psychanalyse In situ


Y a-t-il une théorie de la formation des psychanalystes dans une perspective ferenczienne?

Fabio Landa

Méthode de lecture et de déchiffrement, et non pas corps de doctrine.
[…] L'analyse ne saurait faire des progrès en tant que science si elle se ravale à l'application, à l'institutionnalisation de ses découvertes et si elle s'adapte à des idéologies(1).

Ferenczi a insisté, à plusieurs reprises, sur les notions de mensonge, franchise, tact. Ces mots ont d'abord joué un rôle central dans l'évolution de sa pensée et de ses recherches cliniques, pour enfin marquer ses vues sur la formation des analystes et sur les destins possibles du mouvement psychanalytique. Dès les premiers écrits, il s'agit toujours pour lui de faire porter au médecin et à l'analyste la charge plus lourde de responsabilité dans la cure ; il a été un des premiers analystes à soulever le problème de la limitation du pouvoir de l'analyste dans la cure. Ces notions floues, mais d'une forte allusion aux affects, n'ont jamais cessé de travailler son oeuvre, au point de le faire affirmer, dans ses derniers écrits, à propos du trauma, que le mensonge - le fait de ne pas croire à la parole de l'enfant agressé - constitue un des moments constitutifs du trauma.
En citant deux auteurs assez éloignés l'un de l'autre, comme Canetti et Maria Torok, nous sommes amenés à poser la question d'une maladie iatrogénique de la psychanalyse.

Elias Canetti écrit :

L'illusion la plus pénible, dans le traitement psychanalytique, est cette perpétuelle audition du malade. Des heures durant, il doit parler et l'on n'écoute guère que ce qu'on savait déjà avant même qu'il ne s'exprime. Il eût tout aussi bien pu rester assis et se taire à chaque séance. S'il n'en allait pas ainsi, la théorie entière de la psychanalyse se serait évaporée depuis bien longtemps. Lorsqu'un être vous écoute réellement en effet, il éveille en vous des pensées totalement neuves. Le travail du psychanalyste consiste donc à résister à son malade ; quoi que dise ce dernier, le résultat, tout comme l'inébranlable arrêt du destin, est déjà connu. L'attitude de l'auditeur n'est rien moins qu'arrogante. Toutes modifications ou dissidences de la doctrine sont dues aux rares moments où quelqu'un se laisse aller jusqu'à écouter quand même. Elles sont de natures différentes selon la mesure de ce "délit" et la nature du "délinquant".
Freud lui-même a probablement beaucoup écouté, sans quoi, il n'aurait pu se tromper et se transformer à ce point(2).

Canetti soulève le problème d'une écoute foncièrement marquée par des présupposes théoriques. Cependant, en n'étant pas lui-même psychanalyste, il ne pouvait pas remarquer le lien entre les présupposés théoriques et les préjugés enracinés dans le narcissisme de l'analyste ; cela donne une caractéristique particulière au développement de la cure, où la défense narcissique de l'un implique nécessairement une agression au narcissisme de l'autre.

De sa part, Maria Torok écrit :

Comment est-ce qu'on arrive à vouloir analyser la psychanalyse, et pourquoi ?
On pourrait croire que c'est par goût pour les textes qu'on en vient à examiner de très près les affirmations et les élaborations notionnelles de Freud. Pour moi, la préoccupation avec la psychanalyse comme texte ne prend pas son origine dans les textes de Freud. Il s'agit plutôt d'une interrogation sur l'histoire de la psychanalyse comme mouvement, d'une réflexion sur les voies de sa transmission.
[…] Dans ma pratique quotidienne un grand nombre de personnes viennent me trouver pour me faire comprendre pendant parfois de longues années et par divers symptômes, qu'ils souffrent de […] traumas analytiques. Le plus clair du temps que nous passons ensemble est consacré à les libérer du sort jeté sur eux et à leur faire reconquérir leur dignité et la confiance dans la profession qu'ils ont choisi.
Mais qu'est-ce que la psychanalyse dont la transmission peut aboutir à des traumas ? Qu'est-ce qu'un mouvement voué à libérer l'homme de ses entraves psychiques qui inflige des souffrances qui avaient été inconnues jusque-là ?
Voilà ce qui m'agite et me fait réfléchir. Pour moi il ne s'agit pas simplement de désigner et de dénoncer ce phénomène bien connu des institutions analytiques. Il m'importe d'en chercher les conditions de possibilité. Je me pose la question : qu'est-ce qui, dans la constitution notionnelle de la psychanalyse freudienne, permet et encourage de pareilles bizarreries humaines?(3)

