psychanalyse In situ
Y a-t-il une théorie
de la formation des psychanalystes dans une perspective ferenczienne?
Fabio Landa
Méthode de lecture et de déchiffrement,
et non pas corps de doctrine.
[
] L'analyse ne saurait faire des progrès en tant
que science si elle se ravale à l'application, à
l'institutionnalisation de ses découvertes et si elle
s'adapte à des idéologies(1).
Ferenczi a insisté, à plusieurs
reprises, sur les notions de mensonge, franchise, tact. Ces mots
ont d'abord joué un rôle central dans l'évolution
de sa pensée et de ses recherches cliniques, pour enfin
marquer ses vues sur la formation des analystes et sur les destins
possibles du mouvement psychanalytique. Dès les premiers
écrits, il s'agit toujours pour lui de faire porter au
médecin et à l'analyste la charge plus lourde de
responsabilité dans la cure ; il a été un
des premiers analystes à soulever le problème de
la limitation du pouvoir de l'analyste dans la cure. Ces notions
floues, mais d'une forte allusion aux affects, n'ont jamais cessé
de travailler son oeuvre, au point de le faire affirmer, dans
ses derniers écrits, à propos du trauma, que le
mensonge - le fait de ne pas croire à la parole de l'enfant
agressé - constitue un des moments constitutifs du trauma.
En citant deux auteurs assez éloignés l'un de l'autre,
comme Canetti et Maria Torok, nous sommes amenés à
poser la question d'une maladie iatrogénique de la psychanalyse.
Elias Canetti écrit :
L'illusion la plus pénible, dans
le traitement psychanalytique, est cette perpétuelle audition
du malade. Des heures durant, il doit parler et l'on n'écoute
guère que ce qu'on savait déjà avant même
qu'il ne s'exprime. Il eût tout aussi bien pu rester assis
et se taire à chaque séance. S'il n'en allait pas
ainsi, la théorie entière de la psychanalyse se
serait évaporée depuis bien longtemps. Lorsqu'un
être vous écoute réellement en effet, il
éveille en vous des pensées totalement neuves.
Le travail du psychanalyste consiste donc à résister
à son malade ; quoi que dise ce dernier, le résultat,
tout comme l'inébranlable arrêt du destin, est déjà
connu. L'attitude de l'auditeur n'est rien moins qu'arrogante.
Toutes modifications ou dissidences de la doctrine sont dues
aux rares moments où quelqu'un se laisse aller jusqu'à
écouter quand même. Elles sont de natures différentes
selon la mesure de ce "délit" et la nature du
"délinquant".
Freud lui-même a probablement beaucoup écouté,
sans quoi, il n'aurait pu se tromper et se transformer à
ce point(2).
Canetti soulève le problème d'une écoute
foncièrement marquée par des présupposes
théoriques. Cependant, en n'étant pas lui-même
psychanalyste, il ne pouvait pas remarquer le lien entre les
présupposés théoriques et les préjugés
enracinés dans le narcissisme de l'analyste ; cela donne
une caractéristique particulière au développement
de la cure, où la défense narcissique de l'un implique
nécessairement une agression au narcissisme de l'autre.
De sa part, Maria Torok écrit
:
Comment est-ce qu'on arrive à
vouloir analyser la psychanalyse, et pourquoi ?
On pourrait croire que c'est par goût pour les textes qu'on
en vient à examiner de très près les affirmations
et les élaborations notionnelles de Freud. Pour moi, la
préoccupation avec la psychanalyse comme texte ne prend
pas son origine dans les textes de Freud. Il s'agit plutôt
d'une interrogation sur l'histoire de la psychanalyse comme mouvement,
d'une réflexion sur les voies de sa transmission.
