psychanalyse In situ


Un seul être déparle et tout est désarroi

Michèle Ducornet

"... il peut dans ce désordre extrême
épouser ce qu'il hait et perdre ce qu'il aime.
"
Racine, Andromaque



En guise d'introduction

Le désarroi, ce vieux mot qui fait retour, non pas tant dans le langage courant mais dans ce qui nous vient des médias, parlés ou écrits. On le rencontre dans les commentaires tant des choses les plus futiles, que du sport, des choses politiques, ou sociales, ou culturelles. Le désarroi, sans qu'une valeur d'intensité particulière lui soit attachée, s'entend actuellement partout et dans toute circonstance.
Les "désarrois" de l'élève Toerless était une forme élaborée de la langue, une recherche de l'énoncé, mais depuis quand cet énoncé envahit-il la scène publique sans avoir encore réellement contaminé le langage privé ?

Je ne sais pas, je n'ai pas fait de statistiques sérieuses. Pourtant je ne peux m'empêcher de voir un lien au moins dans le temps, avec la chute du mur de Berlin. Cet arrimage de deux blocs qui paraissait d'un côté comme de l'autre absolument immuable, statufié dans la froideur de l'éternité, dont par définition la fin n'est pas pensable. Que la guerre froide ne soit plus vraiment depuis un certain temps, ni guerre ni froide, n'avait pas changé grand-chose à l'affaire. Le communisme, la pauvreté et l'absence de liberté d'un côté, la riche économie libérale et la liberté de l'autre, deux aspects de la réalité indiscutables, sans nuances, même s'ils donnaient lieu à d'interminables gloses, à quelques désarrois personnels, permettaient majoritairement de penser le monde d'une façon binaire. Le monde tenait son équilibre d'être coupé en deux.

Je ne suis pas en train de regretter cette explosion d'une réalité insupportable bien que supportée, mais il faut bien dire que les caractères des conséquences multiples, localement comme de par le monde, ne sont pas à la mesure de l'enthousiasme du moment de la chute !

Deux éléments évidents constitutifs d'une même réalité se sont désarrimés l'un de l'autre, c'est le moins qu'on puisse en dire ; le trouble comme la confusion qui s'ensuivent s'étendent largement au-delà des blocs jusque-là inséparables dans leur séparation. Depuis, les chevaux courent dans tous les sens, s'emballent, la carriole dévale, rebondit, cahote de-ci delà, perd un essieu de temps en temps qui va se ficher n'importe où en créant plus ou moins de dégâts, de misère, de massacres, de mensonges. Depuis la peur s'installe, la pensée s'arrête mais d'horribles passages à l'acte se multiplient en tous sens.

Et pourtant, ce n'est pas directement à ces événements que s'attribue publiquement le terme de désarroi alors même que ce mot vient occuper le champ de la langue.


Fragments de l'état de désarroi


Je suis démonté, décontenancé, déconcerté, étourdi, surpris, interdit, confondu ou perturbé, qu'importe, toujours c'est à moi que ça arrive : je suis directement atteint par quelque chose dont le qualificatif s'attribue à moi.
"Je suis en plein désarroi", certes je suis atteint mais autrement, je suis en plein "dedans", confondu.
Imaginez que vous êtes spectateur impuissant de ce court instant :


Dans un silence jusque-là tranquille passe un attelage que vous attendez, les chevaux galopent entraînant derrière eux une carriole, tout est dans l'ordre.
Tout à coup, sans que rien ne le laisse prévoir, là, sous vos yeux, brusquement, la carriole se détache en pleine course.

Deux éléments de réalité liés dans une seule image et tout à coup ça se décroche, ça ne marche plus comme avant et surtout cette brusque et inattendue rupture d'anticipation implicite disjoint le devenir de chacun des deux éléments. Aucune maîtrise ne peut intervenir, ni sur l'un ou sur l'autre, ni de l'un sur l'autre.

Les chevaux s'arrêtent ou s'emballent, ensemble ou séparément, la carriole s'arrête et reste sur place, elle poursuit son chemin mais finit par s'arrêter ce qui n'était pas prévu, où bien elle sort du chemin cahote de-ci delà et finit par être arrêtée par un obstacle plus ou moins brutalement. Dans son errance elle peut aussi dévaler la pente, s'écraser, détruite, explosée, hors d'usage. Les chevaux, eux, ont disparu.

C'est fini, plus aucun mouvement, le silence se réinstalle, il est un peu étrange.
L'instant d'avant tout est en ordre, l'instant d'après le monde a changé. Je ne parle pas d'un accident et des affects qui pourraient lui être liés, mais de l'image métaphorique de l'instant auquel apparaît la disjonction des éléments d'une réalité construite, de sa certitude brusquement devenue sans support.
L'instant auquel se présente le désarroi, ça se désarrime aussi de la pensée même.
Dans un certain état des choses du monde, un trouble est inopinément survenu, créateur de confusion.

Le temps a été si bref que ni la pensée ni les affects n'ont pu s'y accrocher. Ce n'est pas, ou pas encore, la simple colère plus ou moins adaptée, ni la paralysie ou le sang froid anesthésié engendré par la peur, ni l'angoisse.
Les affects s'absentent et la pensée qui fonctionnait avec ces éléments-là joints ne peut dans cet instant se faire pensée de leur disjonction même.

