psychanalyse In situ 


La boulimie, une torsion du corps, 
un démenti cinglant au sentiment d’inexistence

Claude Guy

 

Celles et ceux[1] qui souffrent de boulimie sont des êtres sacrifiés ou plus exactement, qui se sont sacrifiés, n’ont pas eu d’autre choix que d’être en posture de victime sacrificielle. Ils commencent souvent par parler du merveilleux lien existant entre eux et leurs proches. Aucun problème, une mère formidable et parfois un père un peu absent –mais cette remarque semble être jetée en pâture au psy presque pour l’abuser, lui qui, comme tout le monde, entend dire partout que absents, les pères le sont aujourd’hui effectivement rendant cette assertion d’une telle banalité qu’il ne s’en offusquera pas ou qu’il s’en servira au mieux comme un os à ronger - au point qu’on pourrait se demander s’il n’y aurait pas une cause tout à fait extérieure au sujet.

Cette idée n’a d’ailleurs pas manqué puisque, non seulement la société en serait responsable par le mode de nourriture proposé (presque imposé) aux populations mais, comme si cela ne suffisait pas, des scientifiques prennent le relais en laissant penser qu’ils sont sur le point de trouver le gène responsable, (qui fait la une des magazines en quête de solution-miracle), tombé sans raison et au hasard ce qui bien sûr peut toucher n’importe qui (formidable injustice) et prend d’autant plus d’importance qu’il éloigne le spectre d’une « responsabilité » quelconque de la lignée.

Dans un livre, « La tortue sur le dos »[2], une femme, qui se définit comme boulimique (elle précise qu’elle l’a été de quinze à trente-sept ans) raconte : « depuis des années, mon corps est un accordéon qui joue la gamme de mes émotions. Je suis grosse, et c’est ma faute. Pas d’hérédité, pas de dérèglement hormonal. Rien que de gargantuesques quantités de nourriture ingurgitées en un temps record ». Elle est d’autant plus fondée à se trouver coupable que les spécialistes de cette affection proposent le plus souvent des explications, certes vraies, mais fortement réductrices, qui ne changent rien et la renvoient à une autre origine que la nourriture, mais dont personne n’arrive à dire quelque chose, pas même elle.

Les discours tiennent pour acquis que « l’anorexie et la boulimie ne sont pas un problème de poids mais un signe de détresse. Les aliments neutralisent temporairement cette détresse, comblent le gouffre de peine, de chagrin ou de frustrations et finissent par gérer toutes les émotions. Manger devient la façon de réagir aux contrariétés de la vie », « plusieurs facteurs jouent dans le développement de l’anorexie et de la boulimie, mais ce qui entoure l’image corporelle et l’estime de soi demeure la pierre angulaire des troubles de l’alimentation. Parmi les facteurs qui agissent négativement sur l’estime de soi, on retrouve les diktats de la beauté qui inondent les médias, les magazines, contaminent les attentes masculines et suscitent une multiplication de diètes miracles. Dans notre société, les diktats ne proposent qu’un unique modèle de beauté, associé à une minceur qui ne correspond pas à la majorité des femmes. Sans s’en rendre compte, la femme vulnérable se sent dévalorisée. Elle confond l’être et le paraître[3] ».

Cette question du paraître n’est pas un hasard dans la problématique de l’anorexie et de la boulimie. Simplement l’effet et la cause sont confondus.

Si l’enfant se voit d’abord dans les yeux de sa mère (stade du miroir), là il s’agit d’un double effet. La fille a naturellement besoin du regard de sa mère pour vivre, mais la mère elle-même, du fond de sa détresse a besoin du regard de l’autre (en premier lieu celui de son enfant) pour se sentir vivante. Il n’y a donc pas de dissociation. Il s’installe alors un tourbillon un peu fou, où chacune attend de l’autre qu’elle avère son existence-même, installant de façon durable et enkystée un lien indissociable, une fusion.

Que la boulimie et l’anorexie soient un signe de détresse, c’est certain. La douleur qui les prend au ventre, « comme une ceinture de feu », dit le désespoir. Elle rappelle à ceux qui en souffrent le rapport nourricier à leur mère, tel qu’elles le leur ont imposé comme mode de relation exclusif à vivre à deux.

Les liens, apparemment indissociables du couple mère-boulimique, mère-anorexique sont plutôt vides. Ils concernent le quotidien et ses tracas directement vitaux (santé, nourriture …), et non la façon dont son enfant se nourrit de la beauté des choses, de l’amour et des rencontres. Ce que ces mères ne peuvent pas faire. La fille a besoin de ce lien, comme signe de ce lien et non pour ce qu’il est. Si sa mère ne lui fait pas signe, elle est dans un vide profond. Quand elle le fait, à sa façon, minimale, ça ne lui convient pas. Le corps prend sur lui le manque. Il crie famine, mais la nourriture ne peut pas remplir le manque, le vide de la relation originelle. Le jour où une boulimique ne veut plus répondre au questionnaire presque trivial qui lui est imposé par sa mère et qu’elle n’a pas pu faire autrement que d’accepter jusque-là, le malaise s’instaure. Pour la première fois, elles peuvent enfin partager une émotion, même si celle-ci n’est pas très agréable. Ouverture essentielle, à condition que chacune puisse le supporter.

Ce type d’affirmation « je me suis entendu lui dire ce que je savais qu’il ne fallait pas lui dire au moment même où je le lui disais » dit assez bien la torsion que la boulimique s’impose, où une partie d’elle lui commande d’aller dans le sens de l’autre, d’enfourcher son désir alors même que son être intime lui commande le contraire. Elle est coincée, désespérée au point de penser parfois à la mort, au suicide. Mais justement, là où elle a le sentiment d’avoir perdu ce combat, tout en elle dit le contraire. Elle existe, elle veule exister et le seul moyen qu’elle trouve, c’est précisément le corps, ce trop de corps qui crie par tous les bouts, par tous les replis de la chair son désir de vie.

