psychanalyse In situ


L'Art de la fugue

Contrepoints sur la question : comment penser l'humain ?
Essai méta-psychanalytique



Claude M. Dubarry



Pour Maud


"Chez l'homme "affranchi" de la société moderne, voici que
ce déchirement révèle jusqu'au fond de l'être sa formidable
lézarde. C'est la névrose d'auto-punition, avec les symptômes
hystérico-hypocondriaques de ses inhibitions fonctionnelles,
avec les formes psychasthéniques de ses déréalisations de
l'autrui et du monde, avec ses séquences sociales d'échec
et de crime. C'est cette victime émouvante, évadée d'ailleurs
irresponsable en rupture du ban qui voue l'homme moderne
à la plus formidable galère sociale, que nous recueillons
quand elle vient à nous, c'est à cet être de néant que notre
tâche quotidienne est d'ouvrir à nouveau la voie de son sens
dans une fraternité discrète à la mesure de laquelle nous
sommes toujours trop inégaux
."
Jacques Lacan (1)

 

 

Sens et conditions du sens : Philippe Réfabert a mis en lumière dans la trouvaille de cette formulation claire, une distinction précieuse dans le champ de notre pratique et qui révèle, découvre que le Sens n'est composable par l'humain que dans certaines conditions : le sens de toute chose du monde et de son "être au monde" qui lui arrive ne peut advenir à un certain sens, propre à lui, qu'il crée et qui lui convient avec son entourage (humanisation), que pour autant que les conditions en soient pour lui réunies.

Dans le chapitre de l'ouvrage "Jeu et réalité" , intitulé "L'utilisation de l'objet et le mode de relation à l'objet au travers des identifications", Winnicott rend explicite la genèse de cette possibilité pour le petit humain.
Il pose la nécessité d'un environnement matriciel (pour lui maternel) facilitant, suffisamment bon et suffisamment "retenu", un amour qui admette sans représailles la destructivité de l'enfant (inconditionnalité), de telle sorte qu'un fantasme originaire (agencement paradoxal de la pensée) puisse être la source inconsciente du potentiel créatif dont il aura besoin tout au long de son existence.

La clinique démontre qu'il serait naïf de penser que dès lors que ce fantasme se serait mis en place, l'existence en deviendrait un "champ fleuri tout du long" et que rien ne pourrait en compromettre la mise en œuvre (tout serait "joué" avant six mois). En effet, au contraire, chaque moment critique (choix crucial pour sa vie) requiert, pour l'humain, que soient réunies à nouveaux ces conditions dans une relation avec un tiers capable d'en répondre et que soient ainsi mobilisé, suscité (surrection ou re-surrection) ce fantasme ou cet agencement paradoxal imaginaire et dont dépend la vie (psyché-soma) créative de chacun.

Comprenons que si, dans ces moments fondamentaux, l'humain ne rencontre qu'ignorance et incompréhension, son besoin sera retourné contre lui de façon douloureuse, "meurtrissante" voire meurtrière, selon les enjeux, les degrés et/ou la forme d'ignorance (passive, voire activement et délibérément destructrice). C'est ce que, de façon quelque peu dépouillée, nous entendons par traumatisme.

Nous rejoignons ainsi Ferenczi . Dans le premier cas, l'"introjection" pourra s'accomplir et le moi, souple, pourra souffrir sa métamorphose dans des conditions favorables et effectuer ses nouvelles puissances créatives ainsi libérées (fugue réussie).

Dans le second cas, le traumatisme viendra s'ajouter, s'agglomérer aux autres antérieurs, composant, par "incorporation" de l'objet ignorant, une réactivité clivée composée comme Gilles Deleuze nous l'a si bien explicité, reprenant la pensée de Nietzsche, d'un "idéal ascétique" (ordre moral supérieur à la vie : transcendant) auprès duquel le Moi ne pourra se positionner que dans la faute, sous les formes alternées ou figées de la mauvaise conscience et/ou du ressentiment (fugue détournée).

