psychanalyse In situ


Cannibalisme

Sérgio Telles

(Traduction : Eliezer de Hollanda Cordiero)

 

Nous étions, mon épouse et moi-même à bavarder tranquillement chez des parents, sans nous soucier de la présence de notre neveu âgé de deux ans, qui courait dans tous les sens. Tout d'un coup, nous avons été interrompus par le petit garçon , qui, tout en montrant le ventre de mon épouse enceinte de 7 mois , lui dit: «Tu crois que je ne sais pas que tu as mangé l'enfant qui est dans ton ventre»?

Les propos de notre neveu nous ont fait rire, ce n'étaient que des propos d'enfant, mais le garçon quitta la pièce où nous étions visiblement indignés.

Il mettait en évidence l'une des découvertes de Freud concernant les « phases de l'évolution libidinale » et produisait un fantasme typique de la phase orale cannibalique ou sadique orale. Dans cette phase, prédominent chez l'enfant des fantasmes de manger la mère ou d'être par elle mangé. De tels fantasmes de dévoration sont la conséquence du désir infantile de ne pas se séparer de sa mère, de se fondre en elle, mais aussi sa volonté de la détruire car il s'est senti abandonné et frustré dans ses désirs. Les fantasmes agressifs envers sa mère provoquent chez l'enfant la peur d'une vengeance de sa part, un sentiment de culpabilité lié à ses fantasmes. Dans les deux cas, le résultat pourrait être la crainte d'être dévoré par la mère.

Les phantasmes sadiques oraux sont en même temps liés à l'apparition des dents et à la possibilité de les utiliser pour mordre, ronger, déchirer, mâcher, activités jusqu'alors impossibles pour le petit enfant, qui ne pouvait que sucer les aliments.

La phase orale s'installe au tout début de la vie et montre l'intime intrication des pulsions sexuelles et d'autoconservation. Les premières s`étayent sur les secondes, trouvent un objet, une direction et une source organique. Cette liaison offrira les tous premiers modèles des représentations psychiques concernant l'interne et l'externe, le dehors et le dedans, la distinction entre le moi et l'autre. L'absorption d'aliments et leur expulsion par des vomissements sont les prototypes corporels ou somatiques des mécanismes psychiques d'incorporation, d'introjection et de projection.

La transformation allant de l'incorporation («je mangerai un morceau de ma mère, je la garde au-dedans de moi en évitant de la perdre et j'obtiens ainsi ses qualités») à l'introjection («je garderai cette image de ma mère dans ma tête car je ne veux ni ne peux me séparer d'elle») parvient à l'identification («je veux que demeure en moi des traits et des éléments qui représentent et signifient ma mère, lesquels vont organiser mon psychisme tout en me permettant d'être comme elle dans certains aspects importants»), tout cela peut très bien illustrer le processus d'évolution mentale à partir de modèles basés dans le fonctionnement corporel avant le plein établissement de son fonctionnement psychique.

Le sujet humain se constitue dans des processus qui peuvent avoir pour référence les phases d'évolution de la libido, la transition qui mène du narcissisme à la phase objectale, du processus primaire au processus secondaire ou encore de l'abandon de la relation duelle fusionnelle avec la mère à l'acceptation de la castration symbolique apportée par la présence du père.

De nombreuses difficultés parsèment la constitution du sujet humain, l'éloignant presque entièrement des références biologiques et naturelles. Ce sont elles les causes des troubles psychiques, allant des perturbations névrotiques- dans lesquelles le sujet souffre de ses fantasmes et s'impose des obstacles à la réalisation de ses désirs, mais sans rompre le lien avec la réalité- aux troubles psychotiques, où il y a rupture du contact avec la réalité.

Ces idées me sont apparues lorsque j'ai lu, récemment, l’histoire de Armin Meiwes, dit le "cannibale de Rotenburg. De quoi s’agit-il?" 

Armin Meiwes, un allemand né en 1961, a passé un «contrat» avec  Bernd Jurgen Brandes pour le tuer et ensuite le manger.  Les deux hommes se sont rencontrés dans la résidence de Meiwes en mars 2001, où le « contrat » s’est réalisé. Avant de se faire tuer, Brandes a accepté que Meiwes lui coupa le pénis,  mangé ensuite par les deux hommes. Meiwes fut arrêté en décembre 2002, après avoir recherché par Internet,  d’autres « volontaires » acceptant de telles pratiques. Meiwes fut  jugé pour homicide avec des circonstances atténuantes et condamné à 8 ans et demi de prison.

Ce fait divers à fait la « une » des journaux et des médias, suscitant des débats dans les milieux psychiatriques sur l’état mental du  condamné  et sur sa condamnation, dans la mesure où Brandes avait été consentant et avait accepté le contrat en connaissance de cause.