La boulimie est un démenti cinglant à l’impression d’inexistence, de peu de présence que les boulimiques ressentent d’elles-mêmes. C’est pourquoi elles tiennent à leur symptôme, seul moyen de crier le contraire de ce qu’elles vivent. Ceux qui les soignent notamment par des régimes alimentaires ne se rendent pas compte qu’ils leur confisquent leur seul signe de résistance. Et c’est aussi pourquoi ça ne marche pas, j’ajouterai même heureusement.

« Nous n’existions que dans des rôles et autour de la table, puisque nos parents y attachent une grande importance, la seule même » précise-t-elle. « Et c’était en outre le seul moment de véritable présence de notre père, qui, aussitôt la table quittée, disparaissait occupé par je ne sais quelle tâche ». Cette affirmation vient souligner la forte présence de ses parents comme tels.

Priorité à la politesse, au fait d’être bien élevé, aux études, tout ce qui a trait à l’image, à la représentation. « Petite tu étais impossible, ton père a dû sévir devant tes frasques, les enseignants nous convoquaient régulièrement pour te remettre dans le droit chemin jusqu’à ce que tu rentres dans le rang ». Et puis, plus rien. Sage comme une image, bonne élève, bonne fille …

L’enfant un jour interroge ses parents sur leur être-homme et femme. A quoi sers-tu toi, pour toi m’a dit un jour ma fillette de cinq ans. Dire je suis ton père, ta mère implique que l’enfant ne peut exister lui aussi que comme enfant, fils ou fille alors que tout son être veut aussi autre chose, que tout l’y pousse. Si ce qu’il veut être, ce à quoi il est appelé à être est réprimé, il s’énerve et devient le nerveux, l’hyper actif comme on dit aujourd’hui pour dire la même chose puis, peu à peu, l’a-normal, le fou…

Son père la qualifiait de « sème la panique ». Ce qu’il faut entendre dans son sens radical car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le seul fait qu’elle existe, qu’elle soit, interroge l’autre sur ce qu’il est et donc sème effectivement la panique, la peur chez ceux qui se sentent (à bon escient) interrogés, interpellés. Pour n’avoir pas à y faire face, pour n’avoir pas à y répondre, à force de n’en vouloir rien savoir ils l’enferment, la mettent hors d’atteinte pour être loin de son être, ils la repoussent dans une solitude où plus rien n’a d’importance, ne vaut le coup d’être vécu. Ne reste plus que le corps et ce qu’il dit avec peu de chance d’être entendu puisque c’est son manque de volonté à résister aux attraits de la consommation qui devient la raison de son malheur. Elle est exclue et s’exclut. D’autant plus que son aspect lui pèse et qu’elle doit faire un effort considérable pour se plaire, s’aimer assez pour plaire, aimer et rencontrer.

Tout comme pour l’anorexie, cette « haine » de soi peut conduire à rester seule, à ne pas rencontrer d’hommes et donc à ne pas avoir de rapport sexuel, dont j’ai déjà signalé que c’est une des épreuves nécessaires pour se confronter à sa mère et se sentir incluse dans la lignée des femmes. Elle n’y est donc pas incluse. Nous sommes là au cœur de ce que signifie la boulimie.

Être différente des autres femmes de la lignée, dont l’appartenance au féminin est signée par l’enfantement comme le prouve leur existence même. Or, cet empêchement à être femme, ne peut pas être décidé par la jeune femme elle-même. Si elle ne peut y accéder c’est précisément que l’accès le lui est interdit ou qu’elle l’a entendue comme tel.

Si c’est le cas, ne pas rencontrer d’homme signifie bien l’incapacité de jouer son corps sur un autre registre. Comment rencontrer quelqu’un dont on saurait qu’il est là pour remplir le vide qui nous taraude nous-même ? Comment infliger à un autre les souffrances qu’on a vécues dans sa chair, c’est-à-dire répondre du vide de l’autre, être utilisé pour son manque à être ? Mieux vaut rester seule, crier son désarroi. Et le cri prend toute la place.

Le corps des boulimiques est encombré. Il ne cesse de les appeler, de les rappeler à leur bon souvenir. Sauf que ce cri n’est pas entendu. Il ne l’est pas, d’abord par les proches qui y sont directement liés et s’y verraient donc inclus, interrogés et par la société (les autres, notamment le corps médical) qui considère cette affection comme une maladie du siècle, de la mal (trop) bouffe quand elle n’y voit pas une question de manque de courage ou de volonté. Ce véritable tintamarre, cette pesanteur, ce ballonnement constant sont là pour empêcher le corps d’entendre et de ressentir d’autres émotions (notamment amoureuses), des appels de vie, des désirs qui mordent la chair, tous ces petits riens qui signalent la présence d’autre chose qu’en fait les boulimiques refusent. Les princes charmants, les hommes qui passent et dont l’image les hante en permanence indiquent (par leur seule présence) que les sentiments amoureux existent, qu’il y a du possible même si pour le moment l’accès leur en est précisément impossible.

Les familles où les adultes s'interpellent entre eux selon la fonction qu'ils occupent avec leurs enfants et/ou leurs petits-enfants montrent qu'ils existent principalement dans leur fonction (à tout le moins qu'elle est fondamentale et première). C'est ce qui se transmet aux enfants et aux petits-enfants et qui pose pour eux-mêmes et pour leurs descendants la question de l’être-même de leurs ascendants. Ils ne peuvent pas entendre l'appel à être ce qu'ils sont puisqu’ils sont bloqués, arrêtés à ce qu'ils représentent aux yeux des autres, représentation qui leur tient lieu d'identité.

Parent, c’est un état entre fonction et être qui ne saurait être réduit à l’un des deux termes. C’est bien l’alchimie des deux qui le fonde. C’est pourquoi on peut être rattrapé dans son être-parent par son être-enfant tel qu’on l’a vécu. La naissance d’une fille pour une femme la renvoie directement à sa propre naissance. Si sa naissance a coïncidé avec la fin du vécu de femme de sa propre mère (par exemple après la fuite de son amant, père de l’enfant) il y a de fortes chances pour que la petite fille la renvoie à cet événement majeur.