Qu'une solution de continuité intervienne dans la perception du monde et le désarroi s'établit dans une sorte d'atemporalité entre un avant et un après désarrimés l'un de l'autre.

Souvent, assez rapidement, élaborations d'affects aussi bien que de pensée concernant ce qui vient de se produire peuvent permettre de recomposer une réalité construite dans le temps et l'espace, intégrant au présent les données nouvelles.
Ainsi, né d'une situation inconnue de soi l'état de désarroi peut être tout à fait passager.
Mais il peut aussi ne pas trouver de résolution immédiate et s'installer dans une certaine durée. Cet état psychique de confusion insupportable peut alors emprunter plusieurs voies vers la tentative de résolution.

- Ce peut être une forme de paralysie qui, en immobilisant le temps, maintient l'illusion que ça n'est pas arrivé, ou bien que c'est en train d'arriver mais telle une illusion d'optique tout cela va revenir à la situation antérieure.

- Parfois c'est une série d'actes impérieux qui s'installe et aurait pour fonction d'établir des liaisons entre soi et le monde sans qu'il y ait pour autant de lien repéré avec la disjonction à l'origine du désarroi.(de l'engagement de transformations et de rangements frénétiques de la maison à un mariage brusquement décidé après la surprise d'un échec, par exemple...).

- Sortir du trouble et de la confusion peut assujettir à consolider la certitude de la réalité sous de multiples formes jusqu'à l'enchaînement à des connexions sans faille, (vérifications multiples, rigidification de l'organisation du quotidien, des modes relationnels etc.)


Le désarroi est-il une catégorie connu ?


Pour ne pas rester dans la pure subjectivité induite par le mot de désarroi, et avant de l'utiliser, je me suis demandé si l'emploi du terme aboutissait à se servir d'un mot actuel pour renommer une catégorie psychique déjà connue ?
Si oui de quelle nature est la catégorie utilisée ?
Sinon qu'est-ce qui le différencie des autres catégories que nous utilisons ?
Pour cela je vais tenter d'aller chercher du côté de celles paraissant en être proches du fait d'une disjonction dans la réalité, l'angoisse et le sentiment d'étrangeté.

L'Angoisse
Je ne parle évidemment pas là de l'angoisse face à des situations contemporaines dramatiques dans lesquelles le danger est bien de réalité.

L'angoisse qui se répète, qui taraude, qui inhibe ou surexcite, apparaît comme la présence dans l'actuel d'un danger qui, même s'il est prélevé dans les choses du monde contemporain, est rappel d'un danger ancré dans l'histoire de chacun qui vient comme se représenter.

Signal d'alarme et de défense, l'angoisse secrète des symptômes divers indispensables à la soulager un tant soi peu. Sans ces symptômes, elle envahirait totalement la personne qui y est assujettie et ne permettrait rien d'autre que son déploiement intrapsychique insupportable.

L'angoisse s'accroît d'une tension contradictoire permanente. La nécessité de réagir avec force par des symptômes qui la soulagent s'oppose à l'accès aux réalités souhaitées du présent de sa propre vie, interdit de fait par la place que peuvent prendre ces symptômes.

Le désarroi survient lorsque par surprise, la réalité des choses du monde se trouble, à l'image d'une disjonction brutale rendant un instant au moins la réalité incompréhensible avec les moyens utilisés jusque-là. Il n'est pas retour d'un danger ou d'un traumatisme déjà connus contre lesquels des symptômes s'imposeraient. Dans le temps de son apparition, il génère un état de confusion et d'impuissance.

Par contre, si aucun affect, aucune pensée ne vient ré-élaborer ce trouble, l'éventuelle persistance de cette confusion et surtout du sentiment d'impuissance peut générer l'angoisse, par ce même mécanisme de crainte que la chose se répète.

J'ai trouvé dans une traduction de "Inhibition, Symptôme, Angoisse" de Freud par Michel Tort en 1968 le terme de désarroi. Il est utilisé à propos du tout-petit, seul ou dans l'obscurité, séparé de sa mère. Freud s'étonne qu'en l'absence de la mère les moyens dont disposerait le tout-petit - une image mnésique intensément investie, voire hallucinée, de la personne désirée - ces moyens ne suffisent pas et que le désir de sa présence se transforme en angoisse. Il écrit alors :"On a exactement l'impression que cette angoisse est l'expression d'un désarroi, comme si cet être encore très peu développé ne savait rien faire d'autre de l'investissement qui correspond à ce manque."

L'angoisse n'est pas le désarroi, elle peut en être une expression possible.

Le désarroi, impuissance à savoir quoi faire de l'investissement qu'on avait mis dans les choses du monde, n'est pas l'angoisse, mais s'il dure, celle-ci peut en être un destin possible.


Le "sentiment d'inquiétante étrangeté"


Il y a sans aucun doute de l'étrange dans l'instant du désarroi mais pour autant est-il assimilable à l'inquiétante étrangeté ? Dans l'article de Freud, je vais tenter de prélever ce qui pourrait concerner le désarroi.

Heimlich familier, confortable peut être utilisé pour ce qui en est le corollaire : dissimulé, caché.

