psychanalyse In situ


I. Critique du "Vocabulaire de la psychanalyse" 
de Laplanche et Pontalis (éditions P.U.F. )

Michel Luciani


1. accomplissement de désir Wunscherfüllung 
Ce terme, banal en allemand, se traduit couramment par "réalisation d'un souhait" ; le "Vocabulaire" reprend d'ailleurs ce terme de réalisation à "réalisation symbolique" traduisant le bloc symbolische Wunscherfüllung (il faut une inflexion sur erfüllung).
 
2. type de choix par étayage Anlehnungstypus 
Le terme allemand est employé par Freud dans Zur Einführung des Narzißmus (introduction au narcissisme) en 1914, opposé à narzißtischer Typus, pour définir les deux grandes orientations de choix d'objet. Anlehnungstypus peut se traduire par "profil ou type de recherche d'appui protecteur" opposé au "profil ou type de recherche narcissique". Le
terme de "profil" nous semble ici plus parlant que celui de "type". 

3. développement d'angoisse Angstentwicklung 
Le terme Entwicklung a-t-il été bien compris? dans ce contexte, il ne signifie pas développement au sens de croissance, d'extension, mais évoque une naissance, un début, une production de quelque chose; il faudrait donc traduire par "production d'angoisse". 

4. état de détresse Hilflosigkeit 
Le terme Hilflosigkeit est couramment traduit par "désarroi", "sentiment d'impuissance", "impuissance", car c'est un désarroi dû à un sentiment d'impuissance; le terme de "détresse" est sans doute un peu fort ; même si cette traduction n'est pas fausse, elle ne rend pas l'idée d'impuissance, car c'est bien de cela qu'il s'agit chez Freud. D'ailleurs l'allemand a d'autres mots correspondant mieux au français "détresse" : Not, Notlage, voire Verzweiflung (désespoir). Traduire Hilflosigkeit par "désaide", comme cela est proposé ailleurs, est un non sens. 

5. figubabilité? figurabilité? Rücksicht auf Darstellbarkeit 
Une coquille affecte apparemment le mot français, qui est sans doute prise en considération de la figurabilité. Rücksicht correspond à "prise en compte", mais la traduction "soumission" serait plus légère. L'expression allemande peut donc être rendue par "soumission à l'obligation de représentation figurative / plastique" (se dit de l'inconscient dans le rêve). 

6. inhibé quant au but zielgehemmt 
Se dit d'une pulsion qui est orientée vers une sublimation; traduction proposée: dévié(e) de son but par inhibition. 

7. jugement de condamnation Verurteilung / Urteilsverwerfung 
Se dit d'une manifestation pulsionnelle rejetée du fait d'un jugement négatif du moi. Freud l'emploie dans les premières lignes de Die Verdrängung, en explicitant Urteilsverwerfung, qui est un néologisme peu clair (das Urteil: le jugement; die Verwerfung:le rejet; rejet du jugement ou causé par le jugement?) par Verurteilung (condamnation) mis entre parenthèses: Später einmal wird in der Urteilsverwerfung (Verurteilung) ein gutes Mittel gegen die Triebregung gefunden werden. (Plus tard, il sera trouvé par le biais du rejet de l'élément condamné / de la pulsion condamnée par le moi un bon moyen pour lutter contre la manifestation pulsionnelle). Traduction proposée pour Urteilsverwerfung: "rejet de la pulsion condamnée par le moi".

8. moi-plaisir, moi-réalité Lust-Ich, Real-Ich 
Exemple-type de la formation d'un néologisme qui calque bien maladroitement l'allemand. Traduction proposée : "le moi soumis au plaisir", "le moi soumis à la réalité".

9. motion pulsionnelle Triebregung 
Pourquoi ne pas dire: "manifestation pulsionnelle ou "d'une pulsion ?" 

10. pulsions d'auto-conservation Selbsterhaltungstriebe 
Le terme Selbsterhaltungstrieb est couramment rendu par "instinct de conservation", que l'on pourrait garder ici, malgré le pluriel introduit par Freud, lequel pluriel indique plusieurs modes d'un seul et même instinct. On peut également imiter Freud et mettre "instinct" au pluriel en disant "les instincts de conservation", mais est-ce vraiment un gain, étant donné le caractère figé de l'expression française? Ce terme (instinct) a l'avantage de le distinguer des autres "pulsions", dont le mode opératoire est différent.

