psychanalyse In situ
La soumission à
la psychanalyse1
Claude Vivien
Je voudrais partir de ce quil faut
sans doute, peut-être, appeler un symptôme, un symptôme
mien, qui en tout cas certainement manifeste, symptôme
qui consiste à navoir jamais été capable,
depuis le temps que je participe à des activités
psychanalytiques, dutiliser le vocabulaire de la psychanalyse,
sinon à dose homéopathique, et avec des pincettes
de guillemets dironie.
Cette incapacité me posait dautant
plus problème que, lorsque jétais dans le
fauteuil, rien ne minterdisait de penser avec les concepts
de la psychanalyse, dès que je les trouvais pertinents.
De même, lorsquen tant quenseignant javais
à exposer pour des jeunes gens ce quétait,
selon moi, la psychanalyse, ce quelle pouvait et devait
être, je néprouvais aucun barrage à
utiliser tous les termes et toutes les notions les plus reconnus.
Mais avec des psychanalystes, même collègues, même
amis, non
Jaurais eu, si je lavais fait,
comme le sentiment dune trahison intime, comme si jétais
passé du côté des oppresseurs.
A dire vrai, il ne ma pas fallu
très longtemps pour reconnaître doù
tout cela pouvait venir. Cette expérience de la langue
de bois, dun vocabulaire obligé qui interdisait
de penser ou qui permettait de ne pas penser, cet usage de mots
dordre qui vous faisait vous sentir du bon côté
et donc en droit dexclure lautre, je lavais
connue précocement, à vingt ans, à lintérieur
du Parti communiste français, lorsque son chef pouvait
encore se prévaloir du beau titre de premier stalinien
de France, et lorsque, exclu ensuite avec quelques autres,
javais pu constater à quels ravages elle pouvait
mener en ce qui concerne la relation à lautre.
On comprendra peut-être pourquoi
il a pu marriver de réagir vivement chaque fois
que jai ressenti que lusage de clichés psychanalytiques
pouvait fonctionner non seulement comme signal de reconnaissance
" Voyez comme je suis bien psychanalyste " ,
mais aussi comme appel à une complicité implicite
sexerçant sur le dos des patients.
Car si les effets dabêtissement
individuel ou collectif de la langue de bois ont été
depuis longtemps dénoncés, on sest moins
penché sur ses effets relationnels, sur ses effets éthiques,
singulièrement lorsquils peuvent sexercer
dans une relation duelle, privée.
Par ses conditions mêmes dexercice,
par les effets du transfert, la relation analytique est plus
quaucune autre exposée au danger de relations de
pouvoir, y compris à linsu même de lanalyste,
et ceci dautant plus quil se croira dépositaire
dune théorie infaillible, de la vérité
même de lanalyse.
Parmi mes souvenirs marquants,
cest le cas de le dire, il ny a pas que ceux du Parti
communiste français. Il y a aussi ceux dune certaine
époque de lÉcole freudienne de Paris, où
toute prise de parole devait se conforter dun " Comme
a dit Lacan
", et où toute critique éventuelle
à légard des agissements ou des énonciations
du Maître était immédiatement taxée
non seulement dantianalytique, mais de signe évident
de pathologie irrésolue. Javoue quà
cette époque, lorsque dans une discussion lon me
déclarait que mes positions nétaient pas
analytiques, jen éprouvais comme un réconfort
intérieur certain. Javoue aussi quil mest
arrivé alors de me demander, dans ma fantasmagorie personnelle,
devant le comportement de tel ou tel : " Mais
si ces gens-là avaient un pouvoir réel,
si nous étions, par exemple, en URSS ou en Tchécoslovaquie,
où cela les mènerait-il, où cela nous
mènerait-il ? "
Tout ceci est de lhistoire ancienne,
qui lasse et quil faudrait passer par pertes et profits
? Voire.
Précisément, jy ai
été voir, en consultant la dernière publication
de la Fondation du Champ freudien : Le symptôme-charlatan.