De là il s'utilise par exemple pour un visage fermé, impénétrable et pour tout dire, pas avenant.

Ce familier soustrait au regard pouvait aller jusqu'à qualifier des lieux de torture, des conseillers secrets agissant dans l'ombre et finalement dans une belle ambivalence, sont "heimlich" les choses dissimulées dangereuses, comme les choses confortables et familières.

Ainsi le terme n'est pas univoque et appartient à deux ensembles de représentations, certes pas étrangères l'une à l'autre mais dont l'adéquation à la réalité décrite par la phrase ne tient qu'au lien à son contexte.

Mais ce qui n'est ni connu ni familier n'est pas a priori inquiétant ou dangereux. Unheimlich ne se rapporterait qu'au contraire du premier sens : non familier, non confortable, mais ne rendrait pas compte de l'état de caché, dissimulé dangereux porté lui par l'ambivalence du terme heimlich.

Pourtant, unheimlich va peu à peu rejoindre cet aspect de l'ambivalence de heimlich, mais avec une nuance qui est de taille en se rapportant à ce qui aurait dû rester caché, secret, dans l'ombre, et qui en est sorti ! Et c'est cela qui devient étrange, inquiétant.

Unheimlich devient une sorte de heimlich qui par le second trait de son ambivalence vient ainsi coïncider à peu de chose près avec son opposé.

Ce qui pourrait se rapprocher du désarroi, c'est ce moment de rupture de continuité inattendu dans la réalité, à ceci près que dans l'unheimlich, quelque chose était déjà là, familier refoulé ou non, et qu'un événement de réalité sort de l'ombre, événement qui n'est pas présumé dans la réalité du monde ou chez le semblable.

Le désarroi naît d'un trouble qui survient dans des liaisons de réalité. Il n'apparaît pas affecté de ce sentiment d'inquiétante étrangeté du déjà connu, caché, dévoilé, c'est un instant sans affect particulier.


Si la disjonction renvoie à du "déjà vécu" c'est à celui de l'impuissance, celui de l'incapacité du prématuré que nous avons été si longtemps.


Le désarroi lui-même ne semble pas avoir de contenu préalable, il renvoie à un état de "carence de conseil" comme on peut traduire "Ratlosigkeit", "carence du conseil que la pensée pourrait apporter" pourrait-on dire.

Mais ce n'est pas si simple. Dans l'expérience de l'analyse, on peut être mis en état de désarroi par quelque chose d'un patient qu'on n'identifie pas dans un premier temps comme ayant un contenu pour nous-mêmes.

Par exemple, je ne retrouvais jamais le prénom d'une patiente et celui qui me venait était un prénom que je déteste. Ce n'était en rien accompagné d'inquiétant, c'était vraiment de l'ordre du désarroi, cette impuissance à retrouver le bon prénom. C'était assez long pour que je disjoigne d'un physique très particulier le mauvais prénom en retrouvant le juste. Jusqu'à ce que m'apparaisse que le prénom qui me revenait était celui d'une camarade d'école au physique similaire, dont je ne savais même pas pourquoi je la détestais, enfin si, maintenant je le sais, elle ne m'avait rien fait, son prénom sonnait tout simplement comme celui de ma mère.

Il y avait apparemment un contenu à ce qui produisait mon désarroi. Mais je dirais plutôt que c'est l'examen de la réalité qui m'a permis de penser la disjonction qui s'opérait entre la personne et son prénom.

La disjonction dans la réalité était sa ressemblance physique étonnante avec un prénom normalement attaché à cette image qui n'était pas le sien.

Il n'y avait pas là de caché qui, sorti de l'ombre, avait généré ce sentiment particulier d'inquiétude, mais au fond cela aurait pu être.

Il me semble que la psychanalyse est censée nous avoir mis un tant soit peu au clair avec la tendance à conserver dans l'ombre la totalité de nos déplaisirs tout en les laissant à l'œuvre au présent, avec la hantise de la perte, avec un certain mode de pensée magique, même si bien évidemment elle ne met pas à l'abri de quelques surprises.

De ce fait, c'est peut-être le désarroi qui vient occuper la place d'un certain nombre d'autres états psychiques possibles lorsque des objets d'un patient rencontrent les nôtres, avant que n'intervienne une forme d'examen de la réalité de soi et de l'autre.

Freud nous raconte :

"La rencontre de son double, image dans un miroir brusquement surgi dans l'ouverture inattendue d'une porte lors d'un mouvement du train. Ça ne lui plaît pas du tout cette intrusion d'un autre, qu'il trouve peu avenant au demeurant, dans son compartiment pendant la fraction de temps durant laquelle il n'a pas encore identifié qu'il s'agissait de son image dans le miroir. Il n'est pas en proie à une pensée magique angoissante ou inquiétante, non, il est abasourdi, il est en proie à une incertitude intellectuelle née d'un rapport entre soi et l'autre extérieur à soi qui est soi."


L'examen de la réalité ne met qu'un court moment à se mettre en place, à remettre les choses à leur place, bien que l'expérience lui ait fortement déplu.

