psychanalyse In situ


Amour maternel et psychanalyse

Teresa Pinheiro



Lors de sa première conférence donnée le 11 janvier 1911 au sein de la Société Psychanalytique de Vienne, Margarete Hilferding, première femme psychanalyste, pose d'emblée la question suivante : l'amour maternel doit-il être considéré comme inné ou non ? Sa proposition découle de l'observation de mères avec leurs bébés. Selon l'auteur, principalement en ce qui concerne le premier enfant, rien ne porte à croire que l'amour maternel soit inné, et face à cela, elle propose une réflexion psychanalytique.

La nouveauté apportée par la psychanalyse au début du siècle n'est pas celle de concevoir l'appareil psychique comme divisé en deux systèmes : d'une part, le conscient et le préconscient, et, de l'autre, l'inconscient. Assurément, la notion d'inconscient est antérieure à Freud ; son génie a été d'établir une théorie de l'inconscient placée sous le signe de l'intelligible. C'est lorsqu'il pense l'inconscient comme soumis à d'autres lois que celles du préconscient/conscient, établissant une autre logique, que Freud effectue un saut épistémologique et fonde la théorie psychanalytique. Le saut consiste à concevoir cet inconscient comme ayant un système de fonctionnement différent du conscient et du préconscient, mais ce sont des représentations (représentation-chose et représentation-mot) qui obéissent sans aucun doute à des règles, que ce soient celles d'un système ou d'un autre. Ce qui équivaut à dire que penser l'homme qui parle, immense dans le symbolique soumis au langage, est le point de départ de la psychanalyse. Ainsi, Freud s'éloigne et rompt avec la pensée naturaliste à propos de l'homme.

Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'être psychanalyste pour accepter l'homme hors de l'ordre naturel. En 1985, le romancier Hector Bianciotti écrivait :

Dans cette perspective, si, comme la couleur des yeux, l'on associe l'amour maternel à l'héritage, tel que faisant partie d'un ordre préétabli et prédéterminé (l'Ordre de la Nature), alors il n'intéresse pas la psychanalyse. Il n'aura pas lieu d'en être un objet de réflexion ou d'étude ; mais si, par contre, l'amour maternel fait partie du monde des rêves, du langage, alors il se situe dans le champ de pensée de la psychanalyse. Ce que Margarete Hilferding propose, c'est justement cela : envisager l'amour maternel comme appartenant à cet appareil psychique proposé par Freud.

Helena Vianna, dans sa biographie de Margarete Hilferding, nous indique que, outre sa formation en médecine, le Dr Hilferding avait suivi les cours de Philosophie de l'Université de Vienne. Cette formation, qui comprenait sûrement des études sur Marx et Nietzsche, lui donna, peut-être, plus de liberté et de moyens pour établir la réflexion qu'elle a menée hors de la métaphysique. Assurément, la délimitation du champ psychanalytique comme une pensée au delà de l'Ordre de la Nature ne se fait pas sans difficultés. Freud lui même, dans son parcours, effectua plusieurs allers et retours.

Si d'une part, dans son texte Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud exige que la sexualité humaine soit conçue en dehors du terrain de la médecine, lorsqu'il affirme qu'il n'y a pas d'objet prédéterminé pour la sexualité humaine, de l'autre, le facteur biologique sera un référentiel constant pour ses thèses. Dans la préface qu'il a écrite pour la troisième édition, en 1914, dans une tentative d'élucider la question, il finit par la rendre encore plus ambiguë en affirmant que l'ontogenèse répète d'une certaine façon la phylogenèse. Indubitablement, le Freud de cette époque s'affichait encore comme un penseur qui attribuait aux sciences exactes d'alors la seule valeur de science, les sciences humaines devant être cautionnées par les sciences exactes. Or les sciences exactes avaient pour fondement l'Ordre de la Nature ; comment concilier avec cela une pensée qui s'impose en dehors de cet ordre ?

