Dans cette perspective, si, comme la
couleur des yeux, l'on associe l'amour maternel à l'héritage,
tel que faisant partie d'un ordre préétabli et
prédéterminé (l'Ordre de la Nature), alors
il n'intéresse pas la psychanalyse. Il n'aura pas lieu
d'en être un objet de réflexion ou d'étude ;
mais si, par contre, l'amour maternel fait partie du monde des
rêves, du langage, alors il se situe dans le champ de pensée
de la psychanalyse. Ce que Margarete Hilferding propose, c'est
justement cela : envisager l'amour maternel comme appartenant
à cet appareil psychique proposé par Freud.
Helena Vianna, dans sa biographie de
Margarete Hilferding, nous indique que, outre sa formation en
médecine, le Dr Hilferding avait suivi les cours de Philosophie
de l'Université de Vienne. Cette formation, qui comprenait
sûrement des études sur Marx et Nietzsche, lui donna,
peut-être, plus de liberté et de moyens pour établir
la réflexion qu'elle a menée hors de la métaphysique.
Assurément, la délimitation du champ psychanalytique
comme une pensée au delà de l'Ordre de la Nature
ne se fait pas sans difficultés. Freud lui même,
dans son parcours, effectua plusieurs allers et retours.
Si d'une part, dans son texte Trois
essais sur la théorie de la sexualité, Freud
exige que la sexualité humaine soit conçue en dehors
du terrain de la médecine, lorsqu'il affirme qu'il n'y
a pas d'objet prédéterminé pour la sexualité
humaine, de l'autre, le facteur biologique sera un référentiel
constant pour ses thèses. Dans la préface qu'il
a écrite pour la troisième édition, en 1914,
dans une tentative d'élucider la question, il finit par
la rendre encore plus ambiguë en affirmant que l'ontogenèse
répète d'une certaine façon la phylogenèse.
Indubitablement, le Freud de cette époque s'affichait
encore comme un penseur qui attribuait aux sciences exactes d'alors
la seule valeur de science, les sciences humaines devant être
cautionnées par les sciences exactes. Or les sciences
exactes avaient pour fondement l'Ordre de la Nature ; comment
concilier avec cela une pensée qui s'impose en dehors
de cet ordre ?
Freud tenta par moments de concilier
l'inconciliable. Il n'est pas surprenant que le public auquel
se dirige Hilferding se prenne d'indignation. Cette indignation
n'est pas due à un auditoire composé uniquement
d'hommes. Il est certain que la vision de l'homme, à propos
de la femme, est pleine de malentendus qui peuvent l'amener à
occuper un statut inférieur, mais peuvent également
l'amener à être vénérée avec
des qualificatifs ou des adjectifs également problématiques.
Dans cette vénération, nous serons confrontés
sûrement à l'amour maternel.
Ainsi, au delà de cette question,
lorsqu'elle propose l'amour maternel comme étant du ressort
de la psychanalyse, Margarete Hilferding butte certainement sur
une construction qui paraît peut-être aussi intouchable
et non formulable que l'interdit de l'inceste. Ce dernier, par
exemple, ne fait partie d'aucun interdit religieux. Il est implicite
: il n'a pas besoin d'être ouvertement dit, écrit
ou interdit. Propre à la condition humaine, il dispense
toute explicitation.
L'amour maternel, même s'il n'occupe
pas un statut semblable à celui de l'interdit de l'inceste,
semble avoir été accaparé dans un imaginaire
fondamental qui déterminerait la condition féminine
: comme si la femme, ou ce qu'est la femme, était indissociable
de l'amour maternel. Pourquoi est-il indispensable que l'amour
maternel soit quelque chose d'implicite, d'évident, de
donné à toutes les femmes par l'Ordre de la Nature
?
La question soulevée par Margarete
Hilferding reste aussi difficile, actuellement, qu'elle ne l'était
au début du siècle. La bibliographie psychanalytique
à propos de la relation mère-enfant est abondante
et, toutefois, assez restreinte, car elle a toujours pour objet
la constitution du sujet. C'est en ayant recours à ce
début, celui de la constitution du psychisme humain, de
l'organisation de cet appareil et de sa complexification, que
l'on va chercher la base théorique dans cette relation
où le bébé est le centre et l'objet d'attention.
