psychanalyse In situ


Les États Généraux: pourquoi faire?

Radmila Zygouris

 

Parmi les travaux préparatoires j'ai lu beaucoup d'articles intéressants, et chaque fois je me suis demandé: quel rapport avec les États Généraux? Car il y a une différence entre ce que l'on va dire lors d'États Généraux et un colloque ordinaire. Les États Généraux sont sensés faire le point là où en est la psychanalyse d'aujourd'hui et à se prononcer sur ce qu'elle devrait être demain.

Je voudrais dire d'abord un peu brutalement une chose : en grande partie, la psychanalyse est ce que les psychanalystes décident qu'elle soit. Quand Freud a peu à peu forgé les règles de l'analyse et la technique, il l'a fait en rapport avec son époque et sa clientèle. Dans la mesure où il n'existe pas de psychanalyse sans une pratique, cette dernière est fondamentale, non seulement pour la clinique qui en découle, mais parce qu'elle est porteuse de toutes les questions fondamentales en théorie. Les questions fondamentales ne peuvent pas, ne peuvent plus, naître des textes eux-mêmes. Qu'ensuite la psychanalyse soit aussi un vaste champs de réflexion et source d'applications diverses est une question secondaire pour ce qui nous réunit ici.

Aujourd'hui on constate que l'écart entre la pratique effective et les discours théoriques se creuse de plus en plus. Or, à mon avis nous n'avons pas la théorie de la pratique. La théorie comme ensemble cohérent de concepts ne se superpose pas à la théorie d'une pratique. Or, ce qui a changé ce sont les pratiques. En disant cela on fait comme si les analystes n'appartenaient pas à leur époque. A voir certains il est vrai que ce sont des dinausaures ! On dit aussi que les demandes ont changées. Mais, ne disait-on pas jadis, qu'avec de l'offre on crée de la demande ? … à condition de ne pas se tromper de siècle. Il faut s'occuper de cet écart entre techniques anciennes (sensées être cohérentes avec la théorie … ce qui reste à démontrer !) et les pratiques actuelles.
Entre théorie et pratique il n'y a pas de continuité ni de rapports univoques. Je dirais qu'il n'y a pas de rapport théorique. Comme on peut dire "il n'y a pas de rapport sexuel".

Alors que faire ? On n'invente pas de nouveaux concepts sur commande. On ne peut pas non plus attendre un nouveau maître. Il est temps de devenir laïques. Beaucoup d'analystes ont des idées intéressantes et neuves, ils ont également des pré-concepts nouveaux, cependant malheureusement ceux-ci ne peuvent pas acquérir le plein statut de concepts parce qu'il y a un climat de non acceptation du nouveau. Toute conceptualisation nouvelle qui serait reconnue à un niveau de dignité théorique mettrait en péril le statut des maîtres anciens -ce qui a priori ne devrait pas les déranger dans leur tombe- mais par ce biais le péril toucherait les petits maîtres locaux en tant que détenteurs de la transmission des savoirs constitués.
Il y a par ailleurs un fait nouveau qu'il ne faut pas négliger : la croissance exponentielle du nombre d'analystes dans le monde. Que deviennent leurs idées ? Au lieu de devenir de plus en plus exubérante et riche, la psychanalyse se replie autour de quelques discours-maitres et leurs métissages, comme pour pallier à la peur d'explosion ou d'anarchie qu'engendre le grand nombre. Le spectre de l'anarchie a toujours été l'épouvantail brandi par les conservateurs .

Des petits maîtres d'école ont fait mainmise sur les concepts de la psychanalyse. Nous sommes plus souvent dans un contexte de secte ou de congrégation religieuse que dans celui d'une communauté de savants. Et encore moins dans des courants d'artistes ! Même si l'on clame le contraire. Il y a des soumissions discrètes qui n'ont rien à envier à l'esclavage le plus ouvert. Et ce n'est un secret pour personne que chez les savants ce n'est pas toujours joli joli non plus! Est-il alors utopique de se vouloir -à cause le l'analyse même- meilleurs?