« Ma mère ne se concevait pas sans enfant » m’a confié un jour un homme. Son père ne voulait pas d’enfant et n’est pas venu assister sa femme, refusant sa présence auprès d’elle pour cette naissance. Elle s’est fait endormir et était dans les limbes quand elle s’est effectivement conçue grâce à l’enfant qui arrivait. Depuis, il croit que c’est son job de concevoir les femmes, de les faire advenir femmes. Il ne rencontre que des femmes non « conçues », non désirées par leur père. S’il réussit, il gagne en valeur, oubliant que sa réussite-même le conduit aussitôt à les perdre puisque une fois « conçue » elles n’ont plus besoin de lui et le quittent. Tout est à recommencer.

L’enfant se sent souvent pris, coincé dans le désir de ses parents et il craint que, s’il ne suit pas ce qu’ils veulent pour lui, ceux-ci ne l’aiment plus. Il peut aussi être pris dans des difficultés propres à ses parents, non résolues parce que le plus souvent inaudibles. Il les prend sur lui sans que ni lui ni eux ne s’en rendent compte. Il n’est pas rare par exemple de constater la jalousie d’un homme envers cet enfant qui enchante et ravit sa femme. Outre qu’il revit le manque de ce qu’il n’a pas eu avec sa propre mère, surtout si l’enfant est un garçon, il pense que le meilleur moyen de reconquérir sa femme, est de faire l’enfant à son tour . J’ai rencontré un jeune père qui en passa littéralement (et fortuitement) par la fenêtre, ce qui le mit dans la situation de se faire « dorloter » par sa femme, comme l’enfant qui a besoin de soins et d’attention permanents.

Ce sont de telles situations (et bien d’autres, qui touchent toutes à l’existence de l’être humain comme tel) qui peuvent pousser à vivre un symptôme aussi désespérant.

La boulimie, c’est le cri que pousse l’enfant qui veut vivre et qui ne peut y arriver parce qu’il n’a d’existence que dans ce qu’il rappelle et ravive. Moins grave que l’anorexie qui met en jeu la vie-même, elle n’en est pas moins une atteinte, plutôt émouvante, pathétique en tout cas, au cœur même de l’être vivant.

 

L’anorexie, l’autre face d’un même enjeu.

 

Je me demande si l'anorexie et la boulimie (son symptôme jumeau dizygote) ne seraient pas une des réponses, la plus pathétique vue l'enjeu, à l’emprise de la mère sur sa fille, jusqu'à son corps, ses organes. Sorte de point de non-retour mais, paradoxalement vivant du moins si l’appel, le cri lancé à l’aide de ce symptôme peut être entendu comme tel et non comme une maladie de société.

Pas de différence entre ton corps et le mien, toi et moi c'est la même chose. Ces mères confisquent toutes les tentatives de leurs filles de se singulariser, d'exister pour elles-mêmes. Elles les ont suivies à la trace et leur ont pris jusqu'à leurs appels de vie pour s'en nourrir et faire pièce à la dépression et au propre vide qu'elles ressentent. Ce n’est ni délibéré ni méchant. Elles tentent de réparer le manque qu’elles ont eu de leur mère en investissant leurs filles en totalité et totalement. La littérature sur le sujet nous en fournit aujourd’hui maints exemples comme ce témoignage d’une mère qui écrit à sa fille anorexique disparue récemment, « j’avais besoin de savoir si tu te considérais comme un enfant de remplacement puisque née juste un an après la mort subite de Tiphaine. Tu pensais au contraire avec certitude que ta naissance nous avait comblés de joie. Tu avais raison[4] ». Outre que l’ambiguïté demeure, penser que sa naissance a comblé de joie ses parents ne dit pas qu’elle ne se considère pas comme un enfant de remplacement, c’est le « tu avais raison » qui est étonnant, comme si cet apparent acquiescement de sa fille valait pour elle et du coup, rendait l’idée caduque. Il n’en est rien. On le constate aussitôt après quand elle dit « un jour où jeunes mariés nous nous promenions dans un petit cimetière provençal, nous nous étions arrêtés devant une tombe minuscule. Je me souviens avoir dit à ton père que je ne pourrais survivre à une [i]telle épreuve. Voilà que cela m’arrivait et que je survivais. J’ai survécu grâce à toi, grâce à cette petite vie que j’ai très vite sentie en moi et qui m’a permis d’avoir encore foi en l’espérance ». L’idée la submerge tellement qu’elle nous fait part un peu plus loin d’un petit déplacement de date lui permettant de la repousser : « décembre 75 est arrivé. Le 8, douloureux anniversaire de Tiphaine est passé, je ne voulais pas que tu naisses ce jour-là. Tu as attendu le 11 et tu t’es annoncée ». Ce qui n’a apparemment pas suffi au bébé qui « née en pleine nuit, a donné quelques frayeurs au médecin parce qu’elle avait le cordon ombilical autour du cou ». la petite fille avait compris ce dont la mère témoigne deux pages plus loin, sans s’en rendre compte : « Ta naissance avait été une nécessité : si Tiphaine avait vécu, tu n’aurais pas vu le jour, ta présence parmi nous me semblait donc inéluctable. Cela me dépassait mais me donnait confiance en toi et en la vie ». On ne peut pas mieux dire que cette petite fille est née pour tout autre chose que pour elle et qu’il y avait de fortes chances pour que sa mère veille particulièrement sur elle ce qu’elle a probablement vécue comme une atteinte insupportable à son intégrité, à ce qu’elle était comme autre.

Cette idée, lorsque j’ai eu l’occasion de l’exposer, a rencontré beaucoup de résistance. Certaines, concernées au premier chef, se sont élevées contre elle avec une telle véhémence que j’ai dû y revenir. Ce serait même d’une absence dont il serait question, m’a soufflé une jeune fille qui parlait des graves dépressions de sa mère durant ces huit premières années à elle.

Et en effet, la prégnance de la mère peut n’avoir pas eu lieu dans le quotidien et c’est cette absence qui fait question, comme cette mère qui, dix ans après une première grossesse (d’un fils) et bien des traitements, a donné naissance à une fille. Cette naissance l’a ramenée à la sienne, jour où son père, pris dans une rafle, ne revint jamais, ce qui mit ce jour-là un coup d’arrêt définitif à la vie de femme de sa propre mère qui ne rencontra plus jamais charnellement ni amoureusement un homme de toute sa vie. De toute évidence, cet événement ne l’a jamais quitté ni elle ni sa fille qui en a été prisonnière puisque sa naissance-même a rendu présent l’arrêt (la fin) du féminin dont cette femme pensait être responsable vis-à-vis de sa propre mère. On mesure l’enjeu pour cette jeune fille.