Un bébé, par conséquent, se constitue en
tant que sujet à travers cette relation, qui servira de
fondement pour une hypothèse théorique, avec celui
qui prend soin de lui. En dehors de ces considérations,
la question n'est abordée du point de vue de la mère
que lorsqu'il s'agit de rendre compte de la théorie du
narcissisme. Mais à aucun moment l'amour maternel n'est
mis en question : comme si l'absence d'amour maternel était
vue comme une pure déviation de l'ordre.
Cette phrase peut paraître de la
pure provocation. Car si nous avons affirmé jusqu'ici
que la psychanalyse est une pensée hors de l'Ordre de
la Nature, il apparaît donc implicitement qu'elle est le
lieu où le hasard est un point de départ fondamental.
Dans l'Ordre de la Nature, un ordre précède tout,
et ce qui lui échappe sera déviation et non hasard.
Si l'on considère que l'amour maternel est implicite à
la condition féminine, qu'il est aussi intrinsèque
à la femme que sa physiologie, l'absence d'amour maternel
sera, alors, envisagée comme une déviation de l'ordre.
Le thème, présenté de la sorte, demeurerait
hors du champ de la psychanalyse.
Il est intéressant de constater
que ce sont toujours des femmes qui ont réfléchi
sur ce thème, et pas nécessairement des psychanalystes.
Marguerite Duras, dans un article publié par le quotidien
Libération sur le meurtre d'un enfant, commis probablement
par sa mère, écrivait :
Cet article de Duras sur l'affaire du
"Petit Grégory" est devenu fameux non pas pour
avoir été magnifiquement écrit, mas par
l'indignation suscitée auprès des lecteurs. Les
cas de sévices pratiqués par les parents ne cessent
d'augmenter, depuis quelques années, dans le monde entier
et sont amplement débattus.
Dans l'article de Duras, celle-ci part
non seulement du présupposé que la mère
de Grégory (Christine V.) est réellement la meurtrière,
mais le clôt avec la phrase-titre de l'article : "Sublime,
forcément sublime Christine V.". Même à
Paris, l'un des centres les plus importants de la pensée
moderne, la défense proposée par Marguerite Duras
était impensable : non seulement l'amour maternel n'était
pas inné, mais encore la violence de la mère contre
son fils était l'unique moyen de libération de
celle-ci.
En ce sens, le texte de 1911 de Margarete
Hilferding et l'article de Duras de 1985 s'apparentent. Outre
que la proposition de celle-là pose une question obéissant
en toute rigueur au champ psychanalytique, cette ressemblance
met l'accent sur son actualité., La réaction d'indignation
provoquée en 1911 n'a, apparemment, changé en rien.
Margarete Hilferding elle-même
construit son argumentation en fournissant dans sa conférence
tous les éléments pour qu'il soit impossible de
penser l'amour maternel comme inné. Toute sa présentation
du bébé comme objet sexuel de la mère annule
la question de l'inné. Toutefois, Hilferding ne désire
pas éliminer l'hypothèse de l'inné, ce qui
rend la question paradoxale. La psychanalyse, en tant que corpus
théorique, peut et doit accepter l'amour maternel comme
n'étant pas inné, pour que le thème ait
la possibilité d'appartenir à son champ. L'absence
d'articles sur le sujet laisse à penser que les théoriciens
de la psychanalyse ont des difficultés à le concevoir,
car son acceptation implique, théoriquement, la dissociation
entre la psychanalyse et les considérations de l'Ordre
de la Nature ; et, donc, la dissociation également entre
la femme et la maternité.
Je ne prétends pas, avec cela,
nier l'Ordre de la Nature - ce serait nier toutes les sciences
fondées sur lui, parmi lesquelles la médecine elle-même.
La question de l'inné, c'est-à-dire
des instincts vitaux, appartient à la médecine.
Et la médecine considérera le corps comme un corps
de la Nature, obéissant à l'Ordre de la Nature ;
et, surtout, c'est elle qui disposera des instruments théoriques
pour aborder cette conception. Or la psychanalyse, lorsqu'elle
envisage le corps, le fait à partir d'autres présupposés,
d'un autre lieu, faisant usage des outils théoriques qui
lui sont propres, et pour cela, il lui faudra nécessairement
dissocier celui-ci du registre de la Nature.
