'exclusion infantile. A la faveur de la perte de ses repères dans la situation nouvelle créée par l'exil et de la désorganisation de ses défenses, le sujet se trouve entraîné dans une trajectoire régressive, un vécu quasi hallucinatoire, le confinement chez lui dans une sorte d'exil du monde.
Ces situations sont autant d'appel à un travail d'élaboration métapsychologique notamment sur les liens entre le traumatique et le pulsionnel, sur mémoire et accès au souvenir.
Comment avoir un accès symboliques aux traces inscrites mais restées muettes? Quelle posture cela demande-t-il à l'analyste? Quel est le risque de les celer à nouveau, par défaut ou excès de résonnance et les défense que cela entraîne, tant ce qui est ici déposé, prêt à parler ou condamné à rester muet et à se répéter dans des destins individuels voués au malheur, touche à la violence, à l'horreur, à l'inhumain, à l'inarticulé?

Les textes de Berta sont souvent dérangeants. Elle nous conduit là où on ne voudrait pas toujours aller, convoquant en écho, au moins pour moi, certains fragments de thérapie avec des patients psychotiques ou sur la frange. Avec sa détermination à donner sens, à inscrire dans une destinée humaine ce que l'on voudrait laisser tomber comme déchet, elle nous convoque dans notre responsabilité de thérapeute à nous affronter à ces zones là, à ne pas laisser tomber.

Je soupçonne Berta Roth d'être une Antigone née, prête à combattre en opposant un non catégorique, fut-ce au prix du sacrifice, à toute forme d'oppression faite à autrui dans l'ordre du désir, de la vie, de la souffrance, de la mort. Toute violence qui prive un être humain du droit à désirer, à donner un sens à sa vie, à se voir reconnaître et authentifier sa souffrance, à pleurer et enterrer ses morts. Au nombre de ces violences il faut sans doute compter la violence institutionnelle, qui peut fonctionner comme un pouvoir aveugle, édictant des lois impersonnelles. La réflexion sur les Folles de Mai et la facilité avec laquelle tout pouvoir dictatorial renvoie toute forme d'opposition, de dissidence au chapitre de la folie, la conduit à contester la facilité avec laquelle est posée l'étiquette de folie dans nos institutions. On se dédouane ainsi trop souvent de la tâche de comprendre, d'éclairer, de poser des mots sur les stratégies existentielles qui ont pu pousser tel ou tel à se réfugier dans ces zones de non désir, ces "no man's land" comme elle dit, face à quelle oppression insupportable ou simplement absence de regard porté sur leur souffrance.

Elle nous rend sensible à la présence des mémoires occultées où tout effort pour se souvenir est empêché, aux traces muettes laissées par les trajets pulsionnels en souffrance. Elle pense qu'il appartient au travail de l'analyste de savoir les repérer et les faire parler afin de renouer le fil du désir.



Marie-Ange Chabert

Présentation du livre de Berta Roth à l'hôpital Sainte-Anne; juin 2003
Voir aussi "L'exil-Des exils" dans Livres & revues

 

 


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