 
11. pare-excitations Reizschutz 
La traduction systématique de Reiz par "excitation" n'est pas correcte ; elle n'est pas claire et a l'inconvénient de confondre la cause (le stimulus) et le résultat (l'excitation). Le terme freudien correspondant à "excitation" est Erregung, lequel peut désigner aussi une "émotion" selon le contexte. L'explication de Freud dans Jenseits des Lustprinzips (au-delà du principe du plaisir) permet de proposer, pour Reizschutz, une traduction compréhensible : "le filtrage des stimuli". Car Freud explique bien que les stimuli ne sont pas totalement arrêtés; le "pare", 
faisant penser à un pare-feu, est une trouvaille peu heureuse. 

12. perception-conscience Wahrnehmungsbewußtsein 
Qui peut comprendre l'expression française? le composé allemand désigne chez Freud la conscience considérée dans sa fonction perceptive. Traductions proposées : "la conscience / en tant qu'appareil de perception / en tant qu'aptitude à percevoir / dans sa fonction perceptive". 

13. rejeton de l'inconscient Abkömmling des Unbewußten 
La racine allemande évoque un élément qui provient de, est émis par, d'où les deux sens courants, l'un, en droit, de "descendant" (héritier), l'autre, en chimie, de "dérivé", ce qui nous conduit à proposer de rendre Abkömmling par "émanation". On peut traduire la phrase de Freud (dans die Verdrängung) : die eigentliche Verdrängung betrifft psychische Abkömmlinge der verdrängten Repräsentanz par: "Le refoulement proprement dit concerne des émanations psychiques de la représentation pulsionnelle refoulée." (ce que Laplanche traduit par "rejeton du représentant refoulé").
 
14. renversement (d'une pulsion) dans le contraire Verkehrung ins Gegenteil 
La traduction littérale de l'expression allemande, qui est banale, produit un français plus que contestable. Traduction proposée: "inversion du sens / de l'orientation de la pulsion. Cette expression, de même que Wendung gegen die
eigene Person (voir ci-après) apparaît dans Triebe und Triebschicksale, de 1915. On pourrait d'ailleurs traduire Triebschicksale par : "les mutations des pulsions", appliquant le principe bien connu que le sens ultime d'un mot est fourni par le contexte, non par une entrée dans un dictionnaire. Le terme de Schicksal (destin, destinée ) en offre un bon exemple.

15. représentant-représentation Vorstellungsrepräsentanz 
Le "Vocabulaire" s'attaque avec courage et embarras à la traduction de cette expression allemande. Laplanche remarque avec justesse qu'il s'agit "de deux mots très voisins", traduisant un mot allemand "composé de deux substantifs très différents". Il est dit que "Repräsentanz doit être compris comme "délégation", ce qui, dans ce contexte, ne nous éclaire guère. Que voudrait dire "la délégation d'une pulsion" pour traduire Triebrepräsentanz? Ce serait aussi opaque que ce "représentant-représentation". On ne peut approcher d'une traduction satisfaisante de ce Vorstellungsrepräsentanz qu'en regardant de près l'emploi que fait Freud de ces deux mots, particulièrement dans Die Verdrängung (Le refoulement) et das Unbewußte (L'inconscient) datant de 1915. 

Freud ne donne pas au terme de Vorstellung un sens différent de ses acceptions courantes en allemand. Vorstellungdésigne l'action de rendre quelque chose ou quelqu'un présent à la pensée en mettant (stellen) une image devant (vor-) soi ou autrui, et, par suite, le résultat de cette action, d'où les traductions courantes de présentation / représentation. Mais la formation de cette image par un sujet résulte d'un travail de la pensée qui ne peut être totalement "objectif", il y a une élaboration personnelle, donc une formation qui est ou peut être une déformation.D'où l'autre traduction possible de Vorstellung: l'idée que l'on se fait de quelque chose; Freud ne l'emploie qu'une fois avec cette acception dans Die Verdrängung. Les 12 autres occurrences de Vorstellung (en) se rapportent aux représentations des pulsions, lesquelles, par définition, sont des images, des contenus, reflets et produits des dites pulsions.
 