Bien entendu, l’absence du père, de l’homme de la mère est un des éléments qui poussent la jeune fille à tomber « malade ». Certaines, plus que d’une prégnance considérable de leur mère, parlent d’une fusion avec elle ce qui bizarrement ne semble pas les émouvoir et même les satisfait. Or, c’est terrible. Pour qu’il y ait fusion, il faut que la mère n’ait pas pu vivre, ne puisse pas vivre sa jouissance ailleurs. C’est à défaut qu’elle se replie sur son enfant, sa fille. La fusion signifie la mise à l’écart de l’homme, de tout homme avec qui elle pourrait vivre sa vie de femme (qu’il y soit mis ou qu’il s’y mette, seules les circonstances qu’ils ont rencontrées tous deux en auront décidé). Que ce soit établi dans les faits ou par « filiation » comme dans l’exemple cité, elle s’alimente d’elle, la bouffe, la vampirise comme elle a été vampirisée elle-même puisqu’on le sait, un être pris pour cible par un vampire devient vampire à son tour. Mais là, c’est à petit feu, insidieusement. Ces jeunes femmes sont grignotées peu à peu, chaque heure de chaque jour, chaque jour de chaque mois, chaque mois de chaque année, posture qu’elles dénoncent en grignotant à leur tour, la vie. « Ma vie, mon cœur » sont des expressions courantes pour parler de leurs enfants.

« Elle me vide de l’intérieur. À quoi bon me nourrir, elle me bouffe moi et ce que j’ingère pour me constituer, me reconstituer exige à chaque fois plus de temps ». Leurs filles sont assignées à cette place, non parce qu'elles le désirent mais parce que c'est la seule qu'elles ont trouvée disponible auprès de leur mère, pour ne pas la perdre. Se perdre plutôt que de la perdre.

De fait, les jeunes femmes qui souffrent d’anorexie signalent souvent qu’elles ont parfois le sentiment d’être la mère de leur mère et que ce serait même la raison pour laquelle elle ne pourrait s’en éloigner, la laisser. « Elle ne le supporterait pas, ne s’en remettrait pas » disent-elles.

C’est possible, c’est même probable. Ce qui peut se comprendre à partir d’une autre remarque, « je n’ai jamais considéré ma mère comme une femme, seulement comme une mère ou comme une petite fille avec la naïveté de ses remarques, de ses réactions ». En effet, cette mère est d’abord et toujours la fille de sa mère et c’est de cette posture qu’elle a eu sa fille. Elle l’a eue pour sa mère, pour lui prouver qu’elle était à la hauteur, qu’elle pouvait faire comme elle. Peut-être, sûrement, elle en attendait une reconnaissance, la reconnaissance de son existence comme mère et donc comme femme. Sauf que si être mère signe le fait d’être femme (au moins une fois dans un rapport sexuel –d’où l’idée fort répandue que certaines se font de la sexualité de leur mère, limitée à un seul rapport pour l’engendrement voire une fécondation in vitro-) cela ne signe pas nécessairement l’entrée dans le féminin et n’implique pas non plus le fait de pouvoir le vivre. Elle a simplement fait comme sa mère, elle-même femme parce que mère. Autrement dit, elle n’a jamais rien décelé chez sa propre mère de féminin, sauf d’être mère, et ne peut pas faire autrement que d’envisager cette entrée dans le féminin autrement que d’être mère à son tour. La fille est alors le seul signe vivant du féminin de sa mère. Si elle disparaît, sa mère n’est plus rien pense-t-elle. Elle en est comptable, ce qui est une responsabilité inacceptable et d’ailleurs non acceptée, d’où la maladie.

« La solitude, l’isolement m’ont fait reprendre contact avec ma mère, j’avais besoin d’un soutien, d’un réconfort et elle seule était là. Au point de lui dire parfois, que ferais-je sans toi ? … en disant ces mots, je savais quel impact néfaste ils avaient autant pour elle que pour moi. Mais j’étais consciente qu’en réalité, ce n’était pas ce que je voulais dire. Comment en effet dire à ma mère, que ferais-tu sans moi ? Au fond, c’était bien ça qui me préoccupait à l’époque ». C'est évidemment une place vide dont elles rappellent la vacuité dans les symptômes de la maladie même. A défaut d'être nourries, elles avalent mais elles savent bien que la nourriture n'est pas bonne pour elles, c'est pourquoi elles la vomissent dans un tourbillon vertigineux.

Contrairement à ce que disent les spécialistes, la boulimie et l’anorexie ne sont pas des maladies de société. En revanche, le comportement sociétal détermine la manière dont un symptôme peut se donner à entendre. Je dirais même que cette façon si évidente d’expliquer la souffrance en la rapportant à un mode de société permet de cacher et de se cacher des raisons plus enfouies, inavouables puisqu’elles touchent des liens plus intimes. J’ai le sentiment qu’à chaque fois que des traitements viennent à bout d’un symptôme, celui-ci disparaît pour renaître autrement, en rapport avec la mode, la demande du jour. L’anorexie, maladie actuelle et l’hystérie, plus ancienne, sont de la même famille. Seules les manifestations diffèrent. Le symptôme est l’apanage d’une société, mais n’en est pas la cause. Du coup, les traitements proposés apparaissent bien dérisoires.

Dans un petit livre consacré à l’anorexie et destiné à un large public[5], un auteur propose un traitement en quatre objectifs, « un poids normal, une alimentation normale, un comportement normal et une analyse en profondeur », et cinq étapes, « admettre qu’il s’agit d’une maladie comme une autre, décider d’agir, passer à l’action, se donner les moyens de le faire et persévérer », ce que tout anorexique aimerait réussir et qu’elle n’arrive justement pas à atteindre, comme l’alcoolique qui, chaque soir décrète que cette fois il arrête de boire. Les spécialistes laissent entendre que c’est une question de volonté, tout comme les premiers thérapeutes pensaient que les hystériques faisaient semblant d’être « folles », dévoilant par là leur profond désarroi devant ces manifestations.