Le corps pulsionnel, le corps érogène
de la psychanalyse, ne possède rien en commun avec celui
de la Médecine, car c'est un corps construit à
partir du langage. Si l'on tente de mélanger les deux
domaines théoriques, on court le risque de faire de la
médecine de bas étage ou de la psychanalyse de
bistrot. C'est là, d'ailleurs, toute la difficulté
de la construction théorique de la psychosomatique ;
en d'autres termes, l'amour maternel en tant qu'inné est
compatible avec le domaine de la médecine. Dans le champ
psychanalytique, l'amour maternel ne peut être envisagé
comme préexistant à toute femme.
Margarete Hilferding franchit toutes
les étapes pour arriver à cette conclusion ;
cependant les moyens lui manquaient, en 1911, pour faire le pas
décisif. La psychanalyse de cette époque-là
faisait encore ses premiers pas. Freud ne venait de publier qu'une
petite part de sa production théorique, et oser penser
la psychanalyse en dehors de l'Ordre de la Nature était
un pas loin d'être franchi. Toutefois, Freud posait déjà
quelques questions qui finiraient inévitablement par provoquer
la rupture.
Le bébé - objet sexuel
de la mère.
Un autre aspect, peut-être le plus
remarquable de l'exposé de Margarete Hilferding, est la
question de la sexualité de la femme enceinte, lorsqu'il
s'agit de la relation mère-bébé.
On remarque, d'emblée, la distinction
faite par la conférencière. Il ne s'agit pas d'établir
la sexualité féminine à la lumière
de la maternité, mais d'établir une métapsychologie
de la sexualité de la femme enceinte. Celle-ci serait
sexuellement stimulée par le fétus, et l'accouchement
signifierait la perte de cette excitation, vécue pendant
la gestation.
Margarete Hilferding, en aucun moment,
ne s'en remet à l'idée d'une femme enceinte dans
la plénitude narcissique, comme est normalement envisagée,
dans la psychanalyse, la question de la grossesse. Son terrain
de travail sera la sexualité dans son sens le plus strict
et concret, c'est-à-dire, directement rattachée
à une sensation corporelle. C'est cette sexualité
qui déterminera l'amour maternel. Ses phrases sont sans
ambiguïté : "L'on suppose que les premiers
signes d'amour maternel surgissent au moment des premiers mouvements
du fétus. Il semblerait que ces mouvements provoquent
également une certaine sensation de plaisir, ce qui pourrait
être considéré comme un indice de cette relation
sexuelle".
L'amour maternel inexistant après
l'accouchement peut surgir avec le contact physique entre la
mère et le bébé. Cette proposition indique
l'approche de Hilferding : au cas où la sensation
de plaisir n'a pas été possible pendant la gestation,
si elle est procurée après l'accouchement (à
travers le contact physique), l'amour maternel sera assuré.
Le support de l'amour maternel est, partant,
la relation sexuelle entre la mère et le bébé.
D'ailleurs, c'est après l'accouchement que ce bébé
se constitue en tant qu' "objet sexuel naturel pour la
mère".
Malgré la brièveté
de la phrase : "l'enfant représente un objet
sexuel naturel pour la mère", celle-ci comporte une
série de questions que je tenterai d'aborder séparément.
Est-il possible pour la psychanalyse
de concevoir un objet sexuel naturel pour l'être humain
?
Freud, tout au long de son oeuvre, n'a
rien fait d'autre que prouver que le choix d'un objet sexuel
pour l'être humain n'a rien de prédéterminé.