Maria Torok nous présente un témoignage clinique des traumas analytiques et ouvre la voie à une interrogation de la doctrine psychanalytique en tant que corpus théorique permettant ou, pour être plus précis, entraînant les conditions de tels événements.
A l'aide d'une vignette clinique, nous essayerons d'avancer les caractéristiques de cette maladie :
Un jeune médecin, vient pour une deuxième tranche d'analyse. La première a été faite sur le divan d'un analyste didacticien renommé. Il raconte un rêve des derniers mois de son analyse antérieure : " il fait un détour par une maison sinistre, dont il découvre vite qu'il s'agit d'une maison où se pratique la torture. Il est accompagné d'un personnage qu'il ne voit pas, mais il sait qu'il est là. Il entre dans une chambre et voit un prisonnier en train d'être battu. Il sort de la chambre et écoute le son d'un coup de poing et il sait alors que le prisonnier a reçu son dernier coup et est décédé ". L'analysant rapporte que dans sa dernière séance, son ex-analyste a insisté que ce rêve montrait clairement ce que lui (l'analyste) indiquait depuis de mois, c'est-à-dire, que le patient ne voulait pas se guérir, et insistait sur ce sado-masochisme horrible. Le patient dit alors qu'il avait pris la décision de ne plus retourner à l'analyse, parce qu'il sentait que depuis un certain temps il jouait un jeu de ne pas être là, mais que celui-ci sortait de son contrôle et devenait très dangereux.

Cela nous fait penser à un modèle d'autistisation, où les mots de l'analyste sont devenus excessifs et intolérables pour l'analysant. Celui-ci n'arrivait plus à poursuivre une tactique défensive assez rusée d'aller à l'analyse sans vraiment y être présent, développant un discours et une écoute automatiques, jouant avec le temps de la séance tout en le laissant couler hors de soi. Mais, sur quoi s'appuyaient l'analyste et l'analysant ? Peut-être sur le fait que tous les deux savaient qu'ils étaient en séance dite didactique, c'est-à-dire, il ne s'agissait plus d'une analyse, mais d'une certaine façon, d'un rituel obligé de passage pour l'analysant. Cette approche tend cependant à cacher une autre scène, celle de la banalisation en voie de devenir l'indifférence d'une violence vouée à être maîtrisée par la théorie.
D'une certaine façon, on s'aperçoit d'un enjeu majeur de la transmission et de la théorisation en psychanalyse. Pour Ferenczi, le trauma oblige la théorie à être ébranlée, et les pressuposés théoriques de l'analyste à être mis entre parenthèses. C'est la procédure freudienne de la Traumdeutung. Mais, la force de la transmission d'une théorie oblige à soumettre les faits aux présupposés théoriques ; à ce moment, on n'est plus dans la théorisation psychanalytique mais dans la pédagogie d'une doctrine idéologique, c'est-à-dire, la transmission d'une weltanshauung, donc dans une sorte d'anti-psychanalyse. La parole que circule n'est plus celle des sujets impliqués, mais celle des ventriloques.

Maria Torok écrit :

"[…] C'est une catastrophe que de devoir revenir systématiquement sur les fantasmes œdipiens, la scène primitive, la castration, etc. Je veux ici souligner la catastrophe du systématique e de son mode de transmission dans ce que d'aucuns conviennent d'appeler la psychanalyse. Il faut croire que cette catastrophe, elle, est plus convenable pour certains que la perspective qui cherche à reconnaître et à guérir des traumas.
[…] Dans le monde analytique, en effet, on se trouve devant des théories ou des systèmes qui s'imposent en tant qu'autorités. C'est en tant que telles, c'est-à-dire en tant qu'autorités, que ceux-ci cherchent à s'infiltrer dans le processus analytique pédagogique. Quelqu'un élabore un système et le transmet lors du transfert à son patient-"élève". La vigilance critique de ce dernier en souffre puisque la théorie s'impose, s'applique pendant que le processus primaire domine. La spécificité de l'analyse transmise ainsi sera l'incorporation et l'incorporation de l'endoctrinement. Y a-t-il remède à cette catastrophe créée et perpétuée par "l'analyse"?
[…] Seul l'examen critique de l'héritage peut réveiller aux sources véritables des notions analytiques qui ont cours et décider soit de leur maintien soit de leur rejet"(4).