Les arguments de ce type résident peut-être dans le choix de l’option, l’approche comportementale dont on nous explique ensuite « qu’elle peut se faire seule ou en groupe car les mécanismes sont les mêmes pour tous les malades, quelles que soient leur histoire, leur niveau social ou leur niveau d’études ». Curieuse méthode que de proposer à tous les patients la même thérapeutique selon un protocole déjà parfaitement maîtrisé. S’agissant d’un ouvrage grand public, toutes les approches existantes sont citées. De la psychanalyse, il est dit « le point de départ des TCA (pour Troubles du Comportement Alimentaire dans lesquels est classée l’anorexie), est avant tout un manque de confiance en soi, il faut donc en chercher l’origine ». « L’analyse ne fait qu’aider à comprendre pourquoi on est malade. Mais ni comment on le devient ni surtout par quels moyens on s’en sort ». Elle est reléguée à rechercher le traumatisme initial, comme si l’anorexie pouvait trouver son origine dans un événement singulier. C’est évidemment plus complexe. Ce n’est même pas du domaine du paraître, c’est plus fort, plus profond, plus ancré, plus définitif. « Montrer au grand jour cette haine de moi-même » confie l’une d’entre elles.

Tous ces facteurs liés à la mode jouent probablement dans la structuration de toute jeune fille, comme influence, mais n’en conduisent pas moins la plupart d’entre elles à échapper à un symptôme aussi destructeur. À moins qu’elles ne soient vulnérables, c’est-à-dire susceptibles d’être blessées, attaquées. La vulnérabilité dont il s’agit c’est celle du rapport au féminin et pour contrer cette blessure-là, il faut plus que de la compassion ou du courage. Vulnérables elles le sont au point qu’elles laissent la place, toute la place, à l’autre-femme.

 

Leur corps est un corps mort. « Le soir en me couchant, l’idée que peut-être je ne me réveillerais pas ne me faisait pas peur. De toute façon j’étais morte ». Elles usent d’expressions révélatrices pour en parler, « j’aimerais ne plus avoir de corps », « une seule idée en tête, faire disparaître mon corps, arrêter le temps », ou encore, « j’ai peur d’être une femme et de me servir de mon corps comme d’un atout ». Sous-entendu, je devrais être reconnue pour ce que je suis et non pour ce que je donne à voir. Je suis désespérée de devoir montrer, prouver même, que je suis femme, et par mes attributs qui plus est, puisque ça ne m’a pas été donné de l’être. Plutôt mourir, de faim, ou éclater d’un trop plein, puisque je ne serais jamais à la hauteur.« Arrêter le temps », rester fille de sa mère alors que le temps aidant, devenant mère à son tour, elle craint de ne plus être sa fille.

Ces jeunes femmes pensent que leurs mères sont femmes par la séduction qu’elles exercent et qu’elles suscitent, ce qui les met dans une position paradoxale : les séduire par nécessité pour ne pas les perdre, et ne pas les séduire (donc ne pas séduire), car ce serait signer leur entrée dans le féminin comme elles pensent que leurs mères le vivent. Ce double mouvement contradictoire se retrouve souvent chez elles. Manger et ne pas manger, maigrir et ne pas maigrir, tous éléments répétant autrement un être femme et ne pas l’être. Et elles ne veulent pas devenir femmes, ou plutôt veulent le devenir mais autrement. Elles ne le veulent pas pour ne pas être comme leur mère, ne serait-ce que parce que celle-ci les suit à la trace, « il y a une sorte de voix qui est devenue le bourreau de mon corps, qui s’en sert comme d’un objet pour exprimer trop de choses ». Mais qui donc peut « se servir de leur corps comme d’un objet » si ce n’est celle qui ne fait pas de différence entre son corps et le sien ? « Maigrir me rassurait. J’étais laide, mais pour rien au monde je n’aurais accepté de grossir. J’ai l’embonpoint en horreur. C’est ma hantise. Pourtant je considère que les rondeurs sont incontournables de la féminité. Une mère ne peut être maigre. Je suis tiraillée entre rester mince et gagner quelques rondeurs qui me permettraient un jour d’être mère ».

Or, une femme, pour être femme, ne peut échapper à une confrontation avec sa mère et la lignée des femmes. Les effets directs et connus de cette difficulté se lisent de façon radicale au moment de l’accouchement et de tout ce qui se joue autour (allaitement notamment), car il s’agit pour une femme de la seconde épreuve inévitable pour accéder au féminin (après celle du rapport à l’autre comme sexué), d'être mère à leur tour. Les femmes sont souvent surprises et agacées de se rendre compte qu’elles agissent comme leur mère, ou réagissent parfois en adoptant une attitude exactement contraire, ce qui ne change pas la référence. Il existe d’autres moyens pour éviter la confrontation avec sa mère, comme de ne pas rencontrer d’hommes, de n’avoir aucun rapport sexuel et donc pas d’enfants, ou plus exactement de se mettre en situation de ne pas pouvoir en avoir. « Je n’arrive pas à aller voir un gynécologue pour demander la pilule » me dit une jeune femme, « et du coup, ce qui m’épouvante dans une relation avec un homme c’est qu’on fasse l’amour et que je sois enceinte ». La possibilité est doublement verrouillée. Il s’agit d’un sacrifice de soi-même comme être féminin, comme être jouissant.

Peu de maladies présentent des symptômes aussi fortement liés à la mort alors même que les victimes crient en même temps leur formidable désir de vivre, pour elles. C’est sans doute pour cela que dans un court récit[6], Kafka imagine que le champion, enterré avec la paille qui couvrait la cage dans laquelle il se montrait en train de mourir est remplacé par une panthère noire. Symbole s'il en est du corps vivant et de la force animale.

L’anorexique met en jeu rien moins que la vie-même. La sienne propre et celle de la lignée, bloquée, arrêtée là. Pour ne pas être comme sa mère, pour ne pas avoir à en passer par les mêmes épreuves que sa mère, que celle-ci a probablement dû vivre douloureusement elle-même, la jeune femme se met, inconsciemment, dans la situation de ne pouvoir enfanter.