Pourtant la question mérite d'être traitée car une grande hypocrisie professionnelle règne parmi les analystes. Ferenzci le constatait déjà!
Si on ne peut pas créer de nouveaux concepts qui rendent compte des nouvelles manières de faire, nous pouvons au moins rendre publique, avec plus de respect, les pratiques effectives qui modulent la clinique. Je ne confonds pas pratique et clinique. Raconter les histoires cliniques est une chose, la manière dont on traite les patients, les dispositifs, bref tout ce qui constitue la pratique d'un analyste en sont une autre. Les pratiques ont évidemment une incidence sur la clinique. Or ce sont les pratiques qui ont changé. Là dessus tout le monde s'accorde, à l'exception de quelques dogmatiques qu'on a le droit d'oublier. Il faut intégrer les nouvelles manières de faire aux discours officiels et ne plus faire semblant comme s'il s'agissait là d'accidents, d'aléas dus à la malheureuse époque que nous vivons, bref, c'est la faute à la crise. Considérations parfaitement stupides. Notre époque n'est pas plus malheureuse que ne le fut celle de Freud, ni celle de Lacan , pour ne parler que d'eux. Notre époque nous a simplement pris à contre-poil. Je salue l'époque qui oblige à se réveiller. La misère, les guerres et les tortures, ce n'est quand même pas du nouveau, ce n'est pas un scoop! Seulement la classe moyenne occidentale ( la plus liée à l'analyse) se croyait à l'abri depuis la dernière guerre mondiale. Et avec elle les pratiques de soin et celles de la psychanalyse libérale. Eh bien non, elle est menacée, la sacro-sainte classe moyenne! En cela l'Argentine a le triste privilège d'occuper un poste d'avant-garde! Patience, l'Europe ne perd rien pour attendre.
L'avantage réel qu'a le continent sud-américain, c'est qu'il possède une jeunesse plus importante. C'est sa richesse. Il a une plus grande vitalité. La France est un vieux pays, cela a son charme, ça se visite, c'est un très beau musée, mais sur le plan de l'invention, c'est un pays exsangue. Exsangue et triste. L'époque de sa vitalité tel que nous l'avons connue dans les années 70 est terminée. Il ne faut plus se tourner de ce côté-là. Ce qui ne signifie pas, et j'espère ne pas me faire mal comprendre, que l'on ne trouve plus de talents isolés, comme partout ailleurs. Mais il s'agit aujourd'hui de la modification d'une pratique collective même si elle s'exerce un par un. Il est temps de revendiquer la légitimité théorique de certains changements, il s'agit de sortir de la clandestinité ce qui constitue le travail quotidien de la majorité d'analystes.
Donc nous sommes poussés à aller de l'avant par nos pratiques. Nous sommes poussés par la réalités présente. Nous rencontrons la jeunesse de la psychanalyse grâce à cette réalité qui modifie les pratiques. La psychanalyse est jeune là où elle change.
Elle est vivante là où elle change et non pas dans les élucubrations et les commentaires, et les commentaires des commentaires, des grands maîtres. Ces commentaires ont leur valeur, d'abord de maintenir vive la mémoire d'une discipline, de situer le nouveau par rapport à l'ancien, et de constituer le bagage culturel nécessaire à son exercice. Mais avant tout ces commentaires nous permettent de continuer à dialoguer avec nos chers fondateurs. J'adore discuter avec Freud dans sa propre langue! Et me disputer allègrement avec Lacan avec ses mots à lui, qu'il appelle de façon grandiloquente ses signifiants. Je le trouve touchant dans cette immense et naïve demande d'amour et je lui réponds. Mais un analyste fidèle est un mauvais analyste. La fidélité est une valeur plus religieuse qu'analytique.