Le problème de la transmission de la psychanalyse et donc de la formation de nouveaux analystes se trouve rapidement pris dans une toile où joue d'une part la tentation d'approcher la psychanalyse à d'autres discours et, d'autre part, la perception que le discours psychanalytique a un puissant pouvoir corrosif par rapport à tout autre discours, comme par exemple le philosophique (pour lequel on peut penser que la psychanalyse aurait un intérêt particulier, comme le prouvent les dialogues avec les philosophes de Freud et Lacan). Mais il ne faut pas oublier que Freud a laissé comme une tâche pour la psychanalyse de traduire la métaphysique en métapsychologie; il a contribué aussi à un certain manque d'intérêt des psychanalystes en général pour la philosophie, dont une lecture très peu attentive que les psychanalystes font des textes philosophiques. On pourrait penser que ce fait serait d'une importance négligeable pour la formation et la transmission de la psychanalyse ; chaque fois qu'on parle de théorie psychanalytique on se retrouve toujours rappelé à l'ordre par un exotérique mot d'ordre, " mais nous faisons de la clinique ; il faut parler clinique ". Ainsi, en négligeant une certaine rigueur de la pensée philosophique, les psychanalystes tombent dans un piège assez naïf, celui de parler " clinique ", " transmission de l'expérience clinique " et d'ériger en toute inconscience un système non seulement de pensée, mais aussi de procédures et attitudes irréfléchies et automatiques. Ce qui permet à un membre influent de la l'IPA de dire que l'analyse faite par un analyste de cette institution devrait porter quelques signes d'identification aussi claires que le logo de la Coca-Cola. En essayant d'éviter les systèmes " en parlant clinique ", on crée des systèmes encore plus arriérés et fondés sur des éléments très primitifs. Ce type de développement ne semble pas étrange si on part des vues ferencziennes sur le trauma, un des piliers de sa pensée et de ses soucis cliniques, surtout en ce qui concerne sa notion de l'identification à l'agresseur. Mais comment identifier l'agresseur ?
Nous connaissons le prix que Primo Levi a payé en se posant des questions en tant que témoin et survivant. Après avoir écrit une œuvre immense, il vécut ses derniers jours dans une souffrance où les mots ont trouvé l'impuissance devant le vouloir dire. Il finit par se suicider. Le travail qu'il poursuit tout au long de son œuvre constitue une quête de clarté, de nomination. Comme Dante, qu'il a tant aimé, il nous introduit, avec simplicité et patience, dans ce qu'il appelle la zone grise(5). Au seuil de ce chapitre, nous sommes confrontés aux doutes sur la capacité de se faire comprendre, de transmettre :

"Avons-nous été capables, nous qui sommes rentrés, de comprendre et de faire comprendre nos expériences ?"(6).

Et notre inquiétude s'intensifie par son constat :

"Ce que nous entendons communément par "comprendre" coïncide avec "simplifier" ; sans une profonde simplification, le monde qui nous entoure serait un enchevêtrement infini et indéfini, qui défierait notre capacité de nous orienter et de décider de nos actions. Bref, nous sommes obligés de réduire le connaissable à des schémas, et c'est à ce but que tendent les merveilleux instruments que nous avons fabriqués au cours de l'évolution du genre humain et qui lui sont spécifiques : le langage et la pensée conceptuelle"(7).

Chez Primo Levi, la simplification fait allusion, dès le début de son texte, à une question territoriale, à une question de frontières : les limites entre "nous" et "eux", entre "amis" et "ennemis". Le besoin de frontières nettement identifiables prend une telle ampleur, qu'il n'hésite pas à nous présenter le désir de simplification comme une composante essentielle de la constitution des masses. Il nous dit :

"[La simplification est] certainement la raison de l'énorme popularité des sports spectaculaires, tels que le football, le base-ball et la boxe, où les concurrents sont deux équipes ou deux individus, bien distincts et identifiables, et où à la fin de la partie il y aura des vainqueurs et des vaincus"(8).