Il s'agit de l'obscur objet du désir. Et celui-ci peut
être n'importe quoi : un être humain du même
sexe ou du sexe opposé, une pièce de la garde-robe,
une forme, un investissement intellectuel. Leur statut sera identique
pour le psychisme. C'est à partir de cette découverte
que Freud s'est vu obligé d'envisager l'être humain
à contre-courant de la nature. Toutefois, à travers
le retour à un début de constitution du sujet,
on arrive toujours au postulat de l'oedipe (axe de structuration
de l'appareil psychique freudien) et, en lui, à la mère
comme premier objet sexuel. Ainsi, s'il existe un objet "naturel",
ce sera le premier objet - la mère, ou celui qui prend
soin du bébé. C'est cet objet défendu par
l'interdit de l'inceste qui rend obligatoirement complexe la
structuration de l'appareil psychique. La mère, en tant
qu'objet sexuel privilégié du bébé,
ne pose pas de problème épistémologique
à la psychanalyse. Au contraire, elle lui apportera tout
le soutient théorique nécessaire. C'est cette mère
qui marquera sexuellement le corps du bébé, le
signifiant, lui imposant un véritable lotissement de zones
érogènes, investissant, touchant, caressant, en
un marquage baigné par le symbolique, par le langage de
la mère, provoquant chez le bébé le différentiel
plaisir/déplaisir. Ainsi le bébé naît
et arrive au monde sous l'égide du symbolique de la mère,
avec un corps marqué par l'adulte qui le nourrit, le touche,
et le garde en vie.
Du point de vue du bébé,
l'explication semble, donc, relativement facile. Or, ce que Margarete
Hilferding propose est bien plus compliqué, car elle retourne
la question dans l'autre sens. C'est pour la mère qu'elle
réclame un objet sexuel naturel. C'est du point de vue
de l'adulte qui dispose déjà d'un appareil psychique,
plus ou moins bien structuré, qu'elle lance l'idée
d'un objet sexuel naturel, un objet évident du désir.
Si l'on aborde la question par le biais
de la grossesse, comme le fait la conférencière,
le problème se présentera peut-être de façon
un peu plus simple. L'excitation dont parle Hilferding provient
d'un être qui n'a pas encore le caractère d'être
existant dans la réalité, séparé
de sa mère. Il se trouve dans son ventre, provoquant des
modifications sur son corps, sans qu'elle ait aucun pouvoir ou
contrôle sur elles. L'excitation a lieu à l'insu
de la mère - dans le cas présenté lors de
la conférence - lorsque le fétus bouge. Le partenaire
sexuel, dans ce cas, ne possède pas le statut de sujet,
il n'a pas de visage, pas d'allure et ne parle pas. La mère
a droit à toutes les fantaisies en ce qui concerne son
partenaire. Il est engendré par elle, et il se trouve,
d'ailleurs, tout le temps en elle.
L'approche narcissique, toutefois, semble
inévitable. Le pouvoir de donner vie à l'intérieur
d'elle-même, cette plénitude d'être deux dans
un seul corps est, sans nul doute, le point culminant de son
vécu narcissique. Les femmes enceintes sont là,
qui exhalent par tous les pores cet air de bonheur, se sentant
entières, puissantes, pour nous rappeler constamment qu'à
cet instant de cette femme, quelque chose de très particulier
et plaisant est en train d'être vécu.
Mais cette plénitude et ce plaisir
peuvent-ils être imputés uniquement à la
question narcissique ? L'approche de Hilferding propose
de déplacer le problème sur l'excitation du corps
de la mère, provoquée par les mouvements du fétus.
Sans doute, cette approche est propre au contexte psychanalytique
de l'époque. Dans ses débuts, la psychanalyse était
encore très attachée à la matérialité
des faits ou des sensations corporelles. Celle des faits, dans
le cas de l'étiologie de l'hystérie, par laquelle
Freud croyait que le traumatisme sexuel avait pour origine une
séduction ayant réellement eu lieu dans l'enfance
des patientes. On éprouvait donc le besoin qu'un événement
réel, daté, eut existé dans l'histoire de
chaque hystérique. Il fallut quelques années pour
que Freud revienne sur ce présupposé, attribuant
alors le même statut, pour le psychisme, à l'événement
réel comme à la fantaisie. Pour la réalité
psychique, tous deux sont identiques. Ce bond théorique
fut d'une extrême importance pour la psychanalyse, donnant
au psychisme l'autonomie qui lui manquait, c'est-à-dire,
attribuant aux représentations qui s'y trouvaient le rôle
de génératrices de ce que l'on appelle la réalité
psychique, rendant ainsi impossible la séparation entre
monde interne et monde externe. La réalité de l'être
humain n'est autre que cette chose qui se constitue comme étant
les représentations de chacun.