Le moins que lon puisse dire devant ce genre de production,
cest que lon nest pas déçu :
rien ny manque. Si vous voulez savoir par exemple en quoi
Freud était lacanien, cest démontré,
noir sur blanc. On pourra même noter que le " Comme
a dit Lacan " est de plus en plus souvent remplacé
par le " Comme a dit Jacques-Alain Miller "
Aussi, pour respirer un peu, me suis-je
intéressé à une contribution au titre prometteur
: Symptôme et création. " Création ",
me suis-je dit naïvement, ça doit bien apporter quelque
chose. En effet. Sur quoi ce texte se termine-t-il ? Sur une
conclusion intitulée : LÉcole. LÉcole
comme " conséquence " de la psychanalyse.
Vous vouliez être informé ? Vous lêtes.
Et vous vous demandez, évidemment : mais lauteur,
en loccurrence espagnol, a-t-il trouvé cela tout
seul ? A-t-il pris sous son bonnet de découvrir que lÉcole
lÉcole de la Cause, sentend
est la conséquence ultime, inéluctable, de la psychanalyse ?
Bien sûr que non. Il répète. Il répète
un mot dordre venu de haut, venu den-haut, de la
direction de lÉcole de la Cause elle-même.
Un constat est là indéniable : tout discours fort
risque en permanence dinduire et de produire des adhésions
qui sont essentiellement motivées par le besoin déviter
la difficulté et le trouble de penser.
Voici la phrase quEdison avait
fait afficher dans son bureau de travail : " Il ny
a pas dexpédient auquel un homme ne soit prêt
à recourir pour sépargner le vrai labeur
de la pensée. "
Pour notre part, retenons ceci : le discours
psychanalytique, entendu comme discours des analystes, risque
en permanence de produire du faux-self psychanalytique.
Dans un texte magnifique, Winnicott écrivait
à ce sujet, et le mot de soumission vient tout
naturellement sous sa plume :
" On peut formuler un principe
fondamental de lexistence : ce qui procède du Vrai-soi
est senti comme réel et plus tard comme bon quelle que
soit sa nature. Au contraire, ce qui se passe chez lindividu
en réaction à lempiétement de lenvironnement
est senti comme irréel, faux et futile, plus tard comme
mauvais. Il sagit là dun mode de perception
qui donne à lindividu le sentiment que la vie vaut
ou non la peine dêtre vécue. Dans le cas du
Faux-soi, la relation à la réalité extérieure
est ressentie comme une relation de complaisance soumise. La
réalité est ce à quoi il faut sajuster
et sadapter. Cette soumission entraîne chez lindividu
le sentiment que rien na dimportance et lui interdit
toute créativité. "
On pourrait, peut-être, sourire
de tout cela et passer outre. Je vais my attarder un peu.
En reprenant avec vous les principaux
éléments du commentaire quavait fait en 1976
un des meilleurs analystes du totalitarisme, Claude Lefort, commentaire
du célèbre Discours de la servitude volontaire,
dÉtienne de la Boétie.2
Nous verrons sil y a là quelque chose qui nous concerne,
et qui nous donne à penser.
On se souvient de la question que fait
surgir La Boétie : " Comment se fait-il que
des milliers, des millions, se livrent au pouvoir dun
seul, alors quil leur suffirait, pour sen déprendre,
de simplement ne point lui donner leur assentiment ? "
Cette question, ainsi que le fait remarquer Claude Lefort, suppose
un sujet divisé, et dabord divisé contre
lui-même : " Doù vient, ne disons
pas le consentement à la domination, car ce serait la
supposer déjà établie, mais lobstinée
volonté de la produire ? " Dans quoi senracine
cette idée apparemment aberrante de la servitude volontaire,
qui fait que le désir se retourne contre lui-même,
et qui asservit les hommes non pas parce quils sont contraints
" par une plus grande force ", mais de ce
quils sont " enchantés et charmés
par le nom seul dUn " ?
Cette question nous concerne en ce quelle
fait du désir le lieu où lhomme se divise,
et où laspiration à la liberté peut
se retourner en son contraire. Car si la liberté est,
comme le dit La Boétie, ce qui fait que les hommes sont
" tous uns ", la servitude volontaire est
ce qui les arrime tous à lUn au fantasme
de lUn, non divisé, lui, et qui surplombe aussi
bien lindividu que le social.
Relation verticale, où chacun
veut sassujettir à ce qui se détache de lui,
alors que La Boétie noue expressément la liberté
à l" entre-connaissance " des
semblables ; " la nature
, dit-il, nous a tous
faits de même forme, afin de nous entreconnaître
tous comme compagnons ou plutôt comme frères ".