Primo Levi, en fin psychologue, n'hésite pas, selon les meilleures règles freudiennes, à nous apprendre que, si le désir de simplification est justifié, la simplification, elle, ne l'est pas toujours. Il nous dit :

"[La simplification] est une hypothèse de travail, utile tant qu'elle est reconnue comme telle et non prise pour la réalité"(9).

Etonnante convergence de propos avec Fédida, qui s'exprime ainsi :

"Pour peu qu'un analyste prenne ses fantasmes pour des concepts, tout peut basculer dans cette forme déguisée de rêverie délirante qu'est la doctrine… ; et au contraire à vouloir purifier le concept et le rendre ascétique au point de le supposer réussi lorsque libéré du fantasme, l'analyste fait de la théorie un exposé explicatif à vocation académique. Ce qui revient par un détour différent, à promouvoir une doctrine"(10).

Avec la suspension de la simplification, en la mettant entre parenthèses, et l'admission de l'inutilité de la recherche de frontières claires et nettes entre "nous" et "eux ", entre "amis" et "ennemis", à rebours de nos souhaits, nous pénétrons dans la zone grise : territoire de tous les dangers, où les ennemis se trouvent à l'intérieur, là où on ne les attendait pas, mais aussi à l'extérieur. Il nous est familier ce sentiment, que les coups les plus douloureux viennent de ceux dont nous attendions un geste de solidarité ; de ceux que nous avons, d'après notre désir de simplification, identifiés hâtivement comme "amis". Nous nous heurtons fréquemment à notre difficulté d'abandonner l'illusion de la simplification, et nous persistons dans les clivages ataviques des "amis" et "ennemis" établis à jamais. Primo Levi nous montre la pièce maîtresse qui gouverne en reine cette région, dite la zone grise : le privilège. Il nous dit :

"Le privilège, par définition, défend et protège le privilège"(11).

Primo Levi nous introduit donc dans une région où l'homme, par une espèce de tour de magie, disparaît ; il est substitué par le privilège, qui s'approprie le rôle de déclencheur et de directeur du sens et de l'action. L'homme n'a plus de visage : à la place du visage apparaît le masque du privilège ; un homme ne regarde plus le visage de l'autre, il n'est plus affecté par le visage de l'autre. Dans la zone grise, les rapports s'établissent par le biais des rapports entre privilèges ou entre la possession et la non-possession d'un privilège. Primo Levi passe alors à une généralisation qui nous semble plutôt dérangeante qu'excessive et qui mérite d'être citée longuement :

"L'ascension des privilégiés, non seulement au Lager mais dans toutes les sociétés humaines, est un phénomène angoissant mais fatal : ils ne sont absents que dans les utopies. C'est le devoir de l'homme juste de faire la guerre à tout privilège non mérité, mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une guerre sans fin. Là où existe un pouvoir exercé par un petit nombre ou par un seul homme, contre le grand nombre, le privilège naît et prolifère, même contre la volonté du pouvoir lui-même, mais il est normal que le pouvoir, au contraire, le tolère ou l'encourage. Mais bornons-nous au Lager qui … peut bien servir de "laboratoire" ; la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires en constitue l'ossature, et, en même temps, l'élément le plus inquiétant. C'est une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. Elle possède une structure interne incroyablement compliquée, et accueille en elle ce qui suffit pour confondre notre besoin de juger"(12).