Le lien entre l'idée de la réalité de son image et celle de son image dans le miroir était désarrimé, voilà qu'un trouble était survenu dans les choses du monde et qu'il en décrit la confusion dans laquelle cela l'a plongé. Cette illustration que l'on trouve dans l'article sur l'inquiétante étrangeté me paraît être plutôt de l'ordre du désarroi. Il ne décrit rien d'inquiétant, mais du désagrément devant un désordre de la réalité inattendu. Il y aurait dans le désarroi la possibilité d'une absence d'interprétation du désordre qui laisse abasourdi.

Nous avons tous, plus ou moins, connu ces expériences au cours desquelles ce pourrait être autre chose que le désarroi qui vienne occuper rapidement le champ psychique.

Ainsi, le désarroi serait peut-être un état qui face à la disjonction brutale des liens de réalité attendus barrerait la route aux états psychiques interprétatifs déclenchant angoisse, unheimlich ou autres interprétations allant de la magie à la paranoïa par exemple. Tous ces mécanismes de défense seraient battus en brèche par la temporalité imposée, fixée d'un présent immédiat commandé par le brusque surgissement de la disjonction entre les choses de la réalité.

Plus, rien n'est familier ou non familier, dévoilé ou caché comme si la rupture des connexions des éléments de réalité rompait dans ce même instant les connexions avec ses propres mécanismes psychiques.

Le désarroi serait ainsi un état dans lequel les références s'effacent, tant en ce qui concerne ce qui vient de se produire que la ou les manières de savoir qu'en faire : c'est la confusion induite par le trouble des choses.

Le désarroi peut durer un certain temps, mais ce n'est pas un état qui s'installe.

Pour que cesse le désarroi, il faut pouvoir en reprendre le désordre dans une élaboration qui tienne ensemble l'examen de la réalité et les affects produits, et permette à la pensée de rompre avec le lien endommagé. Faute de quoi un autre état psychique pourrait s'installer.


Les destins et les avatars du désarroi

L'état de désarroi semble inscrit dans un temps qui ne peut pas durer. Il s'installe dans l'instant de la surprise du trouble qui survient dans les choses, il est cet état du "Je ne sais pas quoi faire, je suis perdu, dérouté, déplacé de mes codes aussi bien affectifs que de pensée, impuissant à en penser ou à en être affecté autrement."

Qu'est-ce qui m'arrive ? pur présent d'une disjonction dans la réalité, surprise certes mais doublée d'une sensation désagréable. Une fois enregistrée la non-adéquation de ce qui se produit avec ce qu'on pouvait attendre, c'est la recherche d'une réponse possible à l'impuissance à laquelle confronte une telle situation.

La surprise, ça ne dure pas ; les effets de la surprise peuvent aller de l'évanouissement aussi rapide que la surprise elle-même à toutes les formes de modification psychique susceptibles d'intégrer cette donnée nouvelle.la vie psychique peut ainsi être modifiée par l'installation de l'Angoisse, de la Dépression ou du Délire.



L'Angoisse

C'est parfois l'angoisse qui vient prendre le relais ; c'est bien souvent d'ailleurs un relais si instantané que le temps du désarroi n'a pas été repéré et c'est le questionnement sur ce qui a précédé qui amène au dévoilement du désordre préalable :
- l'attitude d'un adolescent, dont l'enfance ne laissait en rien présager qu'il devienne "comme ça", et qui, bon an mal an, a été supporté. Mais voilà qu'une petite phrase, un doute, la découverte d'un signe déplace la perspective dans laquelle il était logé,
- un petit signe dans le milieu de travail qui fait brusquement découvrir que de l'exclusion inimaginée est dans l'air,
- un oubli, la perte d'un objet usuel,
- une curieuse désorientation dans un lieu connu,
- un rendez-vous annulé,
- quelque chose qui a changé sans être vraiment identifié,
- un désordre patent dans un ordre soigneusement établi et contrôlé
- un rêve perçu comme désagréable et dont le souvenir avait disparu…

La découverte dans l'analyse de l'instant de désarroi à l'origine de l'angoisse permet d'avancer l'hypothèse que si un trouble est effectivement survenu dans l'ordre des choses, le contexte psychique préalable ne permettait pas l'examen de la réalité.

Malgré des signes précurseurs manifestes, elle n'a pu être anticipée comme possible : "Je ne veux pas le savoir", "Ce n'est, pas possible", "Je ne peux pas voir ça", "Mais ça ne m'arrive jamais ".

Tout cela pourrait évoquer le déni mais ce qui est dénié c'est la confrontation à l'impuissance, et de ce fait à ce qui pourrait en faire préjuger.

Quelque chose d'une expérience de l'impossible à transformer peut amener à éviter d'envisager les liens de réalité de telle façon que cela ne puisse en aucun cas se reproduire. L'écart entre ce qui se produit et ce qui n'a pu être imaginable se fait d'autant plus insupportable que de désarroi dans l'instant, il se transforme immédiatement en source d'angoisse.

Cet enchaînement est souvent très net pour qui a vécu une expérience particulièrement douloureuse de l'impuissance.

Bien sûr, celle du tout-petit, chaque être humain la rencontre, mais pour certains elle a pu prendre une dimension de grande détresse. La rencontre de la mort trop tôt, l'arrachement d'un jeune enfant aux parents par un placement par exemple, impriment dans le fonctionnement psychique une facilitation à la transformation en angoisse d'un instant de désarroi rencontré.