La liberté, ici, est notre horizon parce quelle
sinscrit dans la reconnaissance réciproque des sujets.
Autrement dit, nous ne pouvons devenir
authentiquement nous-mêmes, nous ne pouvons devenir des
" Je ", que si nous assumons cette dimension
de nous entre-connaître, dexister non seulement lun
par lautre, mais surtout lun pour lautre.
Or, dit Lefort, " quest-ce
qui, en définitive, rend éclatant le fait de la
reconnaissance mutuelle, sinon que lhomme parle ? Le langage
ne fait-il pas au mieux découvrir en quoi consiste la
même "forme", le même "moule",
le même "patron" la demeure où
nous sommes tous "logés" ? "
Cest dans la dimension du langage,
cest dans lépreuve partagée de la parole
que les hommes, selon les propres mots de La Boétie, peuvent
s" accointer et fraterniser davantage ".
" Tous uns ", cest-à-dire tous
distincts, tous différents, séparés mais
reliés les uns aux autres et non tous soumis au pouvoir
de lUn : lépreuve de la liberté est
celle du langage commun qui permet " la mutuelle déclaration
des pensées " et cette reconnaissance qui est
à la fois la possibilité et lenjeu du politique.
Dès lors ne résonne plus
une seule voix, par laquelle chacun serait identifié
: au contraire, dans le partage des paroles, cest lindétermination
radicale du sujet qui souvre et se joue. " Le
désir de liberté, écrit Lefort, exige que
la nature du sujet ne soit jamais déterminée. Du
sujet, lon peut alors parler, mais non sans préciser
encore quil nest pas quelquUn.
Or, quest-ce qui constitue lUn,
sinon la clôture de lamour de soi ? Le charme
du tyran est celui du Narcisse absolu et cest de lui que
chacun senchante. Mais cette fascination ne peut sexercer
que parce quelle diffuse dans le social. Et cest
là que Lefort introduit une notion pour nous capitale
car elle permet dentrevoir lun des ressorts les plus
puissants de la servitude volontaire : cest la notion de
Narcissisme social, qui fait que des groupes peuvent sidentifier,
et sidentifier au nom dUn. " Nous autres ",
représentants, porte-parole de celui qui a seul pouvoir
de parler. On comprend que tous ceux qui, depuis lenfance,
ont été habitués à considérer
que lespèce humaine se divisait en deux : Nous
en haut, les autres en bas, puissent aisément,
électivement, se couler dans ce moule, et assurer leur
pouvoir de se considérer, en reprenant les mots de Roustang
dans son premier livre, comme le fleuron dune élite
"plus lucide et plus méprisante".
Ce qui est gagné dans cette opération,
on peut le deviner aisément. Mais ce qui est perdu ? Cest
le cur même du rapport de lun à lautre,
le rapport de lentreconnaissance et de la liberté,
qui fait que lon ne peut plus avoir avec lautre la
relation de lamitié, mais seulement celle
de la complicité.
Et lon en arrive à largument
essentiel de La Boétie : ce qui arrime les hommes à
la servitude volontaire, ce nest pas seulement lenchantement
du nom dUn, cest quau nom de lUn chacun
peut exercer du pouvoir sur lautre, sur les autres
: " ceux qui quêtent la faveur du maître
pour gagner des biens, se font chacun tyranneau devant plus faible
que soi. (
) Le secret, le ressort de la domination tient
au désir, en chacun, quel que soit léchelon
de la hiérarchie quil occupe, de sidentifier
avec le tyran en se faisant le maître dun autre ".
Qui pourrait dire que cela doit laisser
des analystes indifférents, quand on sait combien les
fonctionnements inconscients, par le jeu du transfert, peuvent
permettre, dans une relation duelle et secrète, la répétition
de la soumission, lassujettissement des sujets aux représentants
de lUn ? Dautant que ces représentants sont
supposés être, en plus, les représentants
de la Loi. Lefort, encore : " Ces hommes, quel est
leur mobile ? Lamour du gain. Mais ce ne sont pas des hors-la-loi
; ils font la loi, (
) ils tiennent le haut du pavé,
ils forment la cour du tyran. (
) Cest la chaîne
des tyranneaux qui permet de sonder au mieux les profondeurs
de la servitude, car ils ne vivent que dans laliénation
: lautorité, la propriété quils
croient détenir ou convoitent leur dissimule quils
ont perdu la libre disposition de leur pensée
".