Cela signifie qu'il faut prendre comme base de réflexion nos pratiques. Distinguer les concepts fondamentaux des questions fondamentales pour la psychanalyse. Il s'agit de redélimiter les frontières, de re-territorialiser un savoir. Et de mettre un terme à ce clivage entre, d'une part, des pratiques quasi-clandestines, au prétexte que cela ne correspond pas aux normes anciennes, et d'autre part, des discours savants qui ne rendent plus compte du pathos nouveau. Ces discours sont plus proches des pratiques exercés par nos ancêtres, ou parfois par nous mêmes, mais à titre exceptionnel. L'ancien temps ne reviendra plus jamais. Alors à quoi on joue?
Et je le répète : il tient à nous de dire ce qui est et ce qui n'est pas de la psychanalyse. C'est à cela que devraient servir les Etats Généraux!
Jusqu'à quand admettre les dictats des multinationales psychanalytiques? Sans oublier que le souci de l'argent n'est pas absent de ces dictats. J'entends de plus en plus souvent certains jeunes analystes dire qu'ils n'arrivent pas à allonger leurs patients ou qu'ils n'arrivent pas à les faire venir plus d'une fois par semaine, ou encore que les gens ne restent pas au delà d'une amélioration de leurs symptômes. Alors que font-ils? Ils disent en baissant la tête, "ce n'est qu'une psychothérapie" parce qu'ils ne s'autorisent pas à interroger plus avant leur propre savoir. Ni ce qu'ils ont mis en jeu de leur désir inconscient. Ils renoncent ainsi à leurs propres sources de richesse. Pourquoi? Parce que le plus souvent ils sont dans la situation où ils ne peuvent pas répéter les conditions de leur propre analyse . Et du coup ils n'osent pas affirmer leur pratique comme appartenant à la psychanalyse. Et là il y a un malaise. Mais il est vrai qu'il y a toutes sortes de malfrats et d'imposteurs qui se prétendent analystes. Cela ne les empêche pas d'être souvent à la tête d'institutions psychanalytiques importantes.
La psychanalyse est présente quand il y a un analyste prêt à soutenir un transfert, et ça, c'est quelque chose de très très difficile. A l'énoncer simplement, on en oublie la difficulté, tellement on a l'habitude de mentionner le transfert comme un must de la psychanalyse, en oubliant qu'il s'agit véritablement de la dynamite! Par exemple on expédie le transfert comme se limitant à ce que l'analyste occupe la place d'un Sujet Supposé Savoir, pour les lacaniens. Pour d'autres, ça sera éternellement la mère … etc.! Rien de cela n'est entièrement faux, mais dans la pratique c'est de la pure escroquerie face à la richesse des liens réels qu'implique une psychanalyse!! Comment faites-vous Monsieur ou Madame avec de la dynamite? Il y a parfois de l'héroïsme à tenir et à soutenir jusqu'à ses ultimes implications un transfert qui a tendance à se montrer à nous sous ses aspects de plus en plus psychotiques. Je dis bien transfert psychotique et non pas patients psychotiques.
Les processus inconscients et la question des contenus de l'inconscient sont l'autre grande question. Puis s'y ajoute la manière dont il convient de recevoir dans la cure les manifestations pulsionnelles et à repérer les dégats et les empêchements dûs à la répétition afin de faire émerger le nouveau. Comme on peut le constater, Il s'agit là du repérage des quatre grands concepts de la psychanalyse. Transfert, Répétition, Inconscient, Pulsion. Je suis d'accord avec Lacan sur l'importance de ces quatre grands concepts de la psychanalyse. Je ne suis pas du tout d'accord avec le traitement qu'il en a donné, et c'est là tout le problème. Les concepts fondamentaux n'épuisent pas les questions fondamentales pour la psychanalyse.
On peut aussi se demander si la place de la sexualité infantile est aussi importante dans nos travaux que cela l'a été chez Freud. De même on peut se demander si nous donnons la même importance au traitement des résistances, si nous intervenons encore sous la forme appelée l'interprétation, ou si notre parole ne s'énonce pas aujourd'hui sous une autre forme? Plus directe. Je me demande aussi si l'accent mis sur la castration, et la prééminance qui lui a été donné par certains n'a pas orienté dans un sens désastreux la pratique? Je me demande même si cela n'a pas été un énorme leurre théorico-pratique et un énorme frein pour la pensée créatrice dans le lieux même de la psychanalyse. Je soutiendrai que ce concept de castration a été utilisée par les analystes de façon plus éducative qu'analytique.
Quoi qu'il en soit les concepts ne sont pas des particules volant librement dans l'air… Ils délimitent des champs sémantiques, ensuite, concernant la pratique il y a tout à inventer. Notamment à clarifier les praxis, à faire remonter à la surface les question fondamentales.
Beaucoup d'analystes font un excellent travail avec un cadre parfois loufoque, limite, et on les entend s'excuser et dire à un surmoi imaginaire : (c'est plus chic dans ce cas d'invoquer le grand Autre!) "c'est juste la psychothérapie, évidemment ce n'est pas la psychanalyse". Mais encore?
A qui revient le droit de légiférer sur ce qui est et n'est pas la psychanalyse? Trois fois par semaine, le divan, un paiement cher… c'est forcément de l'analyse? Et si l'analyste est un imbécile, un dévot, un perroquet? C'est encore de l'analyse? Vous allez rire, ça peut l'être parfois, tant il est vrai que certains patients ont du génie ! Ils feraient une analyse avec une cafetière qui fait pcht pcht!… Et si, en revanche les séances qui se déroulent en face à face, et même en promenade, et une fois par semaine et gratuitement ou très peu cher, avec un analyste qui est quelqu'un qui saisit au vol les manifestations de l'inconscient, et qui a une vraie présence et qui sait tenir en cas de tourmente , est-ce nécessairement une psychothérapie? Et surtout si cet analyste est en état de repérer ce tournant magique qui arrive de temps en temps où son propre inconscient s'ouvre et le renseigne sur ce que le patient tente de lui dire? C'est une psychothérapie ça? Au nom de quoi? Au nom de quelle autorité? Qui peut le dire d'avance?