Cette angoisse-là face à l'impuissance s'accompagne le plus souvent de culpabilité. La culpabilité, c'est tout de même une formidable défense contre l'impuissance puisque cela permet de se raconter qu'on aurait pu "faire quelque chose". Bien sûr, on ne l'a pas fait et c'est pour ça qu'on se sent coupable, mais cela rend l'illusion d'une possible maîtrise sur les choses. Elle n'a pas été, mais elle aurait pu être, cette maîtrise. "Ce n'est pas possible que la réalité soit autre, que l'autre ne soit pas ce que je voulais croire" devient "Si ça a été possible c'est que j'y suis pour quelque chose, quelque chose que je n'ai pas fait", la culpabilité s'installe, exit l'aveu d'impuissance.

À partir de là, et nous le constatons bien souvent, le déplacement continue son chemin et c'est celui qui a suscité le désarroi, celui par lequel une désunion de la réalité est survenue qui devient le support d'une forme de "mauvais objet", mauvais sujet devrait-on plutôt dire.

C'est lui, celui qui a transformé le lien, c'est autour de lui que va s'installer l'agressivité, voire une succession de passages à l'acte très ambivalents : "Il faut bien faire quelque chose".


La Dépression

L'instant du désarroi, on peut le retrouver également à l'origine d'une brusque entrée dans une dépression, tel le simple grain de sable qui vient enrayer la machine savamment mise au point pour fonctionner malgré les avatars extérieurs.

Qu'un lien jusque-là maintenu subisse la moindre modification et le monde entier s'écarte de la construction de son appréhension. La forme radicale d'impuissance face à une réalité qui ne permet plus de tenir l'intenable est différente de celle qui génère l'angoisse.

Des éléments d'une division dans la réalité étaient d'une certaine façon déjà connus et tenus ensemble au prix d'une acrobatie psychique qui pourrait s'apparenter au clivage. Le désarroi surgit alors d'une disjonction de trop qui ne permet plus de tenir la cohérence d'un monde divisé.

L'angoisse a déjà eu lieu et trouvé sa résolution dans cette construction clivée, le désarroi met à terre l'édifice construit, et ce sont toutes les choses du monde qui s'en trouvent affectées. Toute l'énergie psychique déployée pour repousser les limites de l'impuissance est mise en échec et c'est cela qui se perd, et installe la dépression.

Je vais emprunter à Alain Didier Weill le récit de deux de ces grains de sable repérés dont il nous avait fait part il y a bien longtemps déjà.

- Un professeur de français savait que sa femme avait des amants, mais n'y pouvant rien il supportait la situation plutôt que la séparation. Pas si bien que cela finalement, car le jour où il tombe sur une lettre de l'un d'eux, constatant les innombrables fautes d'orthographe il s'effondre et c'est cette dépression brutale qui le conduira chez un analyste.
- Un curé avait pour habitude de se rendre chez des prostituées, chaque fois différentes. Mais ce qui l'intéressait surtout était de constater leur réaction lorsqu'avant de partir il disait : "Sais-tu que tu viens de baiser avec un curé?". Jusqu'au jour où l'une d'elles, pas du tout plongée dans le désarroi, lui fit cette réponse : "Mon pauvre vieux !". C'est là-dessus que l'effondrement dépressif eut lieu.


Bien sûr le caractère apparemment absurde du récit des corrélations que l'appareil psychique peut produire peut faire rire.

Au fond, il en va comme du MOT D'ESPRIT : le caractère inattendu de la chute, son apparente absence de lien entre deux éléments produisent du rire.

D'ailleurs parfois, lorsque celui qui écoute n'en saisit pas le lien-absence de lien, cette disjonction d'ailleurs peut susciter le désarroi : "Je ne sais pas comment comprendre ça, la réalité de ce qui est énoncé m'échappe, pourquoi les autres rient-ils, je suis brusquement séparé d'eux par un rapport à la réalité dont ils ont les clefs, les choses du monde, l'univers des mots ne sont plus en continuité entre eux et moi".

C'est la déroute, on pouvait se croire ensemble sur le même chemin, et voilà que les autres se promènent, à l'aise sur un sentier qu'on n'arrive pas à emprunter.
Voilà une situation dont peu d'enfants sont indemnes. LES "MOTS D'ENFANTS" qui nous font tant rire, nous les grands qui "savons" l'absurdité du lien qu'ils énoncent, qu'ils ont construit pour comprendre le monde.

Mais ce rire met l'enfant dans un grand désarroi, il ne sait plus où donner de la tête, sa tentative de construire la réalité est moquée sans compréhension possible, l'autre qui rit le lâche et il ne lui reste qu'à pleurer ou hurler cette séparation.

Qui d'entre nous n'a jamais connu ça et la sensation de désarroi qui y reste attaché même si, grandis, nous pouvons en sourire aussi ? Depuis on a compris, d'autant que le désarroi spectaculaire qui l'a accompagné n'est pas toujours sans induire un vague désarroi chez les adultes. Et c'est probablement celui-ci qui les incite à raconter cet événement, le mot d'enfant, de façon récurrente au fil du temps, comme une question qui n'aurait pas trouvé sa réponse. Alors, à force d'entendre raconter l'histoire, on finit par la trouver la réponse.


