psychanalyse In situ
Deux lectures
par
Anne Bourgain
Mythe
et fantasme Jean-Pierre
Kamieniak
Delachaux et Niestlé, 2003.
(158 pages)
Par ce petit ouvrage stimulant et très
documenté, Jean-Pierre Kamieniak nous invite à
repenser larticulation entre mythe et fantasme.
Pour ce faire, il revisite non seulement le projet freudien,
mais aussi les travaux des anthropologues et des analystes de
lépoque, ainsi que les dernières avancées
sur cette question passionnante autant que délicate. Il
sagit, prenant linconscient comme opérateur,
de dépasser l «énigme scandaleuse» que constitue ce Janus bifrons, quil appelle lordre
mytho-fantasmatique, pour en dégager les lois. Productions
universelles ici, là singulières.
Cette démarche, véritablement transdisciplinaire,
suppose de vaincre une double résistance: limpossibilité
pour les anthropologues dintégrer la pensée
psychanalytique, et, partant, la dimension de linconscient,
et la difficulté des analystes à assumer la mythologie
comme une nécessité interne à leur discipline.
Tous, semble-t-il, ont reculé devant la force, lindécence
parfois, la cruauté même de ces productions inconscientes,
transmises de génération en génération.
Freud lui-même, en effet, fut tenté dédulcorer
le contenu si «abominable» des fantasmes dont lui
faisaient part ses premières patientes. De même,
certains aspects des mythes furent négligés par
le père de la psychanalyse, comme la séduction
et la complicité maternelles par lesquelles Gaïa
invite son fils Chronos au spectacle de ses relations avec Ouranos.
Tout comme Freud a méconnu, note Jean-Pierre Kamieniak,
«les fantasmes de retour à la vie intra-utérine
et de castration on ne peut plus évidents dans le mythe» (p 33).
A chacun ses points aveugles, et on ne voit dailleurs pas
pourquoi Freud échapperait à la loi du refoulement
Toutefois, Jean-Pierre Kamieniak montre bien comment, malgré
ses réticences et leffet dinquiétante
étrangeté procuré par sa découverte,
Freud fait preuve dune compréhension précoce,
rapide, presque immédiate des mythes et surtout de leur
importance pour la clinique analytique.
Il ne sagit là en aucun cas dun artifice méthodologique
ou dun effort pour justifier après coup la théorie
par un recours à la mythologie : rien là de prémédité,
et de commodité pas davantage. Jean-Pierre Kamieniak met
même en évidence le caractère fortuit ou
plutôt fatal de la découverte freudienne : ainsi,
ce nest pas Freud qui vient au mythe mais le mythe qui
simpose à Freud, le rattrape à chaque carrefour
. - il en va ainsi des fantasmes originaires ou du roman familial
du névrosé.
- des théories sexuelles infantiles.
- des fantasmes bisexuels ou de la question de la différence
des sexes.
et bien sûr de la pièce-maîtresse que constitue
le mythe ddipe, et des fantasmes qui en découlent.
Sopère bien alors une véritable rupture épistémologique,
devant laquelle lanthropologie classique ne peut que reculer.
Lobstacle est de taille : le sexuel, par nature, demeure
insupportable. Il est difficile, voire impossible de sautoriser
à penser les origines. Le mythe semble de lordre
de limpensable. Il provoque un effet de sidération,
à la mesure du trou, de linconnu quil entend
combler. Il serait ce bouche-trou par lequel les hommes tentent
de masquer leur ignorance. Doù son allure causaliste,
en écho à ce que Sophie de Mijolla appelle le «
besoin de savoir » quand sécroule le sol de
lévidence. Comme le rêve ou le fantasme, il
est donc sujet à toutes les déformations possibles.
Il serait le compromis, le substitut, fruit du renoncement pulsionnel.
Il faut bien faire avec le retour du refoulé. Il aurait
donc fortement à voir avec le savoir ignoré, le
savoir sur soi, le savoir inconscient.
Quil soit cet objet intermédiaire dont parlait déjà
Géza Roheim dans des recherches très prometteuses,
ou un objet transitionnel collectif, comme lénonçait
plus récemment André Green, il sagit bien,
et Jean-Pierre Kamieniak nous le rappelle, dun objet bifide
« ni intérieur, ni extérieur, mais les deux,
au croisement des processus secondaires et primaires.»
A la fois toujours déjà là, parce quintemporel
et universel, il est en même temps toujours à même
de relancer lénigme, grâce à son articulation
au fantasme.