Si d'une part, donc, le contexte psychanalytique
était en train de s'affranchir de l'idée que le
traumatisme hystérique était lié à
des faits ayant réellement eu lieu, d'autre part, le corps
pulsionnel avec ses fonctions et sensations corporelles se trouvait
nécessairement à l'origine du plaisir sexuel. Le
point de départ de Freud se trouve, comme nous l'avons
déjà mentionné, dans les Trois essais
sur la théorie de la sexualité (1905) ;
autrement dit, le différentiel plaisir/déplaisir,
qui instaure l'ordre sexuel dans l'appareil psychique, aurait
pour fondement une sensation corporelle. Si ce corps n'est pas
le corps biologique, dans le sens d'un corps appartenant à
l'Ordre de la Nature, il est, toutefois, un corps concret dont
les sensations imposeront le différentiel plaisir/déplaisir.
Si la reconnaissance de la réalité
psychique du fantasme, comme la notion de corps érogène
et représentation corporelle, a procuré à
la psychanalyse des bénéfices théoriques
inestimables, les questions formulées dans les premières
décennies d'élaboration de son corpus théorique,
même privées du privilège d'être les
seules et/ou d'occuper le premier plan, ne peuvent, toutefois,
être exclues des questions psychanalytiques.
En ce sens, les observations de Hilferding
et son analyse proposeront une métapsychologie de la femme
enceinte de son premier enfant, non seulement à travers
la transformation réelle de ce corps, mais aussi à
travers la sensation corporelle ou l'excitation sexuelle, selon
elle effectivement nouvelles, jusqu'alors inconnues, en tant
que sources de plaisir. En réalité, l'approche
proposée par la conférencière est d'envisager
la femme enceinte, pour la première fois, comme quelqu'un
assailli par le plaisir sexuel, par une excitation sur laquelle
elle ne dispose d'aucun contrôle, et qu'elle ne peut interrompre
même si elle le voulait.
Le fétus qui excite sa mère
le fait à son insu, de façon silencieuse et presque
cachée, du moins de ceux qui font partie de son entourage.
Il se passe entre eux (le fétus et la mère) quelque
chose de presque clandestin, sans médiations. La femme
enceinte, selon Hilferding, est continuellement excitée
sans que personne ne le sache ou ne le voie ; son fétus,
en rien externe à elle, fonctionne comme médiateur.
Quelque chose de très proche du concept de plénitude
ou d'un état de jouissance permanent semble être
souligné par l'auteur. Encore une fois il y a un renversement
des lieux et des points de vues. Cette plénitude envisagée
par la psychanalyse est généralement rattachée
à la situation utérine, à un avant la naissance,
à un état sans besoins et encore moins désir.
Or, Hilferding en donnera une équivalence pour la femme
enceinte ; c'est elle, dans ce cas, qui vit la plénitude
et non seulement son fétus, comme si, dans cette relation
mère-fétus, rien ne les différenciait, ne
les séparait, rien n'accusait un manque. L'approche de
Hilferding est, en ce sens, bien plus vaste et profonde que tout
le corollaire sur le narcissisme, qui servait jusqu'alors comme
l'unique, et prétendument exhaustif, instrument d'analyse
du plaisir de la maternité. Le plaisir apparent, le "bonheur"
de la femme enceinte et son omnipotence si décriée
semblent gagner, dans cette conférence, de la précision
et une argumentation bien plus convainquantes. La question de
la femme enceinte, qui, dans cette circonstance, ouvre une parenthèse
dans son vécu du manque, suffisait à la théorie
du narcissisme. C'est à partir d'une excitation provoquée
de fait par le fétus sur sa mère, et donc sur ce
corps enceint, compris dans la matérialité de ses
nouvelle sensations, que Hilferding établit et enrichit
toute théorie envisagée jusqu'à maintenant
sur la femme enceinte.
Dans l'approche narcissique de la femme
enceinte de mise alors, il était clairement question,
du moins temporairement, que celle-ci se verrait éloignée
de sa condition de châtrée. Les explications à
cela se fondaient sur l'image d'un ventre considéré,
dans ce cas, comme analogue au pénis.