Freud tenta par moments de concilier l'inconciliable. Il n'est pas surprenant que le public auquel se dirige Hilferding se prenne d'indignation. Cette indignation n'est pas due à un auditoire composé uniquement d'hommes. Il est certain que la vision de l'homme, à propos de la femme, est pleine de malentendus qui peuvent l'amener à occuper un statut inférieur, mais peuvent également l'amener à être vénérée avec des qualificatifs ou des adjectifs également problématiques. Dans cette vénération, nous serons confrontés sûrement à l'amour maternel.

Ainsi, au delà de cette question, lorsqu'elle propose l'amour maternel comme étant du ressort de la psychanalyse, Margarete Hilferding butte certainement sur une construction qui paraît peut-être aussi intouchable et non formulable que l'interdit de l'inceste. Ce dernier, par exemple, ne fait partie d'aucun interdit religieux. Il est implicite : il n'a pas besoin d'être ouvertement dit, écrit ou interdit. Propre à la condition humaine, il dispense toute explicitation.

L'amour maternel, même s'il n'occupe pas un statut semblable à celui de l'interdit de l'inceste, semble avoir été accaparé dans un imaginaire fondamental qui déterminerait la condition féminine : comme si la femme, ou ce qu'est la femme, était indissociable de l'amour maternel. Pourquoi est-il indispensable que l'amour maternel soit quelque chose d'implicite, d'évident, de donné à toutes les femmes par l'Ordre de la Nature ?

La question soulevée par Margarete Hilferding reste aussi difficile, actuellement, qu'elle ne l'était au début du siècle. La bibliographie psychanalytique à propos de la relation mère-enfant est abondante et, toutefois, assez restreinte, car elle a toujours pour objet la constitution du sujet. C'est en ayant recours à ce début, celui de la constitution du psychisme humain, de l'organisation de cet appareil et de sa complexification, que l'on va chercher la base théorique dans cette relation où le bébé est le centre et l'objet d'attention. Un bébé, par conséquent, se constitue en tant que sujet à travers cette relation, qui servira de fondement pour une hypothèse théorique, avec celui qui prend soin de lui. En dehors de ces considérations, la question n'est abordée du point de vue de la mère que lorsqu'il s'agit de rendre compte de la théorie du narcissisme. Mais à aucun moment l'amour maternel n'est mis en question : comme si l'absence d'amour maternel était vue comme une pure déviation de l'ordre.

Cette phrase peut paraître de la pure provocation. Car si nous avons affirmé jusqu'ici que la psychanalyse est une pensée hors de l'Ordre de la Nature, il apparaît donc implicitement qu'elle est le lieu où le hasard est un point de départ fondamental. Dans l'Ordre de la Nature, un ordre précède tout, et ce qui lui échappe sera déviation et non hasard. Si l'on considère que l'amour maternel est implicite à la condition féminine, qu'il est aussi intrinsèque à la femme que sa physiologie, l'absence d'amour maternel sera, alors, envisagée comme une déviation de l'ordre. Le thème, présenté de la sorte, demeurerait hors du champ de la psychanalyse.

Il est intéressant de constater que ce sont toujours des femmes qui ont réfléchi sur ce thème, et pas nécessairement des psychanalystes. Marguerite Duras, dans un article publié par le quotidien Libération sur le meurtre d'un enfant, commis probablement par sa mère, écrivait :

Cet article de Duras sur l'affaire du "Petit Grégory" est devenu fameux non pas pour avoir été magnifiquement écrit, mas par l'indignation suscitée auprès des lecteurs. Les cas de sévices pratiqués par les parents ne cessent d'augmenter, depuis quelques années, dans le monde entier et sont amplement débattus.