Aliénation redoublée lorsque
même elle se voit théorisée au nom de lassujettissement
au signifiant, lequel est alors fort pratique pour éviter
davoir à penser lessence même de la
relation. "Nous devons alors apprécier, écrit
Lefort, lopposition de deux formes de société,
lune, où le rapport des hommes est celui du "complot",
lautre celui de la "compagnie", lune où
ils "sentrecraignent", lautre où
ils "sentraînent", lune où
ils sont "complices", lautre où ils sont
"amis". Dans ce moment, séclaire au mieux
le sens politique de lamitié. " Celle-ci
se reconnaît au critère de légalité,
qui nest pas juridique ou économique, mais qui sétablit
" du seul fait quest récusée la
transcendance du maître ".
Séclaire aussi, du même
coup, le rapport à luvre de pensée,
laquelle nest pas faite pour sassurer dun pouvoir
sur lautre, mais pour ouvrir chacun au jeu de son indétermination,
bref, pour lui donner en léclairant sur son désir
la chance de sa liberté. Prendre appui sur la pensée
de lautre nest pas sinféoder à
son nom, voire à son institution, mais se donner à
soi-même les moyens de sa propre émancipation, dans
lexpérience de lamitié de la pensée,
de lamitié pour la pensée. Et pour ceux qui
acceptent de souvrir à cette expérience,
" lexigence de lentre-connaissance na
pas de bornes ; cest ainsi quils ont partie
liée avec les dominés. "
On voit peut-être ce que La Boétie
avait à nous faire entendre, dont Lefort près de
nous nous fait ressentir lenjeu. Enjeu qui nest rien
dautre que celui de notre possible liberté.
Aussi suis-je pour ma part sensible au
fait même que le mot qui nous réunit, celui de Fédération,
ne vient pas de nimporte quel horizon. Il appartient, comme
vous le savez, à ce courant inscrit depuis longtemps dans
lhistoire qui est celui de la pensée libertaire.
Cette pensée a défendu, défend encore la
valeur de lindividu, non pas de lindividu asservi
aux rouages du libéralisme économique, mais de
celui qui saccomplit dans la prise de conscience de sa
solidarité avec les autres, lexpérience de
lamitié, de la fraternité de pensée.
Cest pourquoi je veux dédier
ce mince travail à la mémoire de mon ancien camarade
et ami, Pierre Clastres, lun des rares esprits authentiquement
libertaires que jai rencontrés, qui, à la
fin de son propre commentaire du Discours de la servitude
volontaire, écrivait :
" Que ne lui fut-il donné,
au jeune La Boétie, dentendre ce que disent, en
leurs chants les plus sacrés, les Indiens Guarani de maintenant,
descendants vieillis mais intraitables des "peuples tout
neufs" de jadis ! Leur grand dieu Namandu surgit des ténèbres
et invente le monde. Il fait quadvienne dabord la
Parole, substance commune aux divins et aux humains. Il assigne
à lhumanité le destin daccueillir la
parole, dexister en elle et den être labri.
Protecteurs de la Parole et protégés par elle :
tels sont les humains, tous également élus des
divins. La société, cest la jouissance du
bien commun quest la Parole. Instituée égale
par décision divine par nature ! la société
se rassemble en un tout un, cest-à-dire indivisé
: alors ne peut y demeurer que mborayu, vie de la tribu
et sa volonté de vivre, la solidarité tribale des
égaux, mborayu : lamitié, telle que
la société quelle fonde est une, telle
que les hommes de cette société sont tous uns. "
janvier 1999
1 Exposé fait le 28 novembre 1998
dans le cadre de la Journée sur La soumission organisée
par la Fédération des Ateliers de Psychanalyse.
2 Étienne de la Boétie,
le Discours de la servitude volontaire, suivi de La Boétie
et la question du politique, par Pierre Clastres et Pierre
Lefort, Payot, 1976. Toutes les citations qui suivent sont extraites
de cet ouvrage.
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