Le Délire

La disjonction de la réalité, l'instant du désarroi, peut revêtir la forme d'une véritable dislocation. Ce ne sont plus les seuls éléments qui ont produit le désarroi qui font vaciller la pensée comme les affects, brusquement, plus rien n'est à sa place, le monde se désarticule.

Que l'imaginaire ait produit un filtre pour ne pas envisager la confrontation à l'impuissance, qu'un clivage ait été construit pour la tenir à un peu plus de distance, cela peut n'avoir pas été possible.

Et voilà qu'un jour quelqu'un se met à "déparler". Cette expression que j'ai souvent entendue dans le sud-ouest, elle s'y emploie pour interpeller celui qui tient des propos qu'on préférerait ne pas entendre, une manière de se défendre de ce qui n'est pas agréable à connaître.
Dans le dictionnaire, déparler se définit par "discontinuer de parler" et ne s'employait qu'avec la négation : "il ne déparle pas" signifiait il n'arrête pas de parler, on ne peut pas l'interrompre, il nous casse les oreilles, il ne nous laisse pas en placer une, bref, il ne met pas de discontinuité dans sa parole.
Depuis, l'emploi de la négation a disparu, seule la discontinuité reste attachée au "tu déparles", mais elle est devenue en quelque sorte l'expression de la disjonction entre l'un et l'autre : "tu mets de la discontinuité dans ma réalité, tu me déranges" ; le désarroi de l'un n'est pas loin le "DÉLIRE" de l'autre non plus.

Le délire se présente comme une modification dans la structure imaginaire du monde ; la disjonction qui a suscité le désarroi est tellement insupportable que cette réalité éclatée se doit d'être modifiée. Freud parlait d'un retour sur le narcissisme et d'un désinvestissement des objets.
La disposition des mots demeure, les choses demeurent, le plus souvent. Mais les mots qui jusque-là servaient à distinguer les choses se déconnectent de cette fonction, se mettent à pouvoir désigner la chose et son contraire, mènent leur propre vie, les choses du même coup se déchaînent au sens propre comme au sens figuré.
Que l'on passe par la philosophie ou que l'on passe par la psychanalyse, nous savons bien qu'il y a différents champs de réalité, et nous pouvons le constater à toutes les séances, avec tous les patients comme avec nous-mêmes. Pourtant, ils sont lisibles et communicables dans une compréhension inter subjective qui même marqués d'une certaine ambiguïté mais reste dans un couramment accessible.
La relation du délire à la réalité se transcrit dans un registre tout à fait particulier.


  Lorsqu'il n'y a pas de délire patent nous avons affaire au registre du compromis névrotique, du masque, dont une personne est à la fois agent et acteur et dans lequel nous sommes logés et nous nous logeons à une place chaque fois nouvelle et différente.


Les mots et les choses du monde nous sont à peu près communs. La question de la temporalité si elle est centrale dans le travail des séances ne bute pas sur une impossibilité d'accéder à une forme de continuité historique susceptible de s'organiser avec ses moments décisifs, et l'insertion de son existence dans celle-ci.

Lorsque le registre de la réalité commune a été contraint à maintenir une disjonction particulière entre les mots et les choses du monde, tout se passe comme si les événements de la vie, l'historicité, s'ils peuvent être parfois lisibles pour l'analyste qui écoute, n'ont de représentation que dans une temporalité qui échappe à toute historicité énoncée ; les événements de la vie flottent dans une sorte de vide apparent de l'histoire, sont à rechercher à la trace.

La disjonction des éléments de réalité produit de nouveaux liens imaginaires, magiques, sur les traces de ce qu'en avait produit le mode pulsionnel puis l'imaginaire de l'enfant pour appréhender le monde.

Il n'y a pas de mensonge, il n'y a pas de masque dans ce discours, il y a même une très grande lucidité de la constitution de la réalité humaine mais elle ne peut pas servir, toute cette vérité de soi enfin libérée ne peut trouver aucune application dans la réalité commune, à de très rares exceptions près dans les domaines de la création artistique ou de découvertes scientifiques mais c'est encore une autre histoire.

Si l'on parvient à se laisser déloger de ses habitudes de pensée, cette expérience particulière de la réalité du monde qu'est le délire, nous pouvons y avoir accès et entrer dans ce monde.

Nous y rencontrerons non seulement l'histoire qui a amené quelqu'un à créer un autre registre de réalité vivable pour échapper à ce qui lui était insupportable, mais nous y rencontrerons aussi l'Histoire, car pour que la nécessité du délire s'impose, il ne suffit pas que l'histoire privée de quelqu'un l'y propulse, il y faut aussi un lien à l'Histoire. J'entends par là non seulement les événements historiques connus, mais l'Histoire de la société faite d'autant d'événements que la grande événementielle. Naître bâtard dans un village, dans la honte de la première moitié du siècle est une place qui ne concerne pas que l'histoire individuelle puisqu'elle est dans une très grande part induite par ce que l'histoire de la société de l'époque en imposait.