La maigreur extrême de certaines anorexiques, telle que le corps ne peut plus puiser dans ses ressources naturelles, dit leur refus d’être reconnue comme femme par le signe des règles. Un des effets de l’anorexie en effet est l’aménorrhée et c’est la fin de l’ovulation jusqu’à la stérilité. Les hormones se régénèrent dans les tissus, dans la graisse. D’où l’horreur qu’elle a des sucres et de tout ce qui est gras. « Les règles qui finissent, enfin » dit l’une d’elles. Grossir puis maigrir fait immanquablement penser à la grossesse. « Je n’ai pas l’assurance de ne pas regrossir ». D’être de nouveau pleine, grosse d’un enfant qu’elle se serait faite toute seule, qu’elle pourrait rejeter, vomir à volonté, maîtriser, « à défaut de maîtriser ma vie et les horribles sentiments qui m’envahissent, je maîtrise à outrance mon corps ». Se donner l’illusion de se remplir seule, de jouir de cette plénitude tout en s’en voulant, y mettre alors fin provisoirement, jusqu’à la prochaine fois dans un ressassement sans fin.

Fantasme de se faire un enfant sans lien avec les femmes de la lignée, sans intervention d’un autre, homme en l’occurrence. « Je me vois bien enceinte, mais mère-célibataire » me dit l’une d’elles. L’intervention d’un homme n’est là que pour la nécessité. Ce point d’arrêt est corroboré par la précision qu’elle apporte « et d’un garçon », ce qui lui éviterait d’avoir à transmettre le féminin à une fille, sa fille, ce qu’elle ne peut même pas imaginer. Alors qu’une jeune femme me faisait remarquer, « ma mère a une façon très particulière de stocker la graisse : tout dans le ventre et la poitrine. On dirait qu’elle est enceinte », je rajoutais, indéfiniment enceinte, peut-être la seule façon pour elle de montrer qu’elle est femme.

 

 

Dans un chapitre de leur livre[7], « Mères-filles », intitulé « inceste du premier type », Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich font remarquer que dans le conte de Perrault, Peau d’âne, « la peau de l’âne fait penser aux oripeaux dont s’affublent souvent les anorexiques mentales ». Elles ajoutent « or, on sait aujourd’hui quel rôle peut jouer dans l’anorexie l’attitude séductrice voire incestueuse du père à l’adolescence ». Curieuse assertion. Il vaudrait mieux parler, me semble-t-il, du fantasme des jeunes filles d’une séduction ou/et d’un inceste de leur père, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Fantasme mis en jeu parce qu’il est le seul moyen pour elles d’être spécifiées, remarquées, elles qui souhaiteraient tant l’être de la part de leurs mères, alors que celles-ci, soit ne les différencient pas d’elles-mêmes, soit feignent de les ignorer, d’ignorer leur être-femme. Extraordinaire moyen qui conjugue deux bénéfices directs et immédiats, être connues et reconnues comme femme par leur père et gagner sur leurs mères en étant les préférées du père, l’homme de leur mère, même si pour l’obtenir il faut en passer par l’horreur de l’inceste supposé (et dont parfois elle finissent par ne plus savoir s’il est réel ou non, ce qui ne change d’ailleurs pas grand-chose). S’il leur faut se protéger des assauts paternels (réels ou imaginaires disent curieusement les auteurs ce qui n’en diminue pas pour autant la responsabilité évoquée des pères -l’insertion première est nettement plus catégorique-) c’est bien des assauts qu’elles appellent de leur vœu en même temps qu’elles le craignent.

En fait, cette histoire d’inceste par le père me paraît être un piège assez grossier qui viendrait à point nommé expliquer la raison de l’anorexie (par un traumatisme initial), raison que la mère ne manquera pas d’avérer et d’évoquer ensuite, pour mieux s’en dédouaner et en dédouaner la lignée des femmes et sa filiation. Cela rappelle trop les spécialistes évoqués plus haut qui, par leurs discours sur la société trouvent une raison raisonnable à la maladie et exonèrent presque (même à leur corps défendant) dans le même mouvement la véritable origine, l’épreuve de « l’entre-deux-femmes », impossible, dont les hommes, même s’ils n’y sont pas pour grand-chose, ne sont pas innocents non plus, dans la mesure où ils étaient bien là au moment de la conception.

Aux yeux d’une mère, il n’est pas rare qu’un traumatisme initial causé par tout autre qu’elle et dont a été victime la jeune fille, soit invoqué et brandi comme un étendard. Il vient bien à propos expliquer la cause de l’anorexie. Auparavant, elle en rendait responsable la trop grande absence du père, ou d’autres choses encore. Pourvu que sa responsabilité dans l’ordre de la lignée ne soit pas en cause.

 

Certaines mères racontent que la période de leur grossesse fut pour elle un moment merveilleux. Elles disent ne jamais s’être senties aussi bien, si pleines, si comblées. C’est un peu suspect. Une femme, même heureuse d’être enceinte, doit tout de même supporter quelques inconvénients, quelques désagréments, dus à la présence d’un petit être autre, qui veut faire sa place. J’ai le sentiment que les mères de ces jeunes filles, anorexiques ou boulimiques, ont vécu leur grossesse ainsi. Elles ne se rendent pas compte qu’elles se nourrissent de l’enfant en elle pour leur plénitude. C’est un lien qui tourne sur lui-même. Elles s’alimentent de lui qui s’alimente d’elle. Il est déjà objet de leur jouissance. Si la mère occupe toutes les places, les hommes n’y sont pas pour grand-chose, sauf à apaiser la tension, ce qui n’est pas rien. Encore faut-il qu’ils soient présents, d’une présence effective, affective, de parole, pas du poids mort d’un corps sans réaction qui leur est assignée et qu’ils acceptent apparemment sans sourciller.