[
] Dans ma pratique quotidienne un grand nombre de personnes
viennent me trouver pour me faire comprendre pendant parfois
de longues années et par divers symptômes, qu'ils
souffrent de [
] traumas analytiques. Le plus clair du temps
que nous passons ensemble est consacré à les libérer
du sort jeté sur eux et à leur faire reconquérir
leur dignité et la confiance dans la profession qu'ils
ont choisi.
Mais qu'est-ce que la psychanalyse dont la transmission peut
aboutir à des traumas ? Qu'est-ce qu'un mouvement voué
à libérer l'homme de ses entraves psychiques qui
inflige des souffrances qui avaient été inconnues
jusque-là ?
Voilà ce qui m'agite et me fait réfléchir.
Pour moi il ne s'agit pas simplement de désigner et de
dénoncer ce phénomène bien connu des institutions
analytiques. Il m'importe d'en chercher les conditions de possibilité.
Je me pose la question : qu'est-ce qui, dans la constitution
notionnelle de la psychanalyse freudienne, permet et encourage
de pareilles bizarreries humaines?(3)
Maria Torok nous présente un témoignage
clinique des traumas analytiques et ouvre la voie à une
interrogation de la doctrine psychanalytique en tant que corpus
théorique permettant ou, pour être plus précis,
entraînant les conditions de tels événements.
A l'aide d'une vignette clinique, nous essayerons d'avancer les
caractéristiques de cette maladie :
Un jeune médecin, vient pour une deuxième tranche
d'analyse. La première a été faite sur le
divan d'un analyste didacticien renommé. Il raconte un
rêve des derniers mois de son analyse antérieure
: " il fait un détour par une maison sinistre, dont
il découvre vite qu'il s'agit d'une maison où se
pratique la torture. Il est accompagné d'un personnage
qu'il ne voit pas, mais il sait qu'il est là. Il entre
dans une chambre et voit un prisonnier en train d'être
battu. Il sort de la chambre et écoute le son d'un coup
de poing et il sait alors que le prisonnier a reçu son
dernier coup et est décédé ". L'analysant
rapporte que dans sa dernière séance, son ex-analyste
a insisté que ce rêve montrait clairement ce que
lui (l'analyste) indiquait depuis de mois, c'est-à-dire,
que le patient ne voulait pas se guérir, et insistait
sur ce sado-masochisme horrible. Le patient dit alors qu'il avait
pris la décision de ne plus retourner à l'analyse,
parce qu'il sentait que depuis un certain temps il jouait un
jeu de ne pas être là, mais que celui-ci sortait
de son contrôle et devenait très dangereux.
Cela nous fait penser à un modèle
d'autistisation, où les mots de l'analyste sont devenus
excessifs et intolérables pour l'analysant. Celui-ci n'arrivait
plus à poursuivre une tactique défensive assez
rusée d'aller à l'analyse sans vraiment y être
présent, développant un discours et une écoute
automatiques, jouant avec le temps de la séance tout en
le laissant couler hors de soi. Mais, sur quoi s'appuyaient l'analyste
et l'analysant ? Peut-être sur le fait que tous les deux
savaient qu'ils étaient en séance dite didactique,
c'est-à-dire, il ne s'agissait plus d'une analyse, mais
d'une certaine façon, d'un rituel obligé de passage
pour l'analysant. Cette approche tend cependant à cacher
une autre scène, celle de la banalisation en voie de devenir
l'indifférence d'une violence vouée à être
maîtrisée par la théorie.
D'une certaine façon, on s'aperçoit d'un enjeu
majeur de la transmission et de la théorisation en psychanalyse.
Pour Ferenczi, le trauma oblige la théorie à être
ébranlée, et les pressuposés théoriques
de l'analyste à être mis entre parenthèses.
C'est la procédure freudienne de la Traumdeutung. Mais,
la force de la transmission d'une théorie oblige à
soumettre les faits aux présupposés théoriques
; à ce moment, on n'est plus dans la théorisation
psychanalytique mais dans la pédagogie d'une doctrine
idéologique, c'est-à-dire, la transmission d'une
weltanshauung, donc dans une sorte d'anti-psychanalyse. La parole
que circule n'est plus celle des sujets impliqués, mais
celle des ventriloques.