Dans l'article de Duras, celle-ci part non seulement du présupposé que la mère de Grégory (Christine V.) est réellement la meurtrière, mais le clôt avec la phrase-titre de l'article : "Sublime, forcément sublime Christine V.". Même à Paris, l'un des centres les plus importants de la pensée moderne, la défense proposée par Marguerite Duras était impensable : non seulement l'amour maternel n'était pas inné, mais encore la violence de la mère contre son fils était l'unique moyen de libération de celle-ci.

En ce sens, le texte de 1911 de Margarete Hilferding et l'article de Duras de 1985 s'apparentent. Outre que la proposition de celle-là pose une question obéissant en toute rigueur au champ psychanalytique, cette ressemblance met l'accent sur son actualité., La réaction d'indignation provoquée en 1911 n'a, apparemment, changé en rien.

Margarete Hilferding elle-même construit son argumentation en fournissant dans sa conférence tous les éléments pour qu'il soit impossible de penser l'amour maternel comme inné. Toute sa présentation du bébé comme objet sexuel de la mère annule la question de l'inné. Toutefois, Hilferding ne désire pas éliminer l'hypothèse de l'inné, ce qui rend la question paradoxale. La psychanalyse, en tant que corpus théorique, peut et doit accepter l'amour maternel comme n'étant pas inné, pour que le thème ait la possibilité d'appartenir à son champ. L'absence d'articles sur le sujet laisse à penser que les théoriciens de la psychanalyse ont des difficultés à le concevoir, car son acceptation implique, théoriquement, la dissociation entre la psychanalyse et les considérations de l'Ordre de la Nature ; et, donc, la dissociation également entre la femme et la maternité.

Je ne prétends pas, avec cela, nier l'Ordre de la Nature - ce serait nier toutes les sciences fondées sur lui, parmi lesquelles la médecine elle-même.

La question de l'inné, c'est-à-dire des instincts vitaux, appartient à la médecine. Et la médecine considérera le corps comme un corps de la Nature, obéissant à l'Ordre de la Nature ; et, surtout, c'est elle qui disposera des instruments théoriques pour aborder cette conception. Or la psychanalyse, lorsqu'elle envisage le corps, le fait à partir d'autres présupposés, d'un autre lieu, faisant usage des outils théoriques qui lui sont propres, et pour cela, il lui faudra nécessairement dissocier celui-ci du registre de la Nature.

Le corps pulsionnel, le corps érogène de la psychanalyse, ne possède rien en commun avec celui de la Médecine, car c'est un corps construit à partir du langage. Si l'on tente de mélanger les deux domaines théoriques, on court le risque de faire de la médecine de bas étage ou de la psychanalyse de bistrot. C'est là, d'ailleurs, toute la difficulté de la construction théorique de la psychosomatique ; en d'autres termes, l'amour maternel en tant qu'inné est compatible avec le domaine de la médecine. Dans le champ psychanalytique, l'amour maternel ne peut être envisagé comme préexistant à toute femme.

Margarete Hilferding franchit toutes les étapes pour arriver à cette conclusion ; cependant les moyens lui manquaient, en 1911, pour faire le pas décisif. La psychanalyse de cette époque-là faisait encore ses premiers pas. Freud ne venait de publier qu'une petite part de sa production théorique, et oser penser la psychanalyse en dehors de l'Ordre de la Nature était un pas loin d'être franchi. Toutefois, Freud posait déjà quelques questions qui finiraient inévitablement par provoquer la rupture.

Le bébé - objet sexuel de la mère.

Un autre aspect, peut-être le plus remarquable de l'exposé de Margarete Hilferding, est la question de la sexualité de la femme enceinte, lorsqu'il s'agit de la relation mère-bébé.

On remarque, d'emblée, la distinction faite par la conférencière. Il ne s'agit pas d'établir la sexualité féminine à la lumière de la maternité, mais d'établir une métapsychologie de la sexualité de la femme enceinte. Celle-ci serait sexuellement stimulée par le fétus, et l'accouchement signifierait la perte de cette excitation, vécue pendant la gestation.