Le terme de Repräsentanz est le substantif formé à partir du verbe repräsentieren, qui, en plus de l'idée de représenter quelqu'un en qualité de délégué, évoque l'idée d'être la représentation exacte de quelqu'un ou d'une chose concrète ou abstraite, d'en constituer une traduction, un substitut. Freud parle dans Das Unbewußte de la pulsion (der Trieb) et de die Vorstellung, die ihn repräsentiert, ce que l'on pourrait traduire par "la représentation qui en est la traduction / le substitut". Le terme de Repräsentanz est donc introduit par Freud pour indiquer qu'il y a 
fidélité absolue à ce qui est représenté, contrairement à la Vorstellung, qui est une représentation subjective, effectuée par un sujet ce qui implique une distorsion inévitable. Dans Die Verdrängung, Freud utilise le terme de Repräsentanz 8 fois, et le composé Triebrepräsentanz 8 fois également, que l'on peut traduire selon les phrases par 
représentation, représentant, et représentant de la / d'une pulsion, représentation pulsionnelle.
 
Il emploie tout d'abord Vorstellung comme synonyme de Repräsentanz, puis introduit la notion de quantité d'énergie : cette Repräsentanz, traduction / émanation de la pulsion, ne se traduit pas seulement par une représentation, une Vorstellung, mais par un quantum d'affect (Affektbetrag), par exemple sous forme d'angoisse. Freud dit à propos du quantum d'affect "qu'il correspond à la pulsion dans la mesure où elle s'est détachée de la représentation"es entspricht dem Triebe, insofern er sich von der Vorstellung abgelöst hat… La Vorstellung, de son côté, pourra se frayer un chemin vers le conscient sous forme de formations substitutives (Ersatzbildungen) au moyen du déplacement (Verschiebung). A propos de l'hystérie de conversion (Konversionshysterie), Freud écrit, toujours dans Die Verdrängung : Der Vorstellungsinhalt der Triebrepräsentanz ist dem Bewusstsein gründlich entzogen." : Le contenu de la représentation qui est faite de la manifestation de la pulsion est totalement 
soustrait à la conscience." On peut traduire aussi, plus clairement, par :"Les éléments par 
lesquels on se représente la manifestation d'une pulsion sont totalement soustraits à la 
conscience." Le mot composé Vorstellungsrepräsentanz apparaît une fois dans Die Verdrängung sous la 
forme de (Vorstellungs-) Repräsentanz, à propos du refoulement primaire, et une autre fois 
dans Das Unbewußte, où Freud écrit, pour expliciter l'expression unbewusste Triebregung :

"Wir können nichts anderes meinen als eine Triebregung, deren Vorstellungsrepräsentanz 
unbewußt ist, denn etwas anderes kommt nicht in Betracht
." 
Vorstellungsrepräsentanz signifie : "la traduction / le substitut de la pulsion sous forme de représentation" ou "l'expression de la pulsion sous forme de représentation". Deux traductions au moins de la phrase citée sont correctes: "Nous ne pouvons avoir rien d'autre à l'esprit que la manifestation d'une pulsion dont la représentation qui en est la traduction est inconsciente, car il ne peut être question d'autre chose." Ou bien: "Nous ne pouvons avoir rien d'autre à l'esprit qu'une manifestation pulsionnelle dont la traduction sous forme de représentation est inconsciente…" On peut penser à une traduction plus légère: " Nous ne pouvons avoir rien d'autre à l'esprit que la manifestation d'une pulsion dont les éléments qui la représentent sont inconscients…" Ces éléments sont, comme on vient de le voir, le quantum d'affect et les formations substitutives.

16. représentation-but Zielvorstellung 
Zielvorstellung peut signifier "but envisagé", "représentation d'un but à atteindre" ou "représentation sous-tendue / provoquée par un but à atteindre, représentation ciblée" ; chez Freud (Die Verdrängung, 1915 "Le refoulement"), ce second sens s'impose. On pourrait donc proposer la traduction: "représentation ciblée". Laplanche, lequel ajoute "en traduisant par "représentation-but" et non par "représentation de but", nous pensons être fidèles à l'esprit de 
Freud"! Sans vouloir être trop critique, on est obligé d'objecter que, pour être fidèle à quelqu'un, il faudrait déjà traduire sa pensée de façon compréhensible. Laplanche traduit dans le même article Wunschvorstellung par "représentation de désir", terme banal s'il en est en allemand, et correspondant au français fantasme. On objectera sans doute que fantasme traduit déjà l'allemand Phantasie. Mais la Wunschvorstellung est aussi une Phantasie, l'expression du désir étant seulement plus explicite que dans les Phantasien freudiennes.