Maria Torok écrit :
"[
] C'est une catastrophe
que de devoir revenir systématiquement sur les fantasmes
dipiens, la scène primitive, la castration, etc.
Je veux ici souligner la catastrophe du systématique e
de son mode de transmission dans ce que d'aucuns conviennent
d'appeler la psychanalyse. Il faut croire que cette catastrophe,
elle, est plus convenable pour certains que la perspective qui
cherche à reconnaître et à guérir
des traumas.
[
] Dans le monde analytique, en effet, on se trouve devant
des théories ou des systèmes qui s'imposent en
tant qu'autorités. C'est en tant que telles, c'est-à-dire
en tant qu'autorités, que ceux-ci cherchent à s'infiltrer
dans le processus analytique pédagogique. Quelqu'un élabore
un système et le transmet lors du transfert à son
patient-"élève". La vigilance critique
de ce dernier en souffre puisque la théorie s'impose,
s'applique pendant que le processus primaire domine. La spécificité
de l'analyse transmise ainsi sera l'incorporation et l'incorporation
de l'endoctrinement. Y a-t-il remède à cette catastrophe
créée et perpétuée par "l'analyse"?
[
] Seul l'examen critique de l'héritage peut réveiller
aux sources véritables des notions analytiques qui ont
cours et décider soit de leur maintien soit de leur rejet"(4).
Le problème de la transmission
de la psychanalyse et donc de la formation de nouveaux analystes
se trouve rapidement pris dans une toile où joue d'une
part la tentation d'approcher la psychanalyse à d'autres
discours et, d'autre part, la perception que le discours psychanalytique
a un puissant pouvoir corrosif par rapport à tout autre
discours, comme par exemple le philosophique (pour lequel on
peut penser que la psychanalyse aurait un intérêt
particulier, comme le prouvent les dialogues avec les philosophes
de Freud et Lacan). Mais il ne faut pas oublier que Freud a laissé
comme une tâche pour la psychanalyse de traduire la métaphysique
en métapsychologie; il a contribué aussi à
un certain manque d'intérêt des psychanalystes en
général pour la philosophie, dont une lecture très
peu attentive que les psychanalystes font des textes philosophiques.
On pourrait penser que ce fait serait d'une importance négligeable
pour la formation et la transmission de la psychanalyse ; chaque
fois qu'on parle de théorie psychanalytique on se retrouve
toujours rappelé à l'ordre par un exotérique
mot d'ordre, " mais nous faisons de la clinique ; il faut
parler clinique ". Ainsi, en négligeant une certaine
rigueur de la pensée philosophique, les psychanalystes
tombent dans un piège assez naïf, celui de parler
" clinique ", " transmission de l'expérience
clinique " et d'ériger en toute inconscience un système
non seulement de pensée, mais aussi de procédures
et attitudes irréfléchies et automatiques. Ce qui
permet à un membre influent de la l'IPA de dire que l'analyse
faite par un analyste de cette institution devrait porter quelques
signes d'identification aussi claires que le logo de la Coca-Cola.
En essayant d'éviter les systèmes " en parlant
clinique ", on crée des systèmes encore plus
arriérés et fondés sur des éléments
très primitifs. Ce type de développement ne semble
pas étrange si on part des vues ferencziennes sur le trauma,
un des piliers de sa pensée et de ses soucis cliniques,
surtout en ce qui concerne sa notion de l'identification à
l'agresseur. Mais comment identifier l'agresseur ?
Nous connaissons le prix que Primo Levi a payé en se posant
des questions en tant que témoin et survivant. Après
avoir écrit une uvre immense, il vécut ses
derniers jours dans une souffrance où les mots ont trouvé
l'impuissance devant le vouloir dire. Il finit par se suicider.