Cette théorie aurait constitué
une direction facile pour Hilferding. Les mentions à la
castration, à l'époque, semblaient liées
presque exclusivement à la matérialité d'un
pénis ou à son absence. La notion d'absence, dans l'œuvre freudienne, pouvait être comprise, jusqu'à
une certaine époque, comme l'absence réelle ou
non d'un pénis. Or, de nos jours, le concept de castration,
à partir de l'évolution de l'œuvre freudienne
elle-même, a été l'objet d'une approche bien
plus large et abstraite. L'absence, ou la connaissance de l'absence,
est ce qui détermine la constitution du sujet, et pour
cela la nomenclature a été d'ailleurs changée :
il ne s'agit plus d'avoir ou non un pénis, mais le phallus.
D'autre part, la castration, résultant du complexe d'Oedipe,
a pour origine l'interdit de l'inceste lui-même. Ainsi,
quelque chose qui transcende l'individu le marque en tant que
sujet, lui imposant, qu'il possède un pénis ou
non, l'inévitable vécu de la castration. Aussi
l'argumentation de Hilferding nous conduit vers quelque chose
de presque trop délicat.
Malgré le vécu transgresseur
de l'interdiction de l'inceste de cette mère enceinte,
et, plus encore, malgré cet interdit qui la constitue
en tant que sujet et que, partant, elle porte en elle comme marquage
psychique lorsqu'elle "enfreint" la loi, aucune médiation
sociale ne viendra à son secours. Au contraire, culturellement,
l'image de la femme enceinte est généralement associée
à l'image de la sainte, de la femme désexualisée,
l'amour maternel en arrière-plan suggérant l'idée
qu'il s'agit d'un être d'abnégation.
La suite du raisonnement de la conférencière
est logique. Cet amour maternel exigera, pour se maintenir ou
pour surgir, que cette relation ait une continuité, que
la complicité sexuelle se prolonge au delà de l'accouchement.
Une des nouveautés présentées
par Freud dans son texte Trois essais sur le narcissisme
a été d'introduire la notion de séduction
maternelle sur le corps du bébé. C'est cette relation
du corps à corps, que les soins de tout bébé
exigent, qui déterminera d'une manière ou d'une
autre le lotissement de ces zones érogènes. Par
ailleurs, dans Pour introduire le narcissisme (1914),
l'investissement des parents sur l'enfant est ainsi décrit :
"L'amour des parents, si touchant et, au fond, si enfantin,
n'est rien d'autre que leur narcissisme qui vient de renaître
et qui, malgré sa métamorphose en amour d'objet,
manifeste à ne pas s'y tromper son ancienne nature".
Toujours dans ce contexte, lorsqu'il
fait référence aux femmes qui deviennent mères,
nous pouvons lire : "Dans l'enfant qu'elles mettent
au monde, c'est une partie de leur propre corps qui se présente
à elles comme un objet étranger, auquel elles peuvent
maintenant, en partant du narcissisme, vouer le plein amour d'objet".
La psychanalyse, au cours des dernières
années, à travers quelques théoriciens,
a cherché à établir ce lien sexuel que la
mère imprime sur le bébé, de par son narcissisme.
Des auteurs comme Ferenczi, tout au long de leur oeuvre, signaleront
cet aspect ; Winnicott avec son postulat d'une "préoccupation
maternelle primaire" ; Laplanche avec sa "théorie
de la séduction généralisée",
et Lacan lorsqu'il associe le complexe d'Oedipe au stade du miroir.
Hilferding place la question sous un
angle nouveau. Selon elle, la femme enceinte éprouverait
du plaisir génital avec le fétus, auquel l'accouchement
mettrait un terme. Cette approche impose une réflexion
absolument nouvelle et radicale, en ce qui concerne les dépressions
postnatales, exclusivement considérées jusqu'alors
dans leur aspect de perte narcissique. Il y aurait, dans ce cas,
la perte d'une excitation due à la grossesse, la perte
de l'illusion de complétude et de jouissance sans médiation,
jusqu'alors uniquement envisageable dans la question touchant
à la perversion.
Le deuxième point important à
soulever est l'élaboration théorique qui porte
l'auteur à considérer le premier fils, la première
grossesse. La métapsychologie qu'elle propose met l'accent
sur cette première expérience de maternité.
La différence dans la relation entre la mère avec
son premier enfant et les autres se déduit de la simple
observation. Ce qui est nouveau, c'est l'explication proposée
lors de la conférence, qui regroupe l'amour maternel par
le biais de la sexualité de la femme enceinte, et aussi
la haine provoquée par l'accouchement, ce qui nous conduit,
nécessairement, au prochain chapitre, qui analysera le
concept de pulsion de mort.