Margarete Hilferding, en aucun moment, ne s'en remet à l'idée d'une femme enceinte dans la plénitude narcissique, comme est normalement envisagée, dans la psychanalyse, la question de la grossesse. Son terrain de travail sera la sexualité dans son sens le plus strict et concret, c'est-à-dire, directement rattachée à une sensation corporelle. C'est cette sexualité qui déterminera l'amour maternel. Ses phrases sont sans ambiguïté : "L'on suppose que les premiers signes d'amour maternel surgissent au moment des premiers mouvements du fétus. Il semblerait que ces mouvements provoquent également une certaine sensation de plaisir, ce qui pourrait être considéré comme un indice de cette relation sexuelle".

L'amour maternel inexistant après l'accouchement peut surgir avec le contact physique entre la mère et le bébé. Cette proposition indique l'approche de Hilferding : au cas où la sensation de plaisir n'a pas été possible pendant la gestation, si elle est procurée après l'accouchement (à travers le contact physique), l'amour maternel sera assuré.

Le support de l'amour maternel est, partant, la relation sexuelle entre la mère et le bébé. D'ailleurs, c'est après l'accouchement que ce bébé se constitue en tant qu' "objet sexuel naturel pour la mère".

Malgré la brièveté de la phrase : "l'enfant représente un objet sexuel naturel pour la mère", celle-ci comporte une série de questions que je tenterai d'aborder séparément.

Est-il possible pour la psychanalyse de concevoir un objet sexuel naturel pour l'être humain ?

Freud, tout au long de son oeuvre, n'a rien fait d'autre que prouver que le choix d'un objet sexuel pour l'être humain n'a rien de prédéterminé. Il s'agit de l'obscur objet du désir. Et celui-ci peut être n'importe quoi : un être humain du même sexe ou du sexe opposé, une pièce de la garde-robe, une forme, un investissement intellectuel. Leur statut sera identique pour le psychisme. C'est à partir de cette découverte que Freud s'est vu obligé d'envisager l'être humain à contre-courant de la nature. Toutefois, à travers le retour à un début de constitution du sujet, on arrive toujours au postulat de l'oedipe (axe de structuration de l'appareil psychique freudien) et, en lui, à la mère comme premier objet sexuel. Ainsi, s'il existe un objet "naturel", ce sera le premier objet - la mère, ou celui qui prend soin du bébé. C'est cet objet défendu par l'interdit de l'inceste qui rend obligatoirement complexe la structuration de l'appareil psychique. La mère, en tant qu'objet sexuel privilégié du bébé, ne pose pas de problème épistémologique à la psychanalyse. Au contraire, elle lui apportera tout le soutient théorique nécessaire. C'est cette mère qui marquera sexuellement le corps du bébé, le signifiant, lui imposant un véritable lotissement de zones érogènes, investissant, touchant, caressant, en un marquage baigné par le symbolique, par le langage de la mère, provoquant chez le bébé le différentiel plaisir/déplaisir. Ainsi le bébé naît et arrive au monde sous l'égide du symbolique de la mère, avec un corps marqué par l'adulte qui le nourrit, le touche, et le garde en vie.

Du point de vue du bébé, l'explication semble, donc, relativement facile. Or, ce que Margarete Hilferding propose est bien plus compliqué, car elle retourne la question dans l'autre sens. C'est pour la mère qu'elle réclame un objet sexuel naturel. C'est du point de vue de l'adulte qui dispose déjà d'un appareil psychique, plus ou moins bien structuré, qu'elle lance l'idée d'un objet sexuel naturel, un objet évident du désir.