Le travail qu'il poursuit tout au long de son uvre constitue
une quête de clarté, de nomination. Comme Dante,
qu'il a tant aimé, il nous introduit, avec simplicité
et patience, dans ce qu'il appelle la zone grise(5). Au seuil
de ce chapitre, nous sommes confrontés aux doutes sur
la capacité de se faire comprendre, de transmettre :
"Avons-nous été capables,
nous qui sommes rentrés, de comprendre et de faire comprendre
nos expériences ?"(6).
Et notre inquiétude s'intensifie
par son constat :
"Ce que nous entendons communément
par "comprendre" coïncide avec "simplifier"
; sans une profonde simplification, le monde qui nous entoure
serait un enchevêtrement infini et indéfini, qui
défierait notre capacité de nous orienter et de
décider de nos actions. Bref, nous sommes obligés
de réduire le connaissable à des schémas,
et c'est à ce but que tendent les merveilleux instruments
que nous avons fabriqués au cours de l'évolution
du genre humain et qui lui sont spécifiques : le langage
et la pensée conceptuelle"(7).
Chez Primo Levi, la simplification fait
allusion, dès le début de son texte, à une
question territoriale, à une question de frontières
: les limites entre "nous" et "eux", entre
"amis" et "ennemis". Le besoin de frontières
nettement identifiables prend une telle ampleur, qu'il n'hésite
pas à nous présenter le désir de simplification
comme une composante essentielle de la constitution des masses.
Il nous dit :
"[La simplification est] certainement
la raison de l'énorme popularité des sports spectaculaires,
tels que le football, le base-ball et la boxe, où les
concurrents sont deux équipes ou deux individus, bien
distincts et identifiables, et où à la fin de la
partie il y aura des vainqueurs et des vaincus"(8).
Primo Levi, en fin psychologue, n'hésite
pas, selon les meilleures règles freudiennes, à
nous apprendre que, si le désir de simplification est
justifié, la simplification, elle, ne l'est pas toujours.
Il nous dit :
"[La simplification] est une hypothèse
de travail, utile tant qu'elle est reconnue comme telle et non
prise pour la réalité"(9).
Etonnante convergence de propos avec
Fédida, qui s'exprime ainsi :
"Pour peu qu'un analyste prenne
ses fantasmes pour des concepts, tout peut basculer dans cette
forme déguisée de rêverie délirante
qu'est la doctrine
; et au contraire à vouloir purifier
le concept et le rendre ascétique au point de le supposer
réussi lorsque libéré du fantasme, l'analyste
fait de la théorie un exposé explicatif à
vocation académique. Ce qui revient par un détour
différent, à promouvoir une doctrine"(10).
Avec la suspension de la simplification,
en la mettant entre parenthèses, et l'admission de l'inutilité
de la recherche de frontières claires et nettes entre
"nous" et "eux ", entre "amis"
et "ennemis", à rebours de nos souhaits, nous
pénétrons dans la zone grise : territoire de tous
les dangers, où les ennemis se trouvent à l'intérieur,
là où on ne les attendait pas, mais aussi à
l'extérieur. Il nous est familier ce sentiment, que les
coups les plus douloureux viennent de ceux dont nous attendions
un geste de solidarité ; de ceux que nous avons, d'après
notre désir de simplification, identifiés hâtivement
comme "amis". Nous nous heurtons fréquemment
à notre difficulté d'abandonner l'illusion de la
simplification, et nous persistons dans les clivages ataviques
des "amis" et "ennemis" établis à
jamais. Primo Levi nous montre la pièce maîtresse
qui gouverne en reine cette région, dite la zone grise
: le privilège. Il nous dit :
"Le privilège, par définition,
défend et protège le privilège"(11).