C'est ainsi que s'introduisent pour moi les contrepoints (paradoxes) de "l'art de la fugue" que forment pour nous psychanalystes les avancées de l'antipsychiatrie française de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mon propos s'avancera dans ces contrepoints en cherchant à enrichir notre pensée de psychanalyste en y associant tous ceux qui s'efforcent de répondre d'une fonction de tiers tutélaire humanisant (soins, éducation, etc.)
Je crois que c'est en surmontant, c'est-à-dire en intégrant ''L'Anti-Œdipe'' et les pensées qui se sont développées par la suite dans Mille plateaux dans la collection "Capitalisme et schizophrénie" et enfin dans ''Critique et clinique'' , pour aller vite, au lieu d'en cultiver et d'en poursuivre le clivage, que notre pensée peut avancer dans notre champ et se transmettre ainsi à d'autres, voisins, et leurs cortèges de questions, d'énigmes et de butées auxquelles ceux qui restent sensibles et responsables sont confrontés chaque jour.

Le trans-générationnel:
Il est un pas nécessaire pour se sortir de l'impasse œpidienne qui oublie, escamote la faute de Laïos, père d'Œdipe, le meurtre programmé de cet enfant sur le mont Cithéron, c'est-à-dire transgressant l'interdit du sacrifice d'enfant (pratique ancestrale) et leurs indéfinies conséquences dramatiques dans l'existence damnée de ce dernier.
Sophocle, dans sa tragédie, en expurge la crise, en dénonce dans "Œdipe à Colonne'' la monstruosité par la bouche même de ce dernier qui réfute sa culpabilité et dénonce ses géniteurs infanticides, mais ne peut qu'en mourir un peu à la façon du soldat inconnu.
L'écriture de cette tragédie était nécessaire à Sophocle comme pour repérer cette impasse, pour ceux de son temps et avec eux, mais aussi - le réalise-t-on ? - aujourd'hui, pour nous. C'est - nous semble-t-il - à côté de celle des hébreux, l'autre sortie d'Égypte et de ses pratiques de sacrifices humains et surtout d'enfants.

Cependant, il reste, encore une fois, naïf de penser qu'une fois représentée, que ce soit dans l'Histoire humaine ou dans celle d'un humain, cette conscience soit acquise "une fois pour toutes" comme de penser qu'il n'y aurait qu'une crise dans la vie.
Ainsi nombre de psychanalystes adhèrent encore à cet escamotage et "œdipianisent" à tour de bras ceux qui font appel à eux.

Ferenczi, malgré toutes les entreprises des scandaleuses censures de l'orthodoxie, a réussi à nous faire parvenir les messages de toute une vie de clinique et de critique qui, pour ceux qui l'entendent, nous a aidés à refaire ce pas. Il est nécessaire mais, pour certains d'entre nous, insuffisant. S'arrêter là, c'est méconnaître fondamentalement un autre pas qui ne s'y oppose pas mais le complexifie (autre paradoxe qui enrichit notre plan de compréhension, conditions du sens, plan d'immanence).

Autre pas, donc, celui opéré par l'antipsychiatrie française et en particulier dans la collection intitulée si précisément et largement "capitalisme et schizophrénie", une pensée de l'humain tout à la fois clinique et critique, politique, sociale et processuelle : le devenir, l'"être du devenir", le "devenir minoritaire", se découvre toujours placé et combattu par les forces des étalons majoritaires qui gouvernent tyranniquement nos mondes.

Alors qu'il est juste, dans les sociétés traditionnelles, de considérer la famille comme élément structurellement fondateur, dans notre monde moderne il est fallacieux de la considérer comme matrice initiale de chacun qui s'y trouve rabattu sur le papa-maman, mon papa, ma maman, ma grand-mère etc., alors qu'elle est de très longue date, sur-codée par les forces du politique et du social.
Gilles Deleuze nous déclare dans l'"Abécédaire", dans cette logique éclairante pourvu qu'on y pense sensiblement : "La majorité c'est personne et la minorité (singularité) c'est tout le monde", l'"étalon-majorité" (norme) étant une forme vide, figée, sidérée, même si elle se remanie sans cesse pour garder son emprise et son pouvoir.

Celui qui s'y reconnaît trop y laisse subjuguer sa singularité, et se perd (nobody) celui qui ne s'y retrouve pas est minoritaire (everybody).

Les croisées ou mieux les mixités de ces verticalités (trans-générationnel) qui favorisent et/ou altèrent l'ontogenèse du petit d'homme et de ces horizontalités des mondes dans lesquels nous vivons au présent, aujourd'hui, sont essentielles et déterminantes dans les surrections de l'humain au cours de toute son existence. C'est là que sont requis ceux qui ont à répondre de soins à des humains menacés (psycho-soma) de troubles de toutes natures (besoins de dépendance) et à les (ré)accompagner vers une vie qui puisse reprendre son cours selon leurs propres forces et potentiels singuliers (besoin d'indépendance).