Ce n'est pas celui qui délire qui est discordant comme on a pu le dire, c'est la réponse à une discordance de la réalité qui s'exprime à travers un porte-parole.


le désarroi de l'entourage comme de la société est à son comble.


Tout cela est absurde et fort gênant. Après le "tu déparles" mi-gêné mi-amusé, puis inquiet, les choses s'organisent pour lutter contre ce dérangement, cette disjonction d'autant plus effrayante qu'elle siège dans une réalité extérieure dont le support est un semblable, une personne qui n'est plus avec des êtres réels. Alors, pour ceux l'entours le désarroi s'installe, de cette confrontation à un trouble dans les choses du monde :



Leur sentiment de réalité est totalement désarrimé de celui de la personne qu'ils ont en face d'eux, puisque le rapport des mots et des choses n'entretient en rien les rapports de causalité statistiquement normaux.

L'effet produit par la folie ressort de ce familier sorti de l'ombre, tous ses ingrédients ayant été connus, ressentis au moins dans le processus du narcissisme primaire, comme dans l'appréhension du monde par la pensée magique par exemple. Au-delà du désarroi surgit l'inquiétante étrangeté.
Selon les époques et les sociétés, une manière de rétablir le lien malgré tout a pu être de d'assigner ces personnes, pour le dire rapidement, à une place divine ou démoniaque, avec les actes de la société organisés pas forcément enviables, en rapport avec cette assignation.

Dans la société dans laquelle nous vivons, l'assignation est du côté de la maladie et le garant du retour à l'ordre normal des choses la psychiatrie. Je commence par dire qu'il y a de bons médecins psychiatres pour ne pas vexer ceux-là.
Mais enfin majoritairement, comme le signalait Lacan citant Péguy qui y avait eu affaire, IL Y A CES GENS QUI VEULENT, AU MOMENT OU LA GRANDE CATASTROPHE EST DECLAREE, QUE LES CHOSES CONSERVENT LES MEMES RAPPORTS QU'AUPARAVANT.

Comme le "n'être plus avec" mais être avec des éléments encombrants génèrent bien souvent une souffrance visible, la médecine est confortée dans son intervention.

Vouloir que les choses conservent les mêmes rapports qu'avant la disjonction est une forme de déni de la réalité.

Et pourtant, là, il faudra tout de suite résoudre le délire : quelques bonnes doses de neuroleptique y parviennent et parfois si le but n'est pas atteint quelques électrochocs dont la mode revient. Ça marche, le délire, en tout cas son expression, s'éteint.
Mais quel désarroi s'installe d'être brutalement sans élaboration aucune, replongé artificiellement dans une réalité méconnaissable, plate, à laquelle peut répondre un mutisme apparemment indifférent : "Je ne trouve plus les mots, ma tête est vide". Elle a été vidée.
Comme on ne dispose pas encore d'un médicament qui restitue les rapports des mots avec les choses quand tout est devenu étranger, alors, c'est la dépression. Elle est appuyée sur la désillusion de n'avoir plus aucun accès au monde d'avant, et l'impossibilité de se lier vraiment à ce monde d'après trop brutalement réintégré qui malgré le vœu de l'entourage en désarroi, n'est plus comme avant.
Il appartiendra de participer à ce qu'une personne a entrepris de restauration d'une réalité vivable pour elle, d'aller avec elle à la recherche des traces des événements de sa vie et de l'Histoire qui s'y est mêlée, d'accepter comme valides les constructions imaginaires, véritables mythes, grandes fresques poétiques comme on voudra, et d'en repartir pour rejoindre de quelque manière que ce soit, la communauté des parlants.
"Je suis celui qui est éloigné" disait Schreber, et il s'agira d'abandonner nos certitudes arrimées pour rejoindre cet éloignement et tenter d'en revenir ensemble.



Le désarroi du psychanalyste

Le vécu de la certitude délirante ne nous est pas étranger

En 1955 Lacan en faisait une intéressante démonstration que je vais tenter de résumer.

"Nous vivons dans une société où l'esclavage n'est pas reconnu. Il est clair qu'il n'est pas pour autant aboli. Il est aussi clair que la servitude n'est pas abolie, elle serait même généralisée : servitude par rapport aux exploiteurs, eux-mêmes serviteurs de l'économie. Ainsi, je cite "la duplicité maître-esclave est généralisée à l'intérieur de chaque participant de notre société".


Le discours de la liberté qui a sous-tendu révolte et révolutions dans la réalité de l'Histoire s'est avéré dans sa mise en acte non seulement inefficace mais ennemi de tout progrès dans le sens de la liberté. Et pourtant le discours de la liberté s'articule au fond de chacun de nous comme représentant le droit de l'individu à l'indépendance à tout maître, tout dieu, à une autonomie irréductible comme individu, comme existence individuelle.

Les droits de l'homme, de l'enfant, et mille autres choses cela appartient chez chacun de nous à un discours intime, personnel qui est bien loin de rencontrer sur quoi que ce soit les faits de réalité et même le discours du voisin.