Chacun devrait pouvoir dire: je ne reconnais à personne le droit de statuer en mon absence. Pourquoi donner ce pouvoir exorbitant sur ce qui fait l'essentiel de nos vies d'analystes à une poignée de morts? Et qui de surcroît ne seraient peut être pas flattés de voir la soumission qu'ils ont engendré. Alors de quoi a-t-on peur? De leur descendance? De nos propres impuissances à être plus créatifs, plus libres? Il n'y a qu'un seul maître en la matière, ce sont les analysants. C'est chez eux que cela se passe. Et nous savons tous qu'il y en a de plus doués que d'autres pour produire de l'inconscient. Les patients sont les passeurs de nouvelles perceptions de l'inconscient, en tant que producteurs de nouvelles formes, et non pas comme "clients"! Attention, c'est très grave de se soumettre à leur capacité monétaire! Dans certains cas on a l'impression que la psychanalyse, dite pure, est devenue une affaire de sélection par l'argent. Mais c'est faux. Les modifications de la pratique ne sont pas dues uniquement à l'appauvrissement des patients. Et c'est là où nos analysants jeunes sont d'une importance capitale pour le devenir de la psychanalyse. C'est eux qui infléchissent nos pratiques, c'est eux qui nous ouvrent les sentiers du futur. C'est avec eux que nous devons re-inventer. Sans pour autant épouser leurs chimères.

Je voudrais que les États Généraux s'autorisent à discuter sur les questions de fond. J'aimerais que les petits narcissismes d'auteurs pour une fois cèdent la place à quelques questions brutales et vitales. Il y aura des congrès, il y aura des rencontres et des occasions pour chacun de montrer son talent d'orateur ou d'écrivain et la finesse de ses commentaires. Il me semble que ce n'est pas le lieu ici pour les jolies histoires ni pour les savoirs académiques. Même des académies de gauche!!

Il me semble que le temps presse : le temps presse parce que la jeunesse se renouvelle et qu'elle peut se désespérer définitivement de la psychanalyse. Ce n'est pas parce que les facultés de psychologie sont pleines à craquer que la psychanalyse se porte bien. Car une théorie qui se désarrime de la légitimité de ses pratiques est une mauvaise philosophie qui s'étaye sur un savoir-faire honteux.
Le temps presse pour dire quelle psychanalyse nous voulons, de quelle psychanalyse nous sommes capables pour être en mesure d'entendre le pathos en devenir. Pour ne pas devenir les pleureuses institués d'un passé idéalisé. Nos institutions, nos techniques reconnues, nos querelles, nos passes et habilitations diverses sont des chants funèbres du dix-neuvième et du vingtième siècle. C'étaient des siècles de fureur et de sang. Il n'y a pas lieu de les regretter. Un siècle qui a tenté d'oublier sa terrible histoire en se jetant pour ce qui est des sciences humaines dans un structuralisme an-historique.

Aujourd'hui nous avons autant de fureur et de sang, mais il nous faut en plus, devenir capables d'intégrer le pathos électronique. Penser la modification des rapports espace-temps en rapport avec nos corps biologiques. Le pathos nouveau est arrivé.
Le pathos dont l'humain ne saurait se passer. Certes, nous vivons à partir de la satisfaction de nos besoins vitaux, mais cela n'a jamais suffit à l'humain. Même affamé, l'homme n'est pas une bête et demande sa dignité, et répond à son nom et tombe amoureux et pleure pour une beauté éphémère. Et maintenant, même pauvre, il sait ce que ses ancêtres ne savaient pas : que la terre est petite et les maisons qui nous abritent précaires. Le pathos est notre pain noir, car le pathos c'est la passion et la souffrance la plus humaine. Il nous faut absolument sauvegarder l'accès le plus dépouillé à ce pathos pour le mettre à l'abri des crapuleries des pouvoirs institués. Pouvoirs politiques et psychanalytiques. IL s'agit de rendre incorruptible la belle sauvagerie de la horde, seule capable de faire face au pathos, pathos toujours renaissant, aux multiples visages qui donnent forme à la cruauté du monde.

 

 

Radmila Zygouris
Paris, novembre 2002

(Intervention lors de de la troisième rencontre latino américaine
des États Généraux de la Psychanalyse à Buenos Aires)

 

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