Depuis le début de mon article, j'indique "psycho-soma" comme allant de soi. Je pense qu'il y a également à expliciter ce terme. En effet il apparaît de plus en plus impertinent, voire dangereux dans la clinique, de maintenir ce clivage théorique probablement nécessaire dans un moment passé des fondements de la science mais qui méconnaît fondamentalement (ignorance clivante) la plus fine et indissociable perception de l'intime : le corps est l'âme et l'âme est le corps (Spinoza : "Que peut un corps ?").La langue anglaise, par ses somebody, anybody, etc., en témoigne explicitement.

Pour un humain vivant, qu'il soit plus ou moins clivé ou plus ou moins conscient, ce n'est que dans cette (re)connaissance qu'il peut s'éprouver au plus près de lui-même "allant-devenant" comme le formulait Françoise Dolto dans son remarquable ouvrage "L'image inconsciente du corps" qui rend compte pour nous très finement de ces retrouvailles du corps-âme : celui dont il ne reste qu'une dépouille/enveloppe lorsque la vie ne l'anime plus.
Ces crêtes, ces paradoxes corps-âme, conjugués à ceux de l'humain affecté des devenirs et/ou des empêchements qui lui arrivent du monde et de ses ascendants et descendants, pose une multiplicité de déterminants complexes à la croisée desquels psychanalystes et analysants se trouvent convoqués dans une expérience où se découvre (s'invente) un inconscient dont l'expérience, pour chacun(e) singulière, tisse et invite à une créativité interactive pour une ["vie faisant de la pensée quelque chose d'actif […] une pensée faisant de la vie quelque chose d'affirmatif" .

"Que vous est-il arrivé ?" mêlé à "Que vous arrive-t-il ?" engage celui-là même qui reçoit dans un "Que m'est-il arrivé ?" et "Que m'arrive-t-il ?", y compris "Que va-t-il m'arriver avec cet autre, en souffrance, qui me demande de l'aide ?".

Ce plan constitué dans toute sa complexité, nous comprenons que la mise en fonction de formes normatives ordinaires et aveuglantes, concevant l'"individu" voire le sujet doté d'un inconscient déjà structuré selon des théories en forme de préjugés inquestionnables et totalisants, sont toxiques et nuisent aux tentatives de fugues que les désirs humains s'efforcent de réaliser, de constituer, "sans mal tourner", se glissant aux failles des agencements "molaires" (notion métaphorique de Gilles Deleuze, opposée à moléculaire) qui les traquent.

L'effet devient de façon plus ou moins aiguë la cause, et l'humain en souffrance est identifié dans son être à cette souffrance elle-même : c'est un névrosé, une hystérique, un psychotique, un malade, un pervers, un meurtrier, un délinquant.

Cet enfant est caractériel, il tient ça (génétiquement s'entend) de son grand-père, de sa tante, etc. Le suicidaire, voire le suicidé, est l'acteur d'"irresponsables raptus" quand on ne l'accuse pas de pratiquer le chantage et d'attaquer son entourage (ce qui n'est pas forcément faux et comporte une certaine légitimité puisque personne n'entend son impasse et sa souffrance). Bien entendu, par là, cet entourage se défausse de sa responsabilité et proclame son innocence (ce qui est faux).

Ces dénis d'altérité escamotent les conditions mêmes de l'existence humaine et ignorent ces complexes paradoxes qui impliquent l'histoire personnelle de chacun et l'état des agencements actuels du monde qui l'entourent et le mettent en "fonction" (cf. P. Delaunay dans son travail sur Austin et Frege).

Les conséquences en sont graves et permanentes à tous les niveaux de notre société, depuis la famille donc, mais aussi depuis l'école maternelle et jusque dans tous les agencements d'emplois, voire de loisirs qui surplombent chacun (et le collectif) et jusqu'aux plus hautes instances de pouvoirs, politiques, étatiques, intellectuels, médiatiques, juridiques, ou privés (entreprises, institutions…) et l'entraînent inexorablement toujours plus loin de lui-même et de ses besoins de vivre, de devenir.