Outre les allusions éthiques à propos de l'homme juste, notion dont nous connaissons l'ampleur dans la tradition hébraïque et dans la tradition grecque, il faut souligner le déplacement de la question territoriale des frontières et des limites à une dimension temporelle ; la guerre de l'homme juste n'est plus une guerre faite dans l'espace, elle devient une guerre sans fin, une guerre dans la durée, une guerre pour toujours, dans le temps.
Nous sommes dorénavant confrontés à une nouvelle opposition, non plus celle du maître et de l'esclave, mais à celle de l'homme juste contre le privilège, une confrontation entre la lutte dans la durée de l'homme juste essayant de juger et l'immédiateté du privilège, avec son immense capacité de mobilisation instantanée, pouvant aller jusqu'au meurtre. A ce propos, Primo Levi nous raconte : " un " nouveau " [arrivé] italien, un maquisard, expédié dans un camp de travail avec l'étiquette de prisonnier politique lorsqu'il était dans le plein de sa force. Il avait été malmené pendant la distribution de la soupe et avait eu l'audace de donner une poussée au fonctionnaire-distributeur : les collègues de celui-ci accoururent et le coupable fut noyé pour l'exemple : on lui plongea la tête dans la cuve de soupe"(13).
On peut considérer que dans cette zone grise, le désir de simplification qu'implique notre besoin de nous orienter, trouve une satisfaction magique dans le privilège, facilement identifiable, rempart rigide contre l'imminence de l'effondrement identitaire. Aux dépens du sacrifice de la capacité d'être affecté par l'autre et de s'auto-affecter, le privilégié parle une langue qui va utiliser les mêmes mots de n'importe quelle langue ; mais celle-ci a une tout autre structure. Selon Primo Levi, le privilège, par définition, défend et protège le privilège. Par conséquent, non seulement il peut, comme il doit amener à tuer. Mot magique, proche de la satisfaction hallucinatoire du désir qui, dans l'affolement de l'immédiateté, devient la pierre d'ancrage d'une langue qui mime une langue mais n'en est pas vraiment une. Une langue qui parle bruyamment autour et à cause du privilège pour ne rien savoir, même lorsqu'il s'agit d'une réalité immédiate comme celle de l'univers concentrationnaire, où Primo Levi place son œuvre.
En faisant ce parcours dans le texte de Primo Levi autour de la question du privilège, nous pouvons saisir au moins deux niveaux de considérations : un niveau éthique et un niveau où est impliquée la problématique du temps, du processus et de la magie.
Au niveau éthique, le privilège écarte toute considération concernant la responsabilité. Le privilège, en tant que masque se substituant au visage de l'homme, effectue une objectivation ; les rapports ne sont plus de nature à affecter l'homme mais obéissent à la logique du maintien, de la défense et de la protection du privilège. L'homme non-affecté peut déployer un langage qui reste en dehors de lui, sans l'impliquer dans le dire, selon une logique objectivante, neutre. L'homme, dans cette logique, n'est plus censé juger. Il se trouve impliqué dans une activité machinale, épaulé par une certitude figée, donnée par des mots qui n'ont plus la capacité de faire allusion à quelque chose, mais qui ont la prétention de remplacer la chose même. Langue morte, qui s'accommode difficilement à une quelconque oscillation affective. Langue qui, à cause du privilège, tue, tout en ignorant le meurtre.
Au niveau où est impliquée la problématique du temps, nous sommes conduits à des considérations dans le champ des questions psychanalytiques autour de l'introjection des pulsions et de l'incorporation de l'objet. C'est précisément à propos de la question de l'immédiateté que Nicolas Abraham et Maria Torok ont nettement distingué ces deux concepts(14).

Le psychanalyste est, en quelque sorte, un témoin ; il dit "oui" à quelque chose qu'il méconnaît au départ. Le témoin ne peut pas être indifférent ; pour être un témoin, il faut avoir l'audace de se lancer dans une aventure dont on ne sait rien. Nous pouvons considérer que l'œuvre psychanalytique d'Abraham et Torok s'édifie comme la configuration d'une place où le psychanalyste est non-indifférent, suivant la notion clé de résonance introduite par Nicolas Abraham. Il écrit :

"Cette notion de résonance se distingue radicalement aussi bien de l'Einfühlung entachée de subjectivisme que de l'observation purement objective : elle opère par une mise en branle de l'Inconscient à partir de contenus conscients reçus à l'écoute, ou, mieux encore, la résonance a lieu lorsque des contenus de conscience rencontrés induisent en nous de par leur particularité un inconscient - c'est-à-dire une structure imaginale -complémentaire. Si la signification du symbole ne se livre ni à l'objectivité, ni à la subjectivité, elle est appréhendée, au contraire, par la résonance propre à l'écoute psychanalytique, telle qu'elle a lieu dans la relation dite transférentielle. Elle se manifeste alors comme un moment du fonctionnement imaginal du sujet, dont le révélateur est le " non-engagement " (et non pas, bien entendu, non-résonance) de l'analyste "(15).