Primo Levi nous introduit donc dans une
région où l'homme, par une espèce de tour
de magie, disparaît ; il est substitué par le privilège,
qui s'approprie le rôle de déclencheur et de directeur
du sens et de l'action. L'homme n'a plus de visage : à
la place du visage apparaît le masque du privilège
; un homme ne regarde plus le visage de l'autre, il n'est plus
affecté par le visage de l'autre. Dans la zone grise,
les rapports s'établissent par le biais des rapports entre
privilèges ou entre la possession et la non-possession
d'un privilège. Primo Levi passe alors à une généralisation
qui nous semble plutôt dérangeante qu'excessive
et qui mérite d'être citée longuement :
"L'ascension des privilégiés,
non seulement au Lager mais dans toutes les sociétés
humaines, est un phénomène angoissant mais fatal
: ils ne sont absents que dans les utopies. C'est le devoir de
l'homme juste de faire la guerre à tout privilège
non mérité, mais il ne faut pas oublier qu'il s'agit
d'une guerre sans fin. Là où existe un pouvoir
exercé par un petit nombre ou par un seul homme, contre
le grand nombre, le privilège naît et prolifère,
même contre la volonté du pouvoir lui-même,
mais il est normal que le pouvoir, au contraire, le tolère
ou l'encourage. Mais bornons-nous au Lager qui
peut bien
servir de "laboratoire" ; la classe hybride des prisonniers-fonctionnaires
en constitue l'ossature, et, en même temps, l'élément
le plus inquiétant. C'est une zone grise, aux contours
mal définis, qui sépare et relie à la fois
les deux camps des maîtres et des esclaves. Elle possède
une structure interne incroyablement compliquée, et accueille
en elle ce qui suffit pour confondre notre besoin de juger"(12).
Outre les allusions éthiques à
propos de l'homme juste, notion dont nous connaissons l'ampleur
dans la tradition hébraïque et dans la tradition
grecque, il faut souligner le déplacement de la question
territoriale des frontières et des limites à une
dimension temporelle ; la guerre de l'homme juste n'est plus
une guerre faite dans l'espace, elle devient une guerre sans
fin, une guerre dans la durée, une guerre pour toujours,
dans le temps.
Nous sommes dorénavant confrontés à une
nouvelle opposition, non plus celle du maître et de l'esclave,
mais à celle de l'homme juste contre le privilège,
une confrontation entre la lutte dans la durée de l'homme
juste essayant de juger et l'immédiateté du privilège,
avec son immense capacité de mobilisation instantanée,
pouvant aller jusqu'au meurtre. A ce propos, Primo Levi nous
raconte : " un " nouveau " [arrivé] italien,
un maquisard, expédié dans un camp de travail avec
l'étiquette de prisonnier politique lorsqu'il était
dans le plein de sa force. Il avait été malmené
pendant la distribution de la soupe et avait eu l'audace de donner
une poussée au fonctionnaire-distributeur : les collègues
de celui-ci accoururent et le coupable fut noyé pour l'exemple
: on lui plongea la tête dans la cuve de soupe"(13).
On peut considérer que dans cette zone grise, le désir
de simplification qu'implique notre besoin de nous orienter,
trouve une satisfaction magique dans le privilège, facilement
identifiable, rempart rigide contre l'imminence de l'effondrement
identitaire. Aux dépens du sacrifice de la capacité
d'être affecté par l'autre et de s'auto-affecter,
le privilégié parle une langue qui va utiliser
les mêmes mots de n'importe quelle langue ; mais celle-ci
a une tout autre structure. Selon Primo Levi, le privilège,
par définition, défend et protège le privilège.
Par conséquent, non seulement il peut, comme il doit amener
à tuer. Mot magique, proche de la satisfaction hallucinatoire
du désir qui, dans l'affolement de l'immédiateté,
devient la pierre d'ancrage d'une langue qui mime une langue
mais n'en est pas vraiment une. Une langue qui parle bruyamment
autour et à cause du privilège pour ne rien savoir,
même lorsqu'il s'agit d'une réalité immédiate
comme celle de l'univers concentrationnaire, où Primo
Levi place son uvre.