 Ce fait divers inspira des chansons à des groupes rock, en Allemagne et aux États-Unis, tandis que la  cinéaste allemande, Rosa von Praunheim, manifesta son intention d’en faire un film.

Il existe une abondante information sur cette affaire, notamment disponible par l’Internet.  En avril 2005, un tribunal allemand  repris l’affaire en main car les avocats de la victime estimaient que le coupable relevait d’une condamnation à perpétuité pour homicide qualifié et sans circonstances atténuantes.

En termes psychanalytiques, il a réalisé vraiment un fantasme qui a existé en nous tous et que nous négocions de différentes façons, en le transformant, comme nous l'avons écrit plus haut, en des succédanés psychiques d'incorporation, d'introjection et d'identification, e, en partie, en le refoulant. Ce fantasme peut parfois nous faire signe, bien déguisé, dans des rêves, des fantasmes, des symptômes oraux. Le fait que Meiwes ait pu conserver ce fantasme - d'après ce qu'il a déclaré aux journaux- en tant que fantaisie consciente liée à un désir toujours présent, et qu'il ait finit par la réaliser, traduit une faille extrêmement grave dans le processus de symbolisation, caractéristique de la psychose.

J'ouvre ici une parenthèse afin de commenter l'importance de l'Internet dans le cas de Meiwes, où la toile a montré son incroyable pouvoir d'attirer des personnes, qui, autrement, ne se seraient jamais trouvées prises dans une telle situation. En effet, les espaces où l'on parle, apparemment confidentiels, permettent l'exposition de fantasmes et désirs les plus bizarres et la possibilité de rencontrer quelqu'un avec des intérêts semblables. Mais, nous pouvons penser que la survenue du cannibalisme dans ce cas de figure est rarissime. Rappelons que la possibilité offerte à certaines personnes d'exprimer socialement ce type de fantasme sans subir des sanctions immédiates, n'existait pas avant l'Internet. Or, la possibilité d'exprimer de tels fantasmes peut permettre la rencontre avec d'autres fantasmes complémentaires, comme chez le partenaire de Meiwes, Bernd Jurgen, un suicidaire, qui, probablement, avait d'importants fantaisies d'être dévoré par une mère sadique, ce qui a été déterminant pour la suite des événements.

Récemment, j'ai lu en “Vanity Fair” (March 2001 – «Pleasures of the fur» http://pressedfur.coolfreepages.com/press/vanityfair), un long reportage sur des personnes qui s'auto intitulent des “furries” (“poilus”) car elles aiment faire l'amour habillées avec des vêtements fantaisistes comportant des petits animaux en peluche. Une nouvelle forme de perversion, pour ainsi dire, où, encore une fois, l'Internet a joué un rôle d'importance capitale. L'Internet a rendu possible à ces individus de parler en public,- mais en secret- de la forme singulière par laquelle s'exprimait leur érotisme, et leur a permis la découverte que d'autres partageaient cette modalité particulière de fantaisie ou pratique sexuelle, premier pas vers des rencontres publiques qui attirent l'attention des médias.

Mais retournons au cannibalisme et au cas concernant Meiwes. Ces considérations sont bien connues du savoir psychanalytique et montrent le fait paradoxal que, plus l'acte homicide est violent en sa réalisation et porte atteinte à l'intégrité du corps de la victime, en le dépeçant , l'étripant, etc. , plus il matérialise dans la réalité , des fantasmes archaïques inconscients et universels. Je me suis efforcé de les exposer ici dans le but, encore une fois, de témoigner de ce savoir si fondamental et précieux , souvent le grand oublié de la psychiatrie, qui l'ignore et le méprise.

Je crains que la gravissime pathologie dont souffre Mr. Meiwes ne l'empêche de vivre normalement en société, d'où la nécessité que des mesures coercitives à son encontre soient prises par l'appareil juridique de l'Etat. Mais, dans un tel cas, pour quoi se cantonner à des recherches d'imageries cérébrales montrant des altérations de régions anatomiques entraînant des perturbations au niveau des neurotransmetteurs et de leur plus ou moins grande efficacité ? Ne serai-il préférable de faire des études plus approfondies sur l'organisation familiale de cette personne ? Pour quoi ne pas reconnaître les immenses failles symboliques de son psychisme, caractéristiques de la psychose ? Comment serait-il possible de tenir compte des forclusions, dissociations, dénégations implicites au cas, autrement que par le moyen de la parole, du langage, de la construction de son passé symbolique, et en entendant ses fantaisies les plus primitives liées au désir mortel de fusion avec sa mère?

   

Sérgio Telles
octobre 2005

 

 

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