"Les sociétés ne sont que collectives, elles ne sont pas humaines." (Pascal Quignard dans'' Vie secrète''. Dans son remarquable et émouvant ouvrage, P. Quignard ne cesse d'évoquer de manière poétique ces impasses et ce fait inexorable : ce n'est qu'à l'écart de cette socialité tronquée que le fasciné, le sidéré peut rencontrer cette sorte d'amour humanisant qui fait éclore une dimension privée l'initiant à se désidérer, à discerner ce qui pour lui est bon et ce qui est mauvais, hors de ces dangereuses mornes normes où le guettent d'indéfinies répétitions dont ce socius est gourmand (exécutions publiques, humiliations publiques, intrusions de la presse des groupes de tout genre, etc.).

Mais les questions vont plus loin : elles concernent certains plus "sensibles" et je dirais en ce sens plus précieux que d'autres. Le cadre de soin (psychanalytique en ce qui nous concerne) a pu pour eux générer de profonds remaniements relationnels à l'"autre", de longs processus partagés avec l'analyste pendant plusieurs années, chaque séance après l'autre, pour devenir sans préméditation, ouvrage d'attention, de tact, d'avancées, de tendresse et de détresse, d'élaborations complexes et humanisantes.

La brutale et sauvage réalité du monde actuel ne cesse de menacer ce patient travail, et tous les fauves et les agencements sociaux sans états d'âme restent aux aguets d'une proie qui, accédant à sa santé, ne saurait, pour elle-même et contre elle-même, reproduire les dénis grossiers qui nous environnent, reste sensible et, par là, vulnérable ("La santé est incompatible avec le déni de quoi que ce soit." D.W. Winnicott).

Comment "mettre au monde" dans un monde si cruel et si fou ? Une question quotidienne lourde et parfois désespérante.

"Capitalisme et schizophrénie" : deux termes dont le rapprochement fécond pour une pensée de la vie et déjouant les pièges grossiers mais devenus si banals et normaux qui aveuglent et assourdissent toute sensibilité singulière - ne me semblent avoir été ni épuisés ni entamés dans toute leur pertinence. Chacun d'entre nous les dénonce et, sans cesse, se prend sur le fait d'être repris.

Recodée, réactivée, la bête humaine n'est jamais rassasiée, l'humanisation processuelle n'est jamais définitivement acquise, polissant et repolissant ce fond grondant de l'inhumain de l'humain et ne peut être révélée, "bordée" que par des épreuves non dépourvues elles-mêmes de cruauté, mais contenues et tenues avec un autre (ou des autres - collectif solidaire).
Ces épreuves comportent de toujours réintroduire dans notre pensée de la vie, la conscience de l'irreprésentable, cette conscience de l'"éternel retour" de la vie comme passage, à jamais sur cette terre privé de tout savoir objectivable sur l'origine et sur la mort. À cet égard, c'est en ceci que tout sens est une création révisable et au service de cet énigmatique souffle de vie qui nous anime.

Le psychanalyste, ami-tiers : le soignant ami-tiers. "L'ami - dit Zarathoustra - est toujours un tiers entre je et moi qui me pousse à me surmonter et à être surmonté pour vivre." (Nietzsche)

Ce tiers-ci se distingue très nettement de celui posé pour Freud au moment de sa conception de l'Œdipe, qui supposait l'enfant, de nature ("en germe"), parricide et incestueux, mais aussi dans les "Essais de psychanalyses" , à double forme (pervers polymorphe), c'est-à-dire matricide et incestueux avec son père (homosexualité). Freud suppose que chez le garçon la première forme domine généralement l'autre, et inversement chez la petite fille. Les tiers donc qui ne sont déjà pas dans cette voie strictement référée au père (Œdipe double) mais aussi à la mère, confèrent à la fonction éducative une forme de dressage interdicteur de bas instincts inhérents de naissance au petit d'homme et à ses formes constitutionnelles initiales (Il y a de l'être au commencement : ontologie). Nous prolongeons par là et répétons insidieusement les immondes théories éducatives du XIXe siècle dont Alice Miller nous a révélé les détails monstrueux.

L'humanisation n'a rien d'un dressage mais, pour nous, se constitue de façon radicalement autre et selon les épreuves processuelles d'une crise trouvant dans un entourage favorable les conditions de son dénouement. Le dressage, à cet égard (représailles et ignorance), soumet l'autre à des interdits aberrants et inculpant dont sont "friands" nombre de "psy" qui accusent ainsi des analysants de résistance à l'analyse quand c'est à l'analyste qu'ils résistent et à la crise à laquelle ils convoquent celui-ci. (Jacques Lacan nous a bien éclairé ce renversement.)

