psychanalyse In situ

 

 

 

 

IDENTIFICATION - Chez Sophie CALLE

 

 

(version longue du texte)

 

 

 

 

Cet été 2007, Sophie Calle, représente la France à la Biennale de Venise, par son exposition : "Prenez soin de vous". Cette plasticienne fait de sa vie un roman en la jouant par une mise en scène où elle convoque 107 femmes aux métiers différents : elle leur a demandé d'interpréter à partir de leur grille de lecture professionnelle une lettre de rupture, la sienne. L'anonymat de son amant a été préservé pour ne pas parasiter les interprétations attendues de ses interlocutrices choisies pour dire à leur manière ce qu'elles pensaient de cette histoire qui finit mal.

 

A la réception de ce mail de son amant X, elle dira : "je n'ai pas répondu, c'était comme s'il ne m'était pas destiné".

 

Le mail de X à Sophie Calle :

 

Sophie,

 

Cela fait un moment que je veux vous écrire et répondre à votre dernier mail. En même temps, il me semblait préférable de vous parler et de dire ce que j’ai à vous dire de vive voix.

Mais du moins cela sera-t-il écrit.

Comme vous l’avez vu, j’allais mal tous ces derniers temps. Comme si je ne me retrouvais plus dans ma propre existence. Une sorte d’angoisse terrible, contre la quelle je ne peux pas grand chose, sinon aller de l’avant pour tenter de la prendre de vitesse, comme j’ai toujours fait.
Lorsque nous nous sommes rencontrés, vous aviez posé une condition : ne pas devenir « la quatrième ». J’ai tenu cet engagement : cela fait des mois que j’ai cessé de voir les « autres », ne trouvant évidemment aucun moyen de les voir sans faire de vous l’une d’elles.

Je croyais que cela suffirait, je croyais que vous aimer et que votre amour suffiraient pour que l’angoisse qui me pousse toujours à aller voir ailleurs et m’empêche à jamais d’être tranquille et sans doute simplement heureux et « généreux » se calmerait à votre contact et dans la certitude que l’amour que vous me portez était le plus bénéfique pour moi, le plus bénéfique que j’ai jamais connu, vous le savez. J’ai cru que l’I… serait un remède, mon « intranquillité » s’y dissolvant pour vous retrouver. Mais non. C’est même devenu encore pire, je ne peux même pas vous dire dans quel état je me sens en moi-même. Alors, cette semaine, j’ai commencé à rappeler les « autres ». Et je sais ce que cela veut dire pour moi et dans quel cycle cela va m’entraîner. Je ne vous ai jamais menti et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer.
Il y avait une autre règle que vous aviez posée au début de notre histoire : le jour où nous cesserions d’être amants, me voir ne serait plus envisageable pour vous. Vous savez comme cette contrainte ne peut que me paraître désastreuse, injuste (alors que vous voyez toujours B.., R…) et compréhensible (évidemment..) ;

Ainsi je ne pourrais jamais devenir votre ami.
Mais aujourd’hui, vous pouvez mesurer l’importance de ma décision au fait que je sois prêt à me plier à votre volonté, alors que ne plus vous voir ni vous parler ni  saisir votre regard sur les choses et les êtres et votre douceur sur moi me manqueront infiniment.
Quoi qu’il arrive, sachez que je ne cesserai de vous aimer de cette manière qui fut la mienne dès que je vous ai connue et qui se prolongera en moi et, je le sais, ne mourra pas.
Mais aujourd’hui, ce serait la pire des mascarades que de maintenir une situation que vous savez aussi bien que moi devenue irrémédiable au regard même de cet amour que je vous porte et de celui que vous me portez et qui m’oblige encore à cette franchise envers vous, comme dernier gage de ce qui fut entre nous et restera unique.

J’aurais aimé que les choses tournent autrement.

Prenez soin de vous.