Aux analystes donc de se réapproprier cette question,
en tentant den dépasser la logique binaire, pour
aller vers une anthropologie psychanalytique. Pour explorer cet
entre-deux quest lespace mytho-fantasmatique, Jean-Pierre
Kamieniak convoque de façon très juste la formule
de Jean-Paul Valabrega appelant à un « nécessaire
va-et-vient entre divan et tropiques. »
Les infidèles. Saimer
soi-même comme un étranger, Jean-Michel Hirt
Grasset 2003
Dans ce nouvel essai quouvre lévocation
dune parole maternelle venue transmettre lintransmissible,
et au détour de laquelle lauteur reçut en
pleine face la mesure dune cruauté humaine sans
mesure, Jean-Michel Hirt éclaire la problématique
de linfidélité : cest en sinfligeant
une forme de trahison que lon peut espérer épargner
létranger « en soi et hors soi » : nous
découvrons ici quelques figures de cette forme de résistance
: au nom de la vérité de lautre, quelques
écrivains nont pas hésité à
sacrifier leur identité, leur langue, leur terre : ainsi
Thomas Edward Lawrence, (Lawrence dit dArabie) Louis Massignon,
Victor Segalen, et Simone Weil qui semble avoir inspiré
le très beau sous-titre de louvrage par cette formule
: « aimer autrui comme soi-même implique aimer soi
comme une chose étrangère. »
Cet ouvrage sétaie par ailleurs sur la parole des
analysants, sur lart, sur les rares possibilités
de déverrouiller la pensée tenue prisonnière.
Il rappelle la fonction toujours paradoxale du massacre : annuler
toute réalité psychique en sen prenant à Éros, à la source-même de la vie, fabriquer de la
méconnaissance, exhiber lhorreur tout en la cachant,
effacer les corps et les noms des victimes, abolir jusquà
leur naissance pour en faire disparaître la trace.
Il pose une nouvelle fois la question fondamentale : «
quest-ce quun innocent ? », rappelle à
la suite dHanna Arendt qui sest risquée à
parler de « banalité du mal » que le meurtre
individuel vaut comme massacre : « en tuer un, cest
comme tuer tous ... ».
Certains ont donc, semble-t-il, juré fidélité
à Thanatos, et depuis nont dautre but quéradiquer
lorigine, ce trou béant du réel, empêcher
quaucune parole ne sy dépose, le boucher à
coups de cadavres.
Ce relent de religiosité est une obsession de la «
pureté », que lon peut décliner sous
toutes les formes (épuration, purification ...) et qui
programme labattage de certains sujets, dont Jean-Michel
Hirt souligne quils sont, dans cette philosophie de la
haine, des « pièces interchangeables » quil
sagit de « faire tomber hors de lhumanité
». Or, derrière ces individus choisis comme victimes,
cest à nen pas douter la notion même
de sujet et la « disparition du psychisme» qui sont
en jeu.
Le salut sera parfois dans lexil, non simplement comme
fuite, mais davantage comme acte dinfidélité
: celle de Moïse capable d « emporter sa mère
en exil », celle de Freud se qualifiant lui-même
de « juif infidèle », capable de prendre des
libertés avec le récit biblique, den «
corriger » lhistoire ...
Lenjeu est de taille et la « voie escarpée
» : se libérer de linterdit de penser, habiter
son propre nom, déjouer un destin terriblement tracé
...et rompant avec le culte de Thanatos, trouver sa propre langue.
Tout cela ne saccomplira pas sans larmes ni blessures.
Et Jean-Michel Hirt ne manque pas de reconnaître la part
qui revient à Wladimir Granoff dans louverture de
cette notion dinfidélité.
Mais leffort de détachement, celui de Maître
Eckart en son temps, autre « grand infidèle »,
tout comme la position de solitude de lanalyste - que Lacan
rapprochait de la figure du saint - passent aussi par le renoncement
- pendant lacte - à sa propre pensée.
Jean-Michel Hirt regrette que la psychanalyse ait pourtant délaissé
le champ de lexpérience mystique, comme si elle
craignait dy perdre son âme: cet espace trop largement
impensé cède forcément le terrain à
la religiosité dont nous connaissons bien le déchaînement
pulsionnel: haine de létranger, pulsion de mort
à tous les étages ...
Il faut saventurer sur cette voie étroite avec ces
différents passeurs pour saisir encore une fois lenjeu
de lexil : la déprise de ce qui « retient
au maternel », et lart de féconder la langue
maternelle : car cest bien la faille, le défaut
- dans lautre, et dans la langue comme aurait pu le dire
Mallarmé - qui jettent le sujet dans lexil et relancent
le désir de l « intime étrangeté
de lautre. » Autant de terrain à gagner sur
linhumain.
Anne Bourgain
Octobre 2004