Dans cette perspective, la fonction paternelle (non systématiquement exercée par le père) c'est la fonction de tiers qui est capable et favorable au dénouement d'une "désaliénation" seconde nécessaire, d'une séparation soutenant l'affirmation des besoins d'indépendance : créer par soi-même du sens," s'autoriser".

Cette seconde phase ne peut advenir que si la première symbiotique (H. Searles) a pu suffisamment être vécue dans cet état primitif qui se compose au creux de la préoccupation maternelle primaire (besoins de dépendance). Pour Winnicott donc, on discerne bien que l'objet (la mère) doit être capable avec assez de justesse de répondre à ces besoins symbiotiques puis de "survivre" sans représailles à la destructivité de l'enfant.

Elle exercerait donc successivement à ces stades précoces les deux fonctions : maternelle puis paternelle. De plus, l'haptonomie nous a enseigné qu'in utero les appareils sensoriels ne sont que partiellement développés et qu'en particulier l'ouïe n'est capable dans ses premières auditions que d'entendre, de percevoir les sons graves (voix du père). C'est ainsi que nous en venons à penser que, bien avant d'être capables de conscience et de représentations différenciées, les perceptions de l'enfant (traces mnésiques) saisissent les dualités sexuées de l'environnement qu'il entend puis dont, après la naissance, il fait l'expérience.

La question des "nouveaux pères", par là, peut trouver quelque éclaircissement. Certains pères sont plus aptes à l'accueil symbiotique que la mère de l'enfant ; d'autres sont déroutés et se sentent exclus. Chaque couple inscrit dans chaque famille singulière est un cas, non généralisable. Et comment supposer qu'un père capable de symbiose sans être fusionnel, par là maternant, puisse faire confusion pour l'enfant avec sa mère. Il n'a ni les mêmes gestes, ni les mêmes mains, ni la même voix.

Il reste regrettable que certains pères se retrouvent contraints - par l'air du temps et par la pression des revendications "féministes" - à une présence à l'accouchement qu'ils ne peuvent supporter, puis à des soins auxquels ils se sentent contraints et qu'ils exécutent par soumission.

La clinique nous montre fréquemment comment des fonctions duelles parentales, sur la crête desquelles chacun cherche son équilibre, ont des généalogies singulières parfois surprenantes qui nous ont invité à distinguer la fonction de la personne que le schéma impliquerait. Des glissements ou des carences de rôles, imposés par l'histoire familiale et/ou l'Histoire de nos peuples, ont affecté bien des humains (si ce n'est tous) et la question n'est pas de leur refaire une enfance mais de poursuivre au mieux et de façon de plus en plus créative une existence parfois gravement compromise dès sa conception puis reconduite "lassablement" en contrainte de répétition (jamais en manque de "complice(s)") tout au long de leur vie.

C'est en cela que ceux qui - médecins, psys, travailleurs sociaux, juges et bien d'autres encore - ont à intervenir en cas de crise auprès d'une personne, d'un enfant, d'une famille, d'un parent, etc., pour tenter d'en favoriser au mieux le dénouement, ne peuvent appliquer des formules normatives simplificatrices voire moralisantes et autoritaires sans se faire, à leur insu, complices, et parfois du pire.

Nous supposons pour chaque enfant une matrice Père-Mère Singulière, infiniment déterminée par l'ascendance et les actifs agencements du monde auquel ils ont à mettre l'enfant (et non pas seulement, comme le formulaient Michel Guibal et Pierre Delaunay, à le mettre bas).

Le Tiers répond tout à la fois des conditions de la Crise et du Sens, (plan d'immanence) pour quelqu'un qui en a besoin pour se surmonter et/ou surmonter celui qui prétend le mettre en ce monde. L'exercice de cette triangulation (non-œdipienne au sens originaire de Freud) n'appartient à personne de droit, mais se reconnaît par l'effet libérateur après-coup (clef des champs, fugue dans la créativité) et adapté à la vie (corps et âme).

Pour finir je dirais que les psychanalystes, mais aussi tous les soignants auxquels des enfants et des adultes souffrants se confient sont interpellés dans l'ensemble par ces paradoxes fondamentaux dans lesquels l'entendement est soumis à rude épreuve, paradoxes qui ne peuvent, bien entendu, se simplifier par aucune recette ni croyance ni orthodoxie ou hiérarchie instituée et préjugeante. "Dans la clinique il ne peut y avoir de hiérarchie." (Cf. Winnicott'' Jeu et Réalité).
L'orthodoxie n'est que la plus puissante des hérésies. La hiérarchie, c'est en tant qu'agencement de titre et non de légitimité qu'elle est ici dénoncée. Cette légitimité, elle est étroitement liée à celle de l'autorité dont l'étymologie (questionnant dans son histoire les vérités mouvantes qu'ont signifié un mot) est référée dans le petit Robert étymologique, à Août, mois de plénitude, puis à Auguste, empereur dont le règne a été favorable au peuple. Autorité se donne à entendre comme "favorable à la croissance".