X   (1)

 

En associant une cohorte de femmes talentueuses à sa vie privée, elle ouvre non seulement une fenêtre sur son espace réservé mais incite chacune d'elle à nous livrer par le jeu d'une projection une écriture interprétative dont le mécanisme qui consiste à se mettre à la place de l'autre relève de l'identification. Tous ces jeux de miroirs ont suscité mon désir de femme et de psychanalyste pour questionner, sous l'angle analytique, ce qu'il en est du concept de l'identification à partir du "matériel" constituant son oeuvre exposée sous diverses formes : installations et montages de photos, vidéos, livres, … voici mes remarques :

 

IDENTIFICATION ET JALOUSIE :

 

La demande de Sophie (ne pas faire partie d’un groupe) sera posée comme une règle passée dans un contrat explicite. Ne se serait-elle pas identifiée aux trois autres rivales, jalouse de devoir partager son homme ?

 de ce fait, cette image la menacerait-elle aussi au-delà de son insatisfaction, menacée au plus intime de son être, révélant son manque fondamental ?

 

IDENTIFICATION ET ATTACHEMENT PRECOSE :

 

le “ bébé ” soumis à l’ expérience de coupure d’avec le lien maternel recherchera infiniment à partir de cette séparation fondamentale et nécessaire, à retrouver l’objet perdu, c’est-à-dire, l’harmonie idéale vécue dans sa demande première.

L'attachement de Sophie à sa mère : confidente, complice, proche dans toutes ses épreuves est exemplaire. Très tôt, seule avec sa mère, le couple mère-fille s'est solidement maintenu à travers le temps. La lettre de sa mère figure parmi les 107 exposées, Sophie lui dédiera son livre.

"Songe que tu recueilles ce qu'il y a de mieux comme lettre..(..) Référons-nous à nos vieux proverbes "un clou chasse l'autre", "un mal pour un bien".. belle, célèbre, intelligente comme tu l'es, tu trouveras très rapidement quelqu'un de mieux. Je t'aime et je t'embrasse. Ta mère (2) Monique Sindler dans le livre.

Mais la mort est intervenue entre temps, et elle se profile dans cette exposition comme un de ses ressorts cachés : nous y reviendrons !

 

 

IDENTIFICATION ET AMOUR NARCISSIQUE :

 

Là est notre projection intuitive. Retrouver cette plénitude originaire dans l'Autre, viser l'amour du Un dans la fusion avec l'autre et son serment d'éternité : je « t’aimerai toujours ».

Socrate dans Phèdre :

" il aime, mais il ne sait quoi (..) il ne s'aperçoit pas que dans son amant, comme dans un miroir, c'est lui-même qu'il voit ?".

 

Dans la lettre de réponse de Caroline Mécary, avocate à la cour, elle relève que :

 

- X est égocentrique et narcissique, - X est effrayé par "l'intranquillité",- X n'est pas généreux, - X refuse tout débat contradictoire, - X ne veut rien perdre, - X ne considère que le préjudice dont il souffre. Puis une Ado : Anna Bourguereau dira à son tour par sms : il se la pète..

La rupture démontra qu’il n’aimait que lui dans Sophie

 

IDENTIFICATION ET QUETE DE LA CHOSE :

 

Cette quête inifinie de l'objet perdu pour "remplir le vide" dont Christine Angot dans sa lettre de réponse à son amie Sophie dit ceci "elles, les femmes ça les rends folles le vide, le manque".

"tu n'as rien, tu as un trou, tu as un manque, c'est tout".

 

IDENTIFICATION ET FEMINISME :

 

Faire de la différence sexuée une revendication pour éliminer l'autre afin d'éviter l'expérience de l'incomplétude dont nous croyons que l'autre nous prive est issue d'une pensée totalitaire. Faire du un, sans les hommes ou sans les femmes, (de l’homo contre de l'hétéro) : Françoise Gaspard, experte des Droits des Femmes à l'ONU répondra à son tour à la lettre de rupture en ces termes :

“ On ne s'empêche pas d'être polygame, quand on est un mâle, un vrai, question de nature ou de destin, allez savoir, une nécessité en tout cas, … la bonne conscience de ce macho pur sucre, façon toujours actuelle : c'est simple de se poser en victime, de culpabiliser la femme qu'on quitte en lui reprochant son manque de compréhension. Sans oublier le coup d'encensoir final (tu es trop bien pour moi!). Goujat (pas trop rusé) ou dinosaure (d'une espèce pas encore éteinte), un peu des deux sans doute, pour prendre congé, il écrit même : "prenez soin de vous". Sophie, jette ton kleenex. C'est Ouf ! qu'il faut te dire. (3) Ibid livre de S.C.