Si l'on aborde la question par le biais de la grossesse, comme le fait la conférencière, le problème se présentera peut-être de façon un peu plus simple. L'excitation dont parle Hilferding provient d'un être qui n'a pas encore le caractère d'être existant dans la réalité, séparé de sa mère. Il se trouve dans son ventre, provoquant des modifications sur son corps, sans qu'elle ait aucun pouvoir ou contrôle sur elles. L'excitation a lieu à l'insu de la mère - dans le cas présenté lors de la conférence - lorsque le fétus bouge. Le partenaire sexuel, dans ce cas, ne possède pas le statut de sujet, il n'a pas de visage, pas d'allure et ne parle pas. La mère a droit à toutes les fantaisies en ce qui concerne son partenaire. Il est engendré par elle, et il se trouve, d'ailleurs, tout le temps en elle.

L'approche narcissique, toutefois, semble inévitable. Le pouvoir de donner vie à l'intérieur d'elle-même, cette plénitude d'être deux dans un seul corps est, sans nul doute, le point culminant de son vécu narcissique. Les femmes enceintes sont là, qui exhalent par tous les pores cet air de bonheur, se sentant entières, puissantes, pour nous rappeler constamment qu'à cet instant de cette femme, quelque chose de très particulier et plaisant est en train d'être vécu.

Mais cette plénitude et ce plaisir peuvent-ils être imputés uniquement à la question narcissique ? L'approche de Hilferding propose de déplacer le problème sur l'excitation du corps de la mère, provoquée par les mouvements du fétus. Sans doute, cette approche est propre au contexte psychanalytique de l'époque. Dans ses débuts, la psychanalyse était encore très attachée à la matérialité des faits ou des sensations corporelles. Celle des faits, dans le cas de l'étiologie de l'hystérie, par laquelle Freud croyait que le traumatisme sexuel avait pour origine une séduction ayant réellement eu lieu dans l'enfance des patientes. On éprouvait donc le besoin qu'un événement réel, daté, eut existé dans l'histoire de chaque hystérique. Il fallut quelques années pour que Freud revienne sur ce présupposé, attribuant alors le même statut, pour le psychisme, à l'événement réel comme à la fantaisie. Pour la réalité psychique, tous deux sont identiques. Ce bond théorique fut d'une extrême importance pour la psychanalyse, donnant au psychisme l'autonomie qui lui manquait, c'est-à-dire, attribuant aux représentations qui s'y trouvaient le rôle de génératrices de ce que l'on appelle la réalité psychique, rendant ainsi impossible la séparation entre monde interne et monde externe. La réalité de l'être humain n'est autre que cette chose qui se constitue comme étant les représentations de chacun.

Si d'une part, donc, le contexte psychanalytique était en train de s'affranchir de l'idée que le traumatisme hystérique était lié à des faits ayant réellement eu lieu, d'autre part, le corps pulsionnel avec ses fonctions et sensations corporelles se trouvait nécessairement à l'origine du plaisir sexuel. Le point de départ de Freud se trouve, comme nous l'avons déjà mentionné, dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905) ; autrement dit, le différentiel plaisir/déplaisir, qui instaure l'ordre sexuel dans l'appareil psychique, aurait pour fondement une sensation corporelle. Si ce corps n'est pas le corps biologique, dans le sens d'un corps appartenant à l'Ordre de la Nature, il est, toutefois, un corps concret dont les sensations imposeront le différentiel plaisir/déplaisir.

Si la reconnaissance de la réalité psychique du fantasme, comme la notion de corps érogène et représentation corporelle, a procuré à la psychanalyse des bénéfices théoriques inestimables, les questions formulées dans les premières décennies d'élaboration de son corpus théorique, même privées du privilège d'être les seules et/ou d'occuper le premier plan, ne peuvent, toutefois, être exclues des questions psychanalytiques.

En ce sens, les observations de Hilferding et son analyse proposeront une métapsychologie de la femme enceinte de son premier enfant, non seulement à travers la transformation réelle de ce corps, mais aussi à travers la sensation corporelle ou l'excitation sexuelle, selon elle effectivement nouvelles, jusqu'alors inconnues, en tant que sources de plaisir. En réalité, l'approche proposée par la conférencière est d'envisager la femme enceinte, pour la première fois, comme quelqu'un assailli par le plaisir sexuel, par une excitation sur laquelle elle ne dispose d'aucun contrôle, et qu'elle ne peut interrompre même si elle le voulait.