 

Le piège s'est refermé inexorablement sur elles et ce ne sont pas les chantages des médecins qui y changeront quelque chose. Ce troc, assez puéril -l'obtention de ce qu'elles désirent sous condition qu'elles mangent- pourrait fonctionner s'il s'agissait pour elles de retrouver leur corps, mais justement elles n’en veulent pas de corps, ne sachant qu’en faire. Il les encombre, qu’il soit peu de chose ou qu’il prenne toute la place. Le seul corps qu’elles veulent bien retrouver c’est leur corps mort, de la vie possible. Les établissements spécialisés dans l’hospitalisation des anorexiques sont apparemment très éloignés de tout cela. Ils les arrachent à la mort et ce n’est pas rien, mais pour le reste, c’est plutôt affligeant. L’idée du poids dit « de séparation » qui se décide le jour de l’entrée, alors que certaines sont presque mourantes est minimaliste. Tant qu’il n’est pas atteint, elles vivent dans un lieu quasi-carcéral qui les oblige à une certaine docilité. Elles mangent alors, mais sans autre désir que de sortir, et même cela n’est pas clair dans leur tête. Elles veulent sortir pour retrouver leurs parents, forcément formidables, et y rechignent en même temps, comme si elles avaient compris qu’elles n’avaient le choix qu’entre un enfermement institutionnel et un enfermement familial. La nourriture a fait son travail de sape. Personne n’échappe plus à cette question, ni elles ni les soignants ni la famille, ce qui pèse d’un poids considérable si l’on peut dire.

Notons en passant que certaines femmes du personnel soignant rejouent à l’occasion l’impasse de la transmission du féminin qui précisément est au cœur même de l’anorexie. Il n’est pas rare d’entendre l’une d’elles dire à une jeune fille qu’elle n’y arrivera jamais ou qu’elle ne consent pas aux efforts requis pour sortir (sous-entendu de l’établissement, non de l’anorexie). Ce qui assurément ne les aide pas et même les enfonce. Je me suis demandé la signification de ce poids de séparation. D’avec qui, de quoi ? D’avec la clinique apparemment alors qu’elles sont séparées d’elles-mêmes d’abord. Elles ne sont rattachées à elles-mêmes que par une petite voix dans leur tête, un « monstre » comme elles disent qui, à chaque bouchée avalée, les submerge de honte en leur serinant constamment qu’elles sont à l’origine du mauvais en elles, culpabilité qui leur fait porter l’entière responsabilité du mal qui les ronge.

Ce poids de séparation me paraît être une métaphore du corps maternel. Après la naissance, l’enfant naturellement perd du poids et sa sortie de la clinique n’est possible qu’après qu’il ait récupéré au moins le poids … de séparation, d’avec sa mère justement. Ce qui explique peut-être qu’elles oscillent entre y arriver et y échouer puisqu’elles ne veulent pas vraiment renouer avec leur mère. Il s’agit une fois de plus d’un double mouvement. Reprenant le poids perdu, elles se séparent de la mauvaise mère, l’établissement hospitalier qui les oblige à manger, à ingurgiter, mais pour renouer avec leur mère dont elles veulent bien mais comme bonne mère, ce qui n’est pas assuré puisqu’elles savent bien qu’elles risquent d’en dépendre, à leur détriment. Il s’agit pour elles d’une intense bagarre où elles ne peuvent ni gagner ni perdre. Elles ne veulent pas perdre (la perte étant représentée par le poids) mais gagner sauf que gagner c’est retrouver leur mère et les manquements de la lignée maternelle et donc, au détriment de leur mère (le mal qu’elles pensent leur faire). Le poids de sortie permet d’accéder de nouveau au monde. Une fois rempli le contrat, elles quittent l’établissement, avec les mêmes questions, les mêmes fragilités et les mêmes peurs.

 

« Lorsqu’on ne mange plus assez, me disait une jeune femme en écho à mon interprétation de l’aménorrhée, il n’y a pas que les ovaires qui ne fonctionnent plus. Il y a le cerveau aussi. Ne plus manger assez, c’est remettre en question la capacité de son cerveau à fonctionner, se mettre en situation d’échec ». Certes, sa remarque ne valait que pour sa situation spécifique, mais j’ai pensé alors que beaucoup d’anorexiques étaient en effet assez brillantes sur le plan scolaire, voire très brillantes.

Oui, dis-je, puisque vous n’existiez que dans la réussite de vos études. Il s’agit donc d’un effort désespéré de montrer, de chercher à exister autrement, aux yeux de votre mère qui ne jure que par cette réussite. C’est tout à fait clair : si vous ne pouvez exister ni comme ce qu’elle a fait elle (montrer qu’elle est femme en devenant mère auprès de sa propre mère) ni par la réussite scolaire, c’est bien pour crier que vous êtes aussi autre chose mais que vous ne connaissez pas, ni vous ni votre mère. C’est bien une impasse, mais c’est aussi la confirmation que l’anorexie est un appel à exister. Ce qui explique qu’elles ne veulent pas quitter cette posture. Manger et grossir, ce serait quitter l’anorexie et donc quitter le bénéfice que donne la maladie. Car elles en tirent un bénéfice, celui d’exister. Comme anorexiques elles existent, plus qu’avant en tout cas. La preuve en est qu’elles sont devenues le centre d’attention de leur famille et, par conséquent, du monde.

Le poids dont il est toujours question dans l’anorexie comme dans la boulimie, c’est le poids qui leur est tombé dessus. Soit elles le rejettent (et le moindre gramme -en plus pour elles, en moins pour la famille- est vécu comme une catastrophe) soit elles l’ingèrent en totalité au point de le vomir. La tablette de chocolat que les anorexiques ne veulent pas goûter (si elles commencent elles ne pourront pas s’empêcher de l’engloutir en totalité et accepteront de « prendre ce poids dont elles ne veulent pas ») et dont les boulimiques se remplissent avidement (pour combler ce qu’elles n’ont pas eu) est l’illustration de leur impossibilité à faire quoi que ce soit de ce qui pèse sur leurs épaules. Elles ne peuvent pas l’assumer, mais ne savent pas qu’en faire (ne pas l’assumer n’est pas une meilleure solution). Les anorexiques sont maigres, grossir ce serait accepter de prendre sur elles, en elles, un poids qui au fond ne les concerne pas dans leur être.