En faisant ce parcours dans le texte de Primo Levi autour de
la question du privilège, nous pouvons saisir au moins
deux niveaux de considérations : un niveau éthique
et un niveau où est impliquée la problématique
du temps, du processus et de la magie.
Au niveau éthique, le privilège écarte toute
considération concernant la responsabilité. Le
privilège, en tant que masque se substituant au visage
de l'homme, effectue une objectivation ; les rapports ne sont
plus de nature à affecter l'homme mais obéissent
à la logique du maintien, de la défense et de la
protection du privilège. L'homme non-affecté peut
déployer un langage qui reste en dehors de lui, sans l'impliquer
dans le dire, selon une logique objectivante, neutre. L'homme,
dans cette logique, n'est plus censé juger. Il se trouve
impliqué dans une activité machinale, épaulé
par une certitude figée, donnée par des mots qui
n'ont plus la capacité de faire allusion à quelque
chose, mais qui ont la prétention de remplacer la chose
même. Langue morte, qui s'accommode difficilement à
une quelconque oscillation affective. Langue qui, à cause
du privilège, tue, tout en ignorant le meurtre.
Au niveau où est impliquée la problématique
du temps, nous sommes conduits à des considérations
dans le champ des questions psychanalytiques autour de l'introjection
des pulsions et de l'incorporation de l'objet. C'est précisément
à propos de la question de l'immédiateté
que Nicolas Abraham et Maria Torok ont nettement distingué
ces deux concepts(14).
Le psychanalyste est, en quelque sorte, un témoin ; il
dit "oui" à quelque chose qu'il méconnaît
au départ. Le témoin ne peut pas être indifférent
; pour être un témoin, il faut avoir l'audace de
se lancer dans une aventure dont on ne sait rien. Nous pouvons
considérer que l'uvre psychanalytique d'Abraham
et Torok s'édifie comme la configuration d'une place où
le psychanalyste est non-indifférent, suivant la notion
clé de résonance introduite par Nicolas Abraham.
Il écrit :
"Cette notion de résonance
se distingue radicalement aussi bien de l'Einfühlung entachée
de subjectivisme que de l'observation purement objective : elle
opère par une mise en branle de l'Inconscient à
partir de contenus conscients reçus à l'écoute,
ou, mieux encore, la résonance a lieu lorsque des contenus
de conscience rencontrés induisent en nous de par leur
particularité un inconscient - c'est-à-dire une
structure imaginale -complémentaire. Si la signification
du symbole ne se livre ni à l'objectivité, ni à
la subjectivité, elle est appréhendée, au
contraire, par la résonance propre à l'écoute
psychanalytique, telle qu'elle a lieu dans la relation dite transférentielle.
Elle se manifeste alors comme un moment du fonctionnement imaginal
du sujet, dont le révélateur est le " non-engagement
" (et non pas, bien entendu, non-résonance) de l'analyste
"(15).
L'attestation d'existence que le psychanalyste
fournit en tant que témoin ne peut, en aucun cas, être
confondue avec une preuve. La preuve est par nature hétérogène
au témoignage ; seul le témoignage peut établir
le rapport à autrui du fait qu'il appartient au champ
ambigu du langage. La résonance, soutien du témoignage,
est donc l'auto-affectation déclenchée par la présence
de l'autre.
L'immédiateté, la question du temps et le rapport
à autrui permettent d'établir la distinction entre
deux registres de la langue : celui de l'introjection des pulsions
et celui de l'incorporation de l'objet.
Maria Torok écrit :
"La visée de l'introjection
n'est pas de l'ordre de la compensation mais de l'ordre de la
croissance : elle cherche à introduire dans le Moi, en
l'élargissant et en l'enrichissant, la libido inconsciente,
anonyme ou refoulée. Aussi n'est-ce point l'objet qu'il
s'agit d'introjecter comme on le dit facilement, mais l'ensemble
des pulsions et de leurs vicissitudes dont l'objet est l'à-propos
et le médiateur"(16).