Le fétus qui excite sa mère le fait à son insu, de façon silencieuse et presque cachée, du moins de ceux qui font partie de son entourage. Il se passe entre eux (le fétus et la mère) quelque chose de presque clandestin, sans médiations. La femme enceinte, selon Hilferding, est continuellement excitée sans que personne ne le sache ou ne le voie ; son fétus, en rien externe à elle, fonctionne comme médiateur. Quelque chose de très proche du concept de plénitude ou d'un état de jouissance permanent semble être souligné par l'auteur. Encore une fois il y a un renversement des lieux et des points de vues. Cette plénitude envisagée par la psychanalyse est généralement rattachée à la situation utérine, à un avant la naissance, à un état sans besoins et encore moins désir. Or, Hilferding en donnera une équivalence pour la femme enceinte ; c'est elle, dans ce cas, qui vit la plénitude et non seulement son fétus, comme si, dans cette relation mère-fétus, rien ne les différenciait, ne les séparait, rien n'accusait un manque. L'approche de Hilferding est, en ce sens, bien plus vaste et profonde que tout le corollaire sur le narcissisme, qui servait jusqu'alors comme l'unique, et prétendument exhaustif, instrument d'analyse du plaisir de la maternité. Le plaisir apparent, le "bonheur" de la femme enceinte et son omnipotence si décriée semblent gagner, dans cette conférence, de la précision et une argumentation bien plus convainquantes. La question de la femme enceinte, qui, dans cette circonstance, ouvre une parenthèse dans son vécu du manque, suffisait à la théorie du narcissisme. C'est à partir d'une excitation provoquée de fait par le fétus sur sa mère, et donc sur ce corps enceint, compris dans la matérialité de ses nouvelle sensations, que Hilferding établit et enrichit toute théorie envisagée jusqu'à maintenant sur la femme enceinte.

Dans l'approche narcissique de la femme enceinte de mise alors, il était clairement question, du moins temporairement, que celle-ci se verrait éloignée de sa condition de châtrée. Les explications à cela se fondaient sur l'image d'un ventre considéré, dans ce cas, comme analogue au pénis.

Cette théorie aurait constitué une direction facile pour Hilferding. Les mentions à la castration, à l'époque, semblaient liées presque exclusivement à la matérialité d'un pénis ou à son absence. La notion d'absence, dans l'œuvre freudienne, pouvait être comprise, jusqu'à une certaine époque, comme l'absence réelle ou non d'un pénis. Or, de nos jours, le concept de castration, à partir de l'évolution de l'œuvre freudienne elle-même, a été l'objet d'une approche bien plus large et abstraite. L'absence, ou la connaissance de l'absence, est ce qui détermine la constitution du sujet, et pour cela la nomenclature a été d'ailleurs changée : il ne s'agit plus d'avoir ou non un pénis, mais le phallus. D'autre part, la castration, résultant du complexe d'Oedipe, a pour origine l'interdit de l'inceste lui-même. Ainsi, quelque chose qui transcende l'individu le marque en tant que sujet, lui imposant, qu'il possède un pénis ou non, l'inévitable vécu de la castration. Aussi l'argumentation de Hilferding nous conduit vers quelque chose de presque trop délicat.

Malgré le vécu transgresseur de l'interdiction de l'inceste de cette mère enceinte, et, plus encore, malgré cet interdit qui la constitue en tant que sujet et que, partant, elle porte en elle comme marquage psychique lorsqu'elle "enfreint" la loi, aucune médiation sociale ne viendra à son secours. Au contraire, culturellement, l'image de la femme enceinte est généralement associée à l'image de la sainte, de la femme désexualisée, l'amour maternel en arrière-plan suggérant l'idée qu'il s'agit d'un être d'abnégation.