Les boulimiques, friandes de la vie, engloutissent et croquent en affamées, ne voulant rien perdre de ce qu’elles ont ingéré et qui viendrait remplir ce qui leur a manqué. Ce poids est une partie de la transmission et de ce qui leur a été refilé. Accepter la transmission ce serait prendre du même coup sur elles les manquements, les ratages et tout ce qui n’a pas été résolu par leurs ascendants. C’est ce que leur souffle en permanence la petite voix monstrueuse qui, bien qu’elle en ait toutes les apparences, n’est pas l’expression d’un surmoi assassin, mais bien la manière pour les anorexiques de dire qu’elles ne veulent rien de la transmission, par essence mauvaise. Sauf que ce mouvement de rupture avec la transmission conduit au vide, au rien avec le risque majeur de mourir, ce qu’elles mettent en acte en ne gardant rien de ce qu’elles mangent. C’est bien parce qu’elles la refusent qu’elles se vivent comme mère de leur mère ou parfois comme leur sœur, siamoise (d’où la fusion qui dispense « de faire le tri » entre le bon et le mauvais de la transmission). Elles n’ont pas d’autre choix. En mélangeant les générations, elles dénient l’ordre des choses, sa logique et sa raison. Elles déraisonnent (d’où l’anorexie comme maladie mentale) complètement perdues. Accepter un tant soit peu de la transmission, ce serait tout accepter pensent-elles. Ce qui leur pèse c’est ce poids non assumé des parents, ou plutôt la certitude qu’elles ont que leurs parents ne pourraient pas tenir le coup de ce poids.

Dans un texte[8], Daniel Sibony nous propose une lecture des dix commandements bibliques, notamment le cinquième, que les anorexiques semblent illustrer dans et par leur corps-même : « Respecte ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent sur la terre que l’Etre YHWH te donne. Il n’est pas dit de les aimer mais de les respecter. Littéralement, de leur donner du poids … » [ii]et il ajoute « c’est qu’ils pourraient par eux-mêmes ne pas en avoir du poids. Ils pourraient être assez légers –envers eux-mêmes; leurs désirs, leurs projets, leur présence au monde et surtout envers leurs enfants , qu’ils laissent venir au monde, sans leur transmettre un minimum de cette Présence … Porter leur manque de poids ou leur manque d’inscription, de trace, c’est ce qui arrive lorsqu’on veut suppléer à leurs manques, à force de sacrifices, de refoulement et de souffrance … »

Si l’anorexie touche principalement des femmes c’est parce que les épreuves à affronter pour être femme sont délicates (elles touchent directement à la vie-même), d’autant plus que leurs mères y sont elles-mêmes coincées et qu’elles revivent ce coinçage dans leur corps. J’ajouterais même, principalement des femmes occidentales, l’entité nosographique, n’étant pas reconnue comme telle ailleurs, semble-t-il. Soit que les critères d’appartenance au féminin ne passent pas par la question de la silhouette et donc de la nourriture, soit que la petite voix qui parle aux anorexiques est entendue comme n’importe quelle autre manifestation d’un djinn, soit que la valeur d’une femme dans ces contrées (d’un point de vue purement social) tient autant à la place qu’elle occupe et à la façon dont elle l’assume dans le groupe qu’à ce qu’elle est, ou les trois à la fois.

Un médecin m’a raconté qu’à Mayotte, elle avait rencontré une patiente de 42 kg de poids de base qui avait perdu 7 kg en 5 mois. L’examen clinique ne faisait apparaître aucun processus infectieux ou cancéreux susceptible d’expliquer cet amaigrissement, simplement elle ne mangeait plus parce qu’elle n’avait pas faim. Le praticien voulut l’envoyer à l’hôpital pour compléter le bilan et éliminer un trouble organique qui lui aurait échappé mais, alors qu’elle montait dans l’ambulance, son « djinn » (un djinn bébé zézayant) lui interdit d’y aller criant qu’il voulait qu’on lui fasse une grande cérémonie faute de quoi « il tuerait sa chaise de faim » ou s’en prendrait à la fille de la patiente. Tout ce petit monde alla tout de même au centre hospitalier où elle (enfin son djinn) arracha la perfusion et donna un vigoureux coup de poing au médecin hospitalier. Quelque temps après (le temps qu’il fallut pour réunir les fonds nécessaires) une grande « rumbu » (cérémonie traditionnelle) fut organisée pour elle qui depuis, pèse près de 45 kg.

Ce qui laisserait penser que la lecture faite du symptôme comme tel conditionne en partie le comportement des « malades » et leur éventuelle guérison.

Les anorexiques et les boulimiques sont partagées entre « l’insignifiance », comme elles disent, de ce qu’elles pensent et l’évidence qu’elles vivent des choses importantes mais en général pas entendues, pas prises au sérieux, avec grand sérieux en tout cas, c’est-à-dire à la hauteur de la situation insupportable qu’elles vivent. Elles tentent (souvent en vain) de penser ce qui leur arrive et c’est probablement là qu’on peut les aider concrètement à sortir de cet état. En les suivant sur ce chemin, en leur proposant un autre mode d’alimentation, en les alimentant de pensées et de vie plutôt que de nourriture.

 

Extrait de Psychanalyse et possession
Éditions Calmann-Levy 2004

Notes

[1] J’utilise tout au long de ce chapitre (et du suivant consacré à l’anorexie) le « elle(s) », non que je veuille nier les atteintes boulimiques et anorexiques chez les hommes mais parce que je n’en ai jamais rencontré dans ma pratique.

[2] Annick Loupias. La Tortue sur le dos. : ma lutte contre la boulimie. Montréal. Editions de l'Homme. 2002

[3] Sandrine Letellier, « Anorexie, boulimie. Gare au yoyo alimentaire », Santé Fitness. N°65 Juin 2002

[4] Véronique Poivre d'Arvor, A Solenn. Albin Michel. 1997

[5] Daniel Rigaud. Anorexie, boulimie et autres troubles du comportement alimentaire. Milan. Les essentiels 2002

[6] Un artiste de la faim et autres récits. Gallimard. 1990

[7] Caroline Eliacheff, Nathalie Heinich. Mères-filles. Une relation à trois. Albin Michel. 2002

[8] Daniel Sibony. Les trois monothéismes. Seuil. 1992