L'attestation d'existence que le psychanalyste fournit en tant que témoin ne peut, en aucun cas, être confondue avec une preuve. La preuve est par nature hétérogène au témoignage ; seul le témoignage peut établir le rapport à autrui du fait qu'il appartient au champ ambigu du langage. La résonance, soutien du témoignage, est donc l'auto-affectation déclenchée par la présence de l'autre.
L'immédiateté, la question du temps et le rapport à autrui permettent d'établir la distinction entre deux registres de la langue : celui de l'introjection des pulsions et celui de l'incorporation de l'objet.
Maria Torok écrit :

"La visée de l'introjection n'est pas de l'ordre de la compensation mais de l'ordre de la croissance : elle cherche à introduire dans le Moi, en l'élargissant et en l'enrichissant, la libido inconsciente, anonyme ou refoulée. Aussi n'est-ce point l'objet qu'il s'agit d'introjecter comme on le dit facilement, mais l'ensemble des pulsions et de leurs vicissitudes dont l'objet est l'à-propos et le médiateur"(16).

Et un peu plus loin :

"Opérant en va-et-vient" entre le narcissique et l'objectal "entre l'auto et l'hétéro-érotisme, l'introjection transforme les incitations pulsionnelles en désirs et fantasmes de désir et, par là, les rend aptes à recevoir un nom et droit de cité et à se déployer dans le jeu objectal"(17).

Pour Maria Torok :

"" L'incorporation proprement dite" dans sa "spécificité sémantique propre" intervient à la limite même de l'introjection, quand celle-ci, pour une raison ou une autre, échoue. Devant l'impuissance du processus d'introjection (progressif, lent, laborieux, médiatisé, effectif), l'incorporation s'impose : fantasmatique, immédiate, instantanée, magique, parfois hallucinatoire"(18).

Le privilège occupe une place de cheville ouvrière de la logique incorporative, chez Primo Levi. Le privilège abolit d'emblée la résonance, les rapports se font par le biais du privilège, une vraie greffe qui se substitue à l'homme et à l'autre ; il n'existe plus du vivant, pas d'affectation et encore moins d'auto-affectation.

Dans la perspective qui nous avons essayé d'esquisser, la formation du psychanalyste implique entrer dans une zone où il n'y a aucune assurance et où tous les risques sont présents. D'une certaine manière, la transmission de la psychanalyse d'une génération à la suivante, serait redevable de l'élaboration des complexes liens d'affiliation et d'institutionalisation, élaboration qui ne pourrait se passer de l'interprétation des idéologies et de la transmission de … privilèges. On ne serait pas très loin de se demander avec Lévinas : quelle est ma responsabilité devant cet homme, ici, maintenant?

 

Fabio Landa

Colloque Ferenczi, juillet 2002

 

notes

1. Abraham, N Torok, M, (1975) La psychanalyse comme méthode de recherche universelle in Le coq héron, n° 159, Paris, 2000, p. 34.
2. Canetti, E, Ecrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, 1989, p. 1238.
3. Torok, M, (1985) Quel est l'enjeu de ma recherche sur les textes de Freud? in Le coq héron n° 159, Paris, 2000, p. 39.
4. Torok, M Katasztrófák, in Confrontation n° 7, Paris, 1982, p. 150.
5. Levi, P (1986) Les naufragés et les rescapés, Paris, Arcades Gallimard, 1989, p. 36.
6. Levi, P op .cit., p. 36.
7. Levi, P op. cit., p. 36.
8. Levi, P, op. cit.,p. 37.
9. Levi, P, op. cit.,p. 37.
10. Fédida, P L'absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 269.
11. Levi, P, op. cit.,p.41.
12. Levi, P, op. cit.,p.41.
13. Levi, P, op. cit.,p.41.
14. Nous avons développé ailleurs l'hypothèse d'une relation foncière de l'œuvre psychanalytique de ces auteurs aux références qui concernent aussi l'œuvre de Primo Levi : Landa, F La Shoah et les nouvelles figures métapsychologiques de Nicolas Abraham et Maria Torok, Paris, L'Harmattan, 1999.
15. Abraham, N, Torok, M L'Ecorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p.193.
16. Abraham, N, Torok, M op.cit., p. 236.
17. Abraham, N, Torok, M op.cit., p. 236.
18. Derrida, J, Fors in Abraham, N, Torok, M, Le verbier de l'homme aux loups, Paris, Aubier Flammarion, 1976, p. 17.



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