La suite du raisonnement de la conférencière est logique. Cet amour maternel exigera, pour se maintenir ou pour surgir, que cette relation ait une continuité, que la complicité sexuelle se prolonge au delà de l'accouchement.

Une des nouveautés présentées par Freud dans son texte Trois essais sur le narcissisme a été d'introduire la notion de séduction maternelle sur le corps du bébé. C'est cette relation du corps à corps, que les soins de tout bébé exigent, qui déterminera d'une manière ou d'une autre le lotissement de ces zones érogènes. Par ailleurs, dans Pour introduire le narcissisme (1914), l'investissement des parents sur l'enfant est ainsi décrit : "L'amour des parents, si touchant et, au fond, si enfantin, n'est rien d'autre que leur narcissisme qui vient de renaître et qui, malgré sa métamorphose en amour d'objet, manifeste à ne pas s'y tromper son ancienne nature".

Toujours dans ce contexte, lorsqu'il fait référence aux femmes qui deviennent mères, nous pouvons lire : "Dans l'enfant qu'elles mettent au monde, c'est une partie de leur propre corps qui se présente à elles comme un objet étranger, auquel elles peuvent maintenant, en partant du narcissisme, vouer le plein amour d'objet".

La psychanalyse, au cours des dernières années, à travers quelques théoriciens, a cherché à établir ce lien sexuel que la mère imprime sur le bébé, de par son narcissisme. Des auteurs comme Ferenczi, tout au long de leur oeuvre, signaleront cet aspect ; Winnicott avec son postulat d'une "préoccupation maternelle primaire" ; Laplanche avec sa "théorie de la séduction généralisée", et Lacan lorsqu'il associe le complexe d'Oedipe au stade du miroir.

Hilferding place la question sous un angle nouveau. Selon elle, la femme enceinte éprouverait du plaisir génital avec le fétus, auquel l'accouchement mettrait un terme. Cette approche impose une réflexion absolument nouvelle et radicale, en ce qui concerne les dépressions postnatales, exclusivement considérées jusqu'alors dans leur aspect de perte narcissique. Il y aurait, dans ce cas, la perte d'une excitation due à la grossesse, la perte de l'illusion de complétude et de jouissance sans médiation, jusqu'alors uniquement envisageable dans la question touchant à la perversion.

Le deuxième point important à soulever est l'élaboration théorique qui porte l'auteur à considérer le premier fils, la première grossesse. La métapsychologie qu'elle propose met l'accent sur cette première expérience de maternité. La différence dans la relation entre la mère avec son premier enfant et les autres se déduit de la simple observation. Ce qui est nouveau, c'est l'explication proposée lors de la conférence, qui regroupe l'amour maternel par le biais de la sexualité de la femme enceinte, et aussi la haine provoquée par l'accouchement, ce qui nous conduit, nécessairement, au prochain chapitre, qui analysera le concept de pulsion de mort.

La séparation

Dans L'analyse avec fin et l'analyse sans fin, texte considéré par beaucoup comme son testament théorique, Freud conclut avec l'expression "refus de la féminité", non moins énigmatique que la violence de certaines mères rapportée par Hilferding dans sa conférence.

Dans son article "un mot primitif : la chimère du sexe", N. Zaltzman fait une analyse des cas de patients qu'elle appelle cyborg et pour cela, propose d'examiner le concept de refus du féminin cité par Freud. Zaltzman réalise un cheminement plutôt riche et original, dans lequel il sera question du corps pulsionnel et de sa relation avec l'appareil psychique, du sexe et du sexuel comme ce qui, en même temps, meut cet appareil et ce contre quoi celui-ci s'organise. Dans cet article, ce qui intéresse pour le cheminement que je propose, à partir de la conférence de Hilferding, c'est la façon dont l'accouchement est envisagé.