"L'EXISTENCE CHEZ L'INDIVIDU MODERNE D'UN DISCOURS PERMANENT DE LA LIBERTE, MERITE EN TOUS POINTS D'ETRE COMPARE AU DISCOURS DELIRANT."
À l'épreuve des faits, notre attitude vis-à-vis de ce qu'il faut supporter de la réalité, ou de l'impossibilité d'agir en commun dans le sens de cette liberté, a le caractère d'un abandon résigné à la réalité, d'une renonciation à ce qui est pourtant une partie essentielle de notre discours intérieur.
Les psychanalystes que nous sommes ne sont évidemment pas indemnes de ce discours intérieur imperceptiblement délirant, personne dans l'état actuel des rapports inter-humains dans notre culture ne peut se sentir vraiment à l'aise.
Ce désarroi fondamental de l'homme contemporain il continue à habiter évidemment l'analyste dans son rapport à ceux qui font appel à lui.



Quelques conséquences du désarroi du psychanalyste


- D'une bien curieuse façon, ce désarroi de l'homme contemporain a pu être utilisé comme motif à une théorie de la "réserve", c'est-à-dire de silence pour tout ce qui pouvait concerner l'immersion des patients dans la réalité du monde au nom du fait que nous ne serions pas des directeurs de conscience. Bien sûr que nous n'avons pas à être pris dans une telle abominable fonction.

"Renonçant à toute prise de parti sur le plan du discours commun, avec ses déchirements profonds quant à l'essence des mœurs et au statut de l'individu dans notre société [...] la psychanalyse vise ailleurs, l'effet du discours à l'intérieur du sujet".


Cet énoncé de Lacan a eu les pires effets en ce qui concerne la pratique de la psychanalyse dans certains cercles dits lacaniens. Par contre, elle n'a pas entravé l'œuvre des directeurs de conscience médiatiques.

Mais on peut bien y repérer comment, après avoir remarquablement inscrit l'homme psychanalyste dans son lien intime avec le délire et la réalité, le désarroi suscité par le constat de cette disjonction entraînant l'abandon résigné à la réalité amène à l'un des destins du désarroi : le passage à l'acte, le mensonge, ici la réserve, le silence.

Les choses deviennent alors des mots qui n'auraient de rapport qu'à une réalité intérieure dite psychique. C'est pourtant à l'épreuve des divers registres de réalité du monde, des semblables, des ancêtres que la plus grande part de la réalité psychique s'est constituée.


- à coté du silence, une autre conséquence du désarroi du psychanalyste, passage à l'acte de la théorie, c'est le concept de "désêtre" comme aboutissement de l'analyse.


Une grande part de ce qui va se passer au cours d'une analyse, ce sera un processus de désarrimage, de disjonction tant à l'intérieur des constructions psychiques à l'œuvre, que dans le rapport entretenu du même coup avec la réalité. Désarrimage, mais aussi réarrimage à l'épreuve d'une réalité ancienne plus ou moins refoulée, voire transgénérationelle déniée.

L'analyste n'est pas tout-puissant et les moments de désarroi pour le patient sont inévitables et pas obligatoirement négatifs. Il y a des disjonctions qui désaliènent et cela n'empêche évidemment pas l'instant de désarroi. Il peut même se poursuivre par une forme d'état dépressif lié à la perte d'un fonctionnement si familier, occupant depuis si longtemps l'espace psychique comme l'être au monde : "Je ne me reconnais plus" entendra-t-on souvent.

Si l'analyste ne reconnaît pas ce désarroi, il risque lui-même de s'y retrouver lui-même, devant ce patient auquel il voulait du bien et qui se retrouve si mal. Il faut pouvoir porter ce temps de la perte, il y a là un des enjeux de la psychanalyse ; dans cette mise, le gain ne va pas sans le risque de la perte.


Ce sont ces moments de désarrimage, capables de produire du désarroi et un passage dépressif, qui ont fait l'objet de la valorisation du "désêtre" comme aboutissement de l'analyse.


Là encore, on peut voir comment le désarroi de l'analyste peut faire passer à l'acte de la théorisation bétonnée. Cet état de déprise de soi par ce qui s'était construit, s'il augure d'une fin possible d'au moins une séquence d'analyse, n'en est en rien la fin elle-même ?
Le vide qu'il laisse, s'il rencontre l'abandon de l'analyste, risque de faire revenir le temps d'une détresse qui rencontre un monde vide et en est réduite à ne le peupler que d'objets internes, narcissiques, sans rapport avec le monde, c'est-à-dire de produire éventuellement un délire.
Une manière de rétablir du lien à partir de ce vide face à l'abandon est de s'accrocher à faire plaisir à celui qui abandonne pour s'en faire aimer à tout prix, combler la perte par l'aliénation. On a pu en constater les effets dans certaines associations d'analystes qui perpétuent cet axiome.
Tout va mal pour vous, c'est bien, c'est le désêtre vous avez terminé votre analyse. Comment ne pas rester collé à celui-là pour être, au moins par procuration. Et comme aucun affect ne peut être reconnu dans cette épure, reste la reprise mimétique du pur savoir. À l'abri du désarroi, on récite, à moins qu'un trouble de mémoire...

 

intervention de Michèle Ducornet  
aux Journées de la Fédération des Ateliers de Psychanalyse
sur Le désarroi, novembre 1999
parut dans Epistolettre N° 20, février 2001

 

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