Comme le faisait remarquer Winnicott, il est bien plus facile de rendre explicite ce qu'il en est du faux-self que du vrai, et je me rends compte de cette difficulté. Pourquoi poser toutes ces erreurs graves de nos mondes et comment faire autrement en sorte de surmonter nos préjugés et être en relation favorable à l'interactivité créative humanisante dont tout humain, affecté au-delà de ce qu'il peut, a tant besoin ? C'est l'affaire de chacun qui ne peut accéder et développer ses capacités à entendre l'autre dans sa singularité que pour autant qu'il a déjà lui-même été tenu et accompagné dans l'accès à son propre fond, ses propres failles, à apprendre à penser la vie pour savoir (saveur) que la vie même est "passage", exigeant renouvellements et inventions avec et pour l'autre et pour soi-même.

Les frénésies de posséder ou/et d'instituer me semblent à cet égard les formes basses de réponse à cette question, les maladies qui gangrènent de plus en plus notre monde.

Par exemple, la recette de neutralité bienveillante peut être de la plus stupide à la plus meurtrière. Certains et selon les moments demandent quelqu'un de discret et retiré mais peuvent être intensément soulagés quand à un instant précis l'analyste s'engage vivement sur un point crucial de l'histoire de l'autre que celui-ci n'avait jamais perçu dans son importance vitale.

Le soignant ne l'est jamais, en tant que tel, qu'en rapport intime avec son histoire d'enfant et celle de sa mise au monde. Et c'est le plus souvent de ce fond, reconnu ou non, valorisé ou non, dans ses développements spécifiques qu'il puise créativement et/ou en répétitions nocives son désir de soigner.

Nous n'avons jamais fini d'avoir besoin des autres ou d'un autre et celui que nous soignons peut parfois bien nous surprendre, en nous contraignant, pour l'entendre, à revisiter une souffrance passée à laquelle nous ne voulions plus penser ou qui était restées silencieuses.

 


Je m'arrêterai là, en témoignant singulièrement que ce que j'entends autour de moi - dans ma vie personnelle comme professionnelle - m'alerte de plus en plus et me fait peur. Je crois que nous sommes très nombreux à être inquiétés de ce qui nous arrive d'un monde où le droit et les besoins humanisant sont de façon croissante et indéniable bafoués et détournés au bénéfice monstrueux du pouvoir (plus bas degré de la puissance qui est créative et pour le bénéfice de tous) économique, armé de moyens politiques, médiatiques, technologiques et internationaux (planétaires) jamais atteints dans notre histoire humaine.

Et puis non, plutôt nous quitter sur une question, les états pathologiques ne seraient-il pas des sortes d'"arrêts sur image'", une fixité du temps subjectif, produit de l'interruption d'une mutation processuelle due à une détresse (détressé, délié), celle de la défection d'un autre avec qui s'était engagé un processus d'introjection (voir pour ça les travaux de Maria Torok et Nicolas Abraham dans l'ouvrage L'écorce et le noyau ?) Maria Torok (p. 235) y redéfinit finement les processus d'introjection et les avatars des ruptures de ceux-ci, les incorporations, tels que conçus par Sandor Ferenczi).
Dans la clinique, nous avons observé que les phénomènes d'arrêt du temps étaient un des symptômes majeurs résultants des atteintes "incestuelles" telles que les a conçus Racamier, mais ne serait-ce pas ceux de tout traumatisme ? À cet égard, ne pourrions-nous pas concevoir que le pathologique c'est un étant devenant figé, fixé dans un état (chronicité) ?

Le passage par un moment de désorganisation du Moi, ou, autre exemple, un moment dépressif, précurseur d'une créativité renouvelée, celui d'un besoin de se retirer de toute socialité, tous ces étant me paraissent relever d'une amplitude de vie qui participent d'une santé. Fixer tous ces passages en états, et nous y reconnaîtrions peut-être une psychose de type schizophrénique, une dépression, un autisme.

 

Claude M. Dubarry, été 2001

 

 


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