psychanalyse In situ


Parler ou ne pas parler

Diana et Jessica

 

Hector Yankelevich

 

 

Jessica, ou le crachat comme interprétation

Jessica a cinq ans et demi lorsqu'elle vient me voir avec sa mère. Petite, elle ne fait pas physiquement son âge, mais ses yeux sans regard paraissent très vieux. Elle ne parle pas, n'a jamais parlé, et son sourire sans expression figé dans ses lèvres, ses lunettes, ses cheveux tirés en arrière et noués en chignon lui donnent l'air d'être sortie d'un livre d'images.

A la maison, elle se débrouille avec les petites tâches ménagères, cherche le beurre et le lait dans le frigo. Depuis quelque cinq ans, elles ont une maison pour elles deux.

Sa mère prendra beaucoup de temps à me raconter des choses simples et douloureuses. Quand sa fille est née, l'homme avec qui elle l'avait conçue n'était plus là, et elle dut rester chez ses parents, figée de surprise et de douleur. Elle partait travailler tous les jours, la laissant aux soins de sa propre mère. Travaillant par quarts, elle ne la voyait vraiment que les week-ends. Elle me parlera de cette période à deux ou trois reprises seulement, pendant toute la durée de notre travail - trois ans et demi - et elle le fera comme pour fuir l'image d'un cauchemar qui n'avait que trop duré.

Plus tard, je saurai que ce sont les parents qui avaient interdit la poursuite de la relation, et ce, même en sachant que leur fille était enceinte. Trop jeune, habituée à obéir à une mère tyrannique - sans que son père n'eut jamais son mot à dire - qui n'avait pas jugé bon de lui permettre de poursuivre des études. Malgré ses bonnes dispositions, elle avait obtempérée.

Jusqu'à ce qu'elle découvre que le bébé qu'elle embrasse les soirs en rentrant a déjà six mois mais qu'elle ne "lui accroche pas les yeux", ni ne lui sourit, ni ne bouge. Et de s'apercevoir soudain que depuis sa naissance, sa fille est toujours dans le noir, que sa mère à elle - pendant ses heures de travail - ne l'avait jamais prise dans les bras, ni bercée, ni dit un mot, ni nommée, ni donné un petit jouet pour bébés. Et tout d'un coup elle réalisa que la haine dont elle s'était toujours sentie l'objet depuis son enfance, persistait plus que jamais, adressée aussi désormais à sa fille. D'un seul coup, elle chercha un autre travail et déménagea, seule avec Jessica, décidée à prendre et sa fille et sa vie à bras-le-corps. Cinq ans après, les médecins s'avisaient enfin qu'il fallait peut-être consulter un psychanalyste.

 

Jessica ne fait pas d'attention à moi pendant que la mère parle. Un mois après le début de nos séances, elle prend une ou deux couleurs et commence à faire des ronds, à vider le bac à jouets. Sans un geste ni un regard à mon intention. Un jour elle trouve un grand ours en peluche, aussi grand qu'elle, ce qui lui rendra très difficile la tâche de le soulever, ce qu'elle fait, néanmoins, très énervée et en lançant les cris rauques qui accompagnent ses gestes saccadés, les seuls dont elle dispose pour le secouer avec énergie, longuement. Comme l'ours est trop grand, ses petites mains n'arrivent pas à bien le saisir, la peluche tombant alors par terre, et elle avec, pour continuer ces mêmes gestes au sol, où au bout de quelques minutes elle est haletante, sans cesser pour autant de crier et se débattre.

Ce jeu durera très longtemps, et elle mettra en jeu son corps chaque fois davantage, essayant de le maîtriser avec toute la surface de sa peau. Cet autre qui - par sa non résistance - lui échappe, et est devenu peu à peu le trou de sa convoitise.

Pendant cette découverte, elle prononce pour la première fois le nom "Maman". Et lorsque toutes deux viennent en séance, elle se précipite pour entrer au bureau avant moi, à fin de jeter par terre - d'un mouvement ample, joyeux et provocateur à la fois - les poupées qui sont placées sur le rebord de la fenêtre. Mais ce geste n'est fait que lorsque j'en ai franchi le seuil. Et si, parlant avec sa mère, je tarde quelques secondes de plus, elle attendra le temps qu'il faut, pour que je la voie balayer toutes les poupées et les fiche pêle-mêle au sol, où elles ne seront jamais l'objet d'un seul regard. Ce n'est qu'ensuite qu'elle se jettera, avec une énergie sauvage et poussant des cris stridents, sur le nounours blanc qui l'attend sagement assis par terre, appuyé contre le mur. Dès lors, il lui sera toujours difficile de s'arrêter, lorsqu'elle lutte de toutes ses forces sur la peluche, mais le fait aussitôt, en entendant sa mère parler de son enfance chez ses parents, en entendant nommer sa grand-mère. Là, elle s'arrête brusquement et commence à se frapper les oreilles, le poing fermé, durement.

 

 

Texte publié par la revue
"Figures de la Psychanalyse", N° 4,
"Mélancolie et Dépression", mai 2001