 

IDENTIFICATION ET place ?

 

Le complexe d'oedipe offre à l'enfant deux possibilités de satisfaction. Il s'investit et s'identifie aux parents de façon active et passive : un fils va se mettre à la place du père pour mieux séduire la mère, ou bien, il va se faire aimer par le père comme pour remplacer la mère. L'identification joue à un autre niveau dans cette exposition, la lettre renvoyée à une transgression (de la donner à lire à d’autres ? Sophie Calle dans son entretien avec Télérama  en parlera ainsi :

" j'ai photographié toutes ces femmes en train de lire la lettre, parce qu'il fallait bien que je m'intègre d'une manière ou d'une autre. Pour cette installation, mes photos sont à mon avis, meilleures que d'habitude, comme si, inconsciemment, cela avait été ma seule façon de trouver ma place". (4)

 

IDENTIFICATION AU TRAIT UNAIRE :

 

Identification au trait unique que Lacan nommera identification au trait unaire. Le Nom Propre du Sujet, signifiant auquel il s'enracine, s'assujettit par identification inaugurale. Calle "patronyme" signifie rue en espagnol synonyme d'errance. " j'ai commencé à suivre des gens dans la rue parce que j'étais perdue, en I979, je revenais en France après sept ans de voyage à travers le monde, à faire de l'auto-stop sans me soucier de l'avenir", nous confiera-t-elle dans l'entretien.

 

 

Transparence de l'intime, valorisation du passage à l'acte, déni de la honte, rejet de la pudeur, violence contenue dans l'acte de voir, l'art contemporain, par le truchement des artistes, témoins critiques de leur temps, rejoint les interrogations des Sciences humaines.

 

 

Le jeu et la mort

 

En recevant le mail de rupture, Sophie ne s'est pas désignée comme victime. Au contraire, elle a agi en se libérant de la demande de l'Autre, en acceptant par son jeu de la quête de la vérité de mettre en scène sa douleur : sa mère lui inspira l'idée de cette exposition dans sa lettre

"On quitte, on est quitté, c'est le jeu, et pour toi cette rupture pourrait devenir le terreau d'une manifestation artistique, non ?" lettre de Monique Sindler sa mère. (5)

 

Un pas de plus est franchi dans cette exposition en hommage à sa mère, deux fois présente à Venise par sa mort et par sa lettre, une des premières a avoir réagi au mail de rupture.

La rupture du mail mêlée à la mort de sa mort, la perte de l'objet premier...Perte mise en scène aussi dans l'exposition.

"A Monique Sindler qui tient dans ce livre son rôle de mère, qu'elle a depuis, abandonné malgré elle." en exergue de son livre Prenez soin de Vous. G...

 

Sophie Calle a  répondu à la question : d'où vous vient ce goût du jeu ? "j'avais déjà des rituels avec ma mère quand j'avais 5 ans. Elle sortait beaucoup le soir et la règle du jeu, c'était qu'elle me réveille avec un jus d'orange et le récit de sa nuit. Et ce, quelle que soit l'heure du retour. A ce prix, j'acceptais de rester seule.On organisait aussi des cérémonies grandioses pour les funérailles de nos poissons rouges", (6), là dans le jeu réapparaît la mort !

alors mon expérience devient pertinente : 

en me rendant spécialement sur place à Venise, en août, pour découvrir à mon tour l’exposition de Sophie Calle, après avoir travaillé mon sujet à partir de son livre et de ses interviews, j’ai eu la surprise de ne pas “ rencontrer ” sa mère filmée par sa fille lors de ses derniers instants de vie.