La ligne de démarcation entre le corps libidinal maternel et le corps en vie, qui s'en est physiquement séparé est, dans ce temps mythique, mentalement indécise, pour les deux.

L'accouchement est ainsi ce moment particulier, capital autant pour le bébé que pour la mère. Zaltzman poursuit de la sorte :

Si l'on examine la conférence de Hilferding à partir de ce texte, peut-être pourrons-nous mieux comprendre l'énigme de l'hostilité de la mère envers son premier enfant, au delà de la lumière déjà apportée par le concept de pulsion de mort.

Cette première grossesse, comme nous l'avons vu, proportionne de façon inattendue une excitation sexuelle. Lors de l'accouchement du premier enfant s'établit la même relation que la femme a eue avec sa mère. Maintenant le partenaire est son fils, ce qui fait que la femme, qui devient mère pour la première fois, plonge dans cet univers qui l'a forcée à structurer sa subjectivité. Un sexe-séparation qui, en même temps, insiste à se manifester et contre lequel s'est faite toute l'organisation psychique, payant, bien des fois, un prix trop élevé pour se structurer en tant que sujet.

L'impensable dans la relation, elle-même incestueuse, avec le fils qui naît, c'est cette immersion singulière, dans l'accouchement vécu dans son propre sexe, qui place la femme en un lieu non moins singulier la renvoyant à cette relation, dont elle a été la protagoniste lors de sa naissance, avec le sexe impensable de sa mère. Si le texte de Zaltzman nous oblige à penser que l'interdit de l'inceste a été d'une certaine manière violé lors de sa naissance, nous verrons que la femme, dans l'enfantement, répète ce vécu par le biais de son propre sexe. Et, comme dit Zaltzman, "si là où il y a sexe, il y a séparation et là où il y a séparation, il y a sexe", peut-être que dans la négation de l'autre partie qui se sépare, ou la non reconnaissance de cette partie qui se sépare, peut-être, alors, qu'il n'y aura pas de sexe. En ce sens, les deux textes se recoupent. Quelle est donc cette métapsychologie particulière, dans cette première expérience de grossesse et d'accouchement ?

L'impensable n'est pas le sexe châtré de la femme : l'impensable est ce sexe qui implique une séparation, contre lequel et par lequel l'humain se fonde. Mais l'impensable séparation aura sûrement lieu, à travers son propre sexe, dans le vécu de la première grossesse. Dans la grossesse, l'impensable devient ainsi scandale, dévoilant au grand jour ce sexe de femme qui engendre, qui s'excite avec le fétus et qui, en enfantant, vit par lui une relation sexuelle qui la renvoie à l'impensable de la relation sexuelle de sa propre naissance. Sexe impensable duquel tous les êtres humains proviennent.

La moindre des choses est donc que le premier fils provoque de violentes réactions de haine et de passion. La difficulté à reconnaître en tant que fils l'enfant qui vient de naître semble, après tout ce cheminement, presque évidente, car ce qui est en jeu dans cette première grossesse c'est la structure psychique même de la femme qui devient mère.

La femme, comme le dit la poétesse Adélia Prado, doit être "déployable". La femme qui devient mère a besoin de plus d'aptitude que les autres à se déployer, ce qui n'est pas toujours possible.

Dans cette conférence, Hilferding ouvre de nouvelles voies pour la question de l'amour maternel, des relations mère-fils/fille. Elle fournit quelques pistes pour que l'on puisse établir la métapsychologie de la femme enceinte, et cette métapsychologie ne pourra se faire sans des concepts tels que : corps pulsionnel, pulsion de mort et refus du féminin. Concepts qui, en 1911, étaient loin d'être formulés et dont deux au moins - le corps pulsionnel et le refus du féminin - restent obscurs dans la théorie psychanalytique.



Teresa Pinheiro

* Psychanalyste et professeur à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ)
Traduit du portugais par Carim AZEDDINE.

 

 

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