Et un peu plus loin :
"Opérant en va-et-vient"
entre le narcissique et l'objectal "entre l'auto et l'hétéro-érotisme,
l'introjection transforme les incitations pulsionnelles en désirs
et fantasmes de désir et, par là, les rend aptes
à recevoir un nom et droit de cité et à
se déployer dans le jeu objectal"(17).
Pour Maria Torok :
"" L'incorporation proprement
dite" dans sa "spécificité sémantique
propre" intervient à la limite même de l'introjection,
quand celle-ci, pour une raison ou une autre, échoue.
Devant l'impuissance du processus d'introjection (progressif,
lent, laborieux, médiatisé, effectif), l'incorporation
s'impose : fantasmatique, immédiate, instantanée,
magique, parfois hallucinatoire"(18).
Le privilège occupe une place
de cheville ouvrière de la logique incorporative, chez
Primo Levi. Le privilège abolit d'emblée la résonance,
les rapports se font par le biais du privilège, une vraie
greffe qui se substitue à l'homme et à l'autre
; il n'existe plus du vivant, pas d'affectation et encore moins
d'auto-affectation.
Dans la perspective qui nous avons essayé d'esquisser,
la formation du psychanalyste implique entrer dans une zone où
il n'y a aucune assurance et où tous les risques sont
présents. D'une certaine manière, la transmission
de la psychanalyse d'une génération à la
suivante, serait redevable de l'élaboration des complexes
liens d'affiliation et d'institutionalisation, élaboration
qui ne pourrait se passer de l'interprétation des idéologies
et de la transmission de
privilèges. On ne serait
pas très loin de se demander avec Lévinas : quelle
est ma responsabilité devant cet homme, ici, maintenant?
Fabio Landa
Colloque Ferenczi, juillet
2002
notes
1. Abraham, N Torok, M, (1975) La
psychanalyse comme méthode de recherche universelle
in Le coq héron, n° 159, Paris, 2000, p. 34.
2. Canetti, E, Ecrits autobiographiques, Paris, Albin
Michel, 1989, p. 1238.
3. Torok, M, (1985) Quel est l'enjeu de ma recherche sur les
textes de Freud? in Le coq héron n° 159, Paris,
2000, p. 39.
4. Torok, M Katasztrófák, in Confrontation
n° 7, Paris, 1982, p. 150.
5. Levi, P (1986) Les naufragés et les rescapés,
Paris, Arcades Gallimard, 1989, p. 36.
6. Levi, P op .cit., p. 36.
7. Levi, P op. cit., p. 36.
8. Levi, P, op. cit.,p. 37.
9. Levi, P, op. cit.,p. 37.
10. Fédida, P L'absence, Paris, Gallimard, 1978,
p. 269.
11. Levi, P, op. cit.,p.41.
12. Levi, P, op. cit.,p.41.
13. Levi, P, op. cit.,p.41.
14. Nous avons développé ailleurs l'hypothèse
d'une relation foncière de l'uvre psychanalytique
de ces auteurs aux références qui concernent aussi
l'uvre de Primo Levi : Landa, F La Shoah et les nouvelles
figures métapsychologiques de Nicolas Abraham et
Maria Torok, Paris, L'Harmattan, 1999.
15. Abraham, N, Torok, M L'Ecorce et le noyau, Paris,
Flammarion, 1987, p.193.
16. Abraham, N, Torok, M op.cit., p. 236.
17. Abraham, N, Torok, M op.cit., p. 236.
18. Derrida, J, Fors in Abraham, N, Torok, M, Le verbier
de l'homme aux loups, Paris, Aubier Flammarion, 1976, p.
17.
[retour sommaire de la revu.e]