Je l’ai cherchée dans le pavillon français, en vain…

Troublée par cette absence, ce n’est qu’à la deuxième visite que j’ai vu la video. Identifiée à sa démarche, j’allais moi aussi me recueillir sur ce film témoignage, relatant les 12 dernières minutes de soins apportés à sa mère mourante.

 

Oui, Madame Monique Sindler avait bien sa place elle aussi dans cette biennale, mais pas trop prêt de sa fille Sophie Calle, là : juste à côté, ailleurs, dans ce pavillon italien qui présentait d’autres œuvres d’artistes contemporains du monde entier. Un endroit à part, fait sur mesure, était discrètement installé, abritant : la vidéo de la mort en direct, un cadre vide, une peinture portrait de cette mère très belle  et des mots dont un seul mis à part lui aussi, en relief, sur un fond argenté :

 

                                                       "SOUCI"

 

"Ne vous faites pas de souci" dira-t-elle en partant, si doucement, qu’il a été impossible d’en saisir l’instant précis.

La mort, cachée, tue, interdite aux enfants par convenance, a trouvé là un statut public, impudique, provoquant, bafouant l’intime.  Que déplace, décale Sophie dans ce clivage de lieu, d’espace ?

 

Sophie Calle en révélant sa créativité autour de ce sujet de l’intime de la séparation amoureuse le lie à celle de la mort en direct : elle mobilise à son insu des éléments de la structure, jouant deux versants, l’identification et l’amour, comme deux lieux, et l’entre deux, sans autre solution que de l’exprimer ainsi,

et pourtant !

 

Dans cette exposition, nous n’allons pas voir du beau, de l’esthétique, même si certaines  photos relèvent de cela, nous participons à une complicité oh combien  humaine ! L’art a permis qu’un groupe de femmes talentueuses s’identifie à une autre femme, qu’un public suive et … vous lecteur de cette lettre aussi.

 

L’Art, comme "unifiant", loin de la théorie académique du beau aurait-il, en ces temps rudes de la mondialisation un rôle de médiateur qui nous inscrirait dans un rapport à l’autre humain mieux ancré dans une communauté de femmes et d’hommes aux prises avec le réel : Ou les deux temps de l’humaine condition sont exposés, le un de l’amour… et son impossible, et la mort impensable et oh combien “ toujours possible ” !

 

Cette exposition largement médiatisée a été construite sous l’effet fédérateur de l’identification. La beauté devient tout autre, à travers une démarche de solidarité, solidarité des autres, ni mieux ni moins bien "logés", deviennent témoins actifs d’une "douleur exquise" d’exister et de vivre.

 

Un groupe auquel on s’identifie chacun, chacune, au-delà des frontières, de l’état nation, qu’une artiste a eu l’intuition, par son projet abouti de nous conduire à cette perception sensible de l’actuel.
Cette démarche inventive, créative, hors tabous, honore notre quête des différences, unis pour le coup dans cette vision de la mondialisation que Sophie Calle représente internationalement d’une manière unique et singulière.

 

L’objet de l’Art Moderne, contemporain, par son nouveau regard sur l’actuel aurait-il une portée également politique ? (7)

 

 

Chantal Casa’d’Oro

Paris septembre 2007

(version longue du texte)

 

 

 

 

 

 

(1)   Sophie Calle, son livre : « Prenez soin de vous », G. Editeur : Actes Sud

(2)   Monique Sindler, sa mère, extrait de sa lettre dans le livre et l’exposition.

(3)   Françoise Gaspard, experte des droits des femmes, ibid.

(4)   Télérama : propos recueillis par Erwan Desplanques et Virginie Felix -2994 du 2 au 8/06/07

(5)   Et (6) entretien dans télérama – ibid-

(7) Remerciements à Jeanne Lafont, psychanalyste à Paris, pour son soutien actif et bienveillant.