17. représentation de chose, Sachvorstellung, représentation de mot Wortvorstellung 
Pourquoi ne pas dire en français : "représentation non-verbale / figurative" et "représentation verbale", puisque c'est ce qui est décrit par Freud, lequel précise dans le chapitre VII de "L'inconscient" que seule la représentation non-verbale est inconsciente. 

18. retournement sur la personne propre Wendung gegen die eigene Person 
Autre cas de traduction littérale peu correcte ; il s'agit d'un "retournement contre soi", chacun comprenant que ce qui se retourne (la pulsion) est différent du "soi", la personne, comme l'agressivité dans le cas du masochisme. L'allemand ne peut dire, comme en français, gegen sich, parce que le sich, pronom réfléchi, n'a pas la souplesse de l'équivalent français et signifierait que la pulsion se retourne contre elle-même. 

II. Freud : Wo Es war, soll Ich werden… 


Il faut reconnaître que la traduction de Freud en français se heurte à quelques difficultés, mais le déficit linguistique des "traducteurs" (i.e. leur connaissance insuffisante de l'allemand) est également un sérieux obstacle. Que dire du célèbre "Wo Es war, soll Ich werden", de la 31è des Nouvelles Conférences de 1932, traduit (par Lacan, si je ne m'abuse) "Où était le Ça, le Moi doit advenir"? C'est tout ce qu'on veut, sauf fidèle, sinon pire, puisque ce n'est pas le Moi qui va là où était le Ça, mais celui-ci qui "monte" vers le Moi, si l'on adopte le symbolisme universel selon lequel le "sombre" monte vers la lumière.

Cela dit, si la formule de Freud était déjà parfaitement claire en allemand, sa traduction eût été évidemment plus simple. Et d'abord : Y a-t-il simple jeu de mots entre Es et Ich (=(le) ça, (le) moi), ou bien l'absence d'article devant Es et Ich permet-elle de comprendre "du ça, du  moi" ? Peut-être faut-il appliquer ici le précepte freudien : en métapsychologie, le sujet qui dit "X ou bien Y" veut dire en fait "à la fois X et Y". Et on voit bien le parallélisme sein-werden, être-devenir, mais si sein va avec wo, que faire de werden articulé à un wo, puisque werden n'évoque pas une relation spatiale mais un devenir? 

La principale erreur consiste précisément à prendre le wo dans un sens spatial (où), entraînant la traduction du dynamique werden par un "advenir" à connotation spatiale. Wo a un second sens, très courant, équivalant à un wenn conditionnel, par exemple dans "er hilft, wo immer er kann" : "il aide quand il peut / chaque fois que cela lui est possible". Cela nous permet de voir que werden ne se rapporte pas à wo, mais au Es, véritable sujet de la phrase, car, en dépit des apparences, le Ich est attribut, pas sujet : Le moi ne va pas là où était le ça, mais le ça devient le moi! 

En fait, si Freud avait voulu être plus clair, il aurait probablement ajouté : "Wo Es war, soll dieses Es Ich werden", mais la formule eût été moins percutante. On peut penser par ailleurs que le choix du wo par Freud en lieu et place d'un wenn ou jedesmal wenn n'est pas tout à fait fortuit, car le double sens du mot, spatial et conditionnel, renvoie aussi à la structure topique.
 
Le prétérit war étonne, un passé étant accolé à un futur ; il se réfère sans doute implicitement au fait qu'un contenu inconscient ne peut parvenir à la conscience qu'en devenant d'abord préconscient, donc en n'étant déjà plus tout à fait inconscient. Freud termine sa phrase par : "es ist Kulturarbeit wie die Trockenlegung der Zuyderzee". La question qui se pose à tout traducteur est de savoir s'il doit essayer de garder un jeu de mots (ici Es et Ich), et de conserver une relative opacité linguistique originelle ; ce n'est pas mon avis, parce que le traducteur doit avant tout communiquer. Et que voudrait dire "partout où l'inconscient était…?" D'où une traduction possible :"Partout où/ Chaque fois qu'/ il était inconscient, un élément doit parvenir à la conscience du Moi, c'est un travail de civilisation comme l'assèchement du Zuyderzee". (le Zuyderzee de Hollande, sorte de mer intérieure dans une vaste baie produite par les tempêtes de la mer du Nord, fut en partie poldérisé, ce qui fit gagner 220.000 ha sur la mer). 

 

Michel Luciani
septembre 2005

 
 

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