La séparation
Dans L'analyse avec fin et l'analyse
sans fin, texte considéré par beaucoup comme
son testament théorique, Freud conclut avec l'expression
"refus de la féminité", non moins énigmatique
que la violence de certaines mères rapportée par
Hilferding dans sa conférence.
Si l'on examine la conférence
de Hilferding à partir de ce texte, peut-être pourrons-nous
mieux comprendre l'énigme de l'hostilité de la
mère envers son premier enfant, au delà de la lumière
déjà apportée par le concept de pulsion
de mort.
Cette première grossesse, comme
nous l'avons vu, proportionne de façon inattendue une
excitation sexuelle. Lors de l'accouchement du premier enfant
s'établit la même relation que la femme a eue avec
sa mère. Maintenant le partenaire est son fils, ce qui
fait que la femme, qui devient mère pour la première
fois, plonge dans cet univers qui l'a forcée à
structurer sa subjectivité. Un sexe-séparation
qui, en même temps, insiste à se manifester et contre
lequel s'est faite toute l'organisation psychique, payant, bien
des fois, un prix trop élevé pour se structurer
en tant que sujet.
L'impensable dans la relation, elle-même
incestueuse, avec le fils qui naît, c'est cette immersion
singulière, dans l'accouchement vécu dans son propre
sexe, qui place la femme en un lieu non moins singulier la renvoyant
à cette relation, dont elle a été la protagoniste
lors de sa naissance, avec le sexe impensable de sa mère.
Si le texte de Zaltzman nous oblige à penser que l'interdit
de l'inceste a été d'une certaine manière
violé lors de sa naissance, nous verrons que la femme,
dans l'enfantement, répète ce vécu par le
biais de son propre sexe. Et, comme dit Zaltzman, "si là
où il y a sexe, il y a séparation et là
où il y a séparation, il y a sexe", peut-être
que dans la négation de l'autre partie qui se sépare,
ou la non reconnaissance de cette partie qui se sépare,
peut-être, alors, qu'il n'y aura pas de sexe. En ce sens,
les deux textes se recoupent. Quelle est donc cette métapsychologie
particulière, dans cette première expérience
de grossesse et d'accouchement ?
L'impensable n'est pas le sexe châtré
de la femme : l'impensable est ce sexe qui implique une
séparation, contre lequel et par lequel l'humain se fonde.
Mais l'impensable séparation aura sûrement lieu,
à travers son propre sexe, dans le
vécu de la première grossesse. Dans la grossesse,
l'impensable devient ainsi scandale, dévoilant au grand
jour ce sexe de femme qui engendre, qui s'excite avec le fétus
et qui, en enfantant, vit par lui une relation sexuelle qui la
renvoie à l'impensable de la relation sexuelle de sa propre
naissance. Sexe impensable duquel tous les êtres humains
proviennent.
La moindre des choses est donc que le
premier fils provoque de violentes réactions de haine
et de passion. La difficulté à reconnaître
en tant que fils l'enfant qui vient de naître semble, après
tout ce cheminement, presque évidente, car ce qui est
en jeu dans cette première grossesse c'est la structure
psychique même de la femme qui devient mère.
La femme, comme le dit la poétesse
Adélia Prado, doit être "déployable".
La femme qui devient mère a besoin de plus d'aptitude
que les autres à se déployer, ce qui n'est pas
toujours possible.
Dans cette conférence, Hilferding
ouvre de nouvelles voies pour la question de l'amour maternel,
des relations mère-fils/fille. Elle fournit quelques pistes
pour que l'on puisse établir la métapsychologie
de la femme enceinte, et cette métapsychologie ne pourra
se faire sans des concepts tels que : corps pulsionnel,
pulsion de mort et refus du féminin. Concepts qui, en
1911, étaient loin d'être formulés et dont
deux au moins - le corps pulsionnel et le refus du féminin
- restent obscurs dans la théorie psychanalytique.
Teresa Pinheiro
* Psychanalyste et professeur à lUniversité
Fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ)
Traduit du portugais par Carim AZEDDINE.
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