psychanalyse In situ
De ceux qui sont sans
communauté...
Ces E.G.P. qu'on ose à peine nommer "communauté"
*
Anne-Geneviève Roger
"Mais, si le rapport de l'homme à l'homme cesse
d'être le rapport du Même avec le Même mais
introduit l'Autre comme irréductible et, dans son égalité,
toujours en dissymétrie par rapport à celui qui
le considère, c'est une tout autre forme de société
qu'on osera à peine nommer" communauté. Ou
on acceptera de l'appeler ainsi en se demandant ce qui est en
jeu dans la pensée d'une communauté et si celle-ci,
qu'elle ait existé ou non, ne pose pas toujours à
la fin l'absence de communauté." Maurice Blanchot.
(1)
" Un affrontement, sans doute, appartient essentiellement
à la communauté : il s'agit à la fois d'une
confrontation et d'une opposition, d'une venue au-devant de soi-même
pour se défier et s'éprouver, pour se diviser dans
son être d'un écart qui est aussi la condition de
cet être. " Jean-Luc Nancy (2)
Gageure politique et sociale au regard
du sens commun, les États Généraux de la Psychanalyse
présentent la caractéristique de vouloir se chercher
en tant que communauté tout en se sachant par avance destinés
à rester le modèle même d'une communauté
inachevée, difficilement fréquentable, à
la limite toujours inconvenante.
La détermination de ceux qui, dans le cadre des EGP, s'efforcent
de donner vie à cette forme d'association inédite
est d'autant plus remarquable que la plupart des protagonistes
de cette nouvelle histoire n'ignorent pas que les entreprises
de ce type ont souvent partie liée avec l'horizon pointé
par Maurice Blanchot dans son texte sur La communauté
inavouable.
Oui, nous pressentons que l'attachement au principe de l'association
libre risque de nous faire retraverser les errements de certaines
communautés surréalistes. Oui nous sommes au courant
que l'engagement politique en faveur du mouvement altermondialiste
ne nous met pas pour autant à l'abri de fourvoiements
idéologiques comparables à ceux qui ont accompagné
les pires expériences de l'époque dite communiste.
Oui, nous avons repéré que le nom de Bataille (3)
fait partie du maquis culturel des EGP et nous savons aussi que
le combat de ce réseau mobilise diverses colonnes de partisans
qui tous se réclament de l'idéologie de la libération,
ce qui est un signe plutôt inquiétant d'une prédisposition
à verser dans le camp de la résistance quand les
paradoxes de l'histoire en cours font que nous aurions surtout
besoin de gens disposés à explorer les chemins
de la collaboration.
Nous saisissons l'extravagance et la folie de ce que l'on n'ose
à peine désigner du nom de communauté et
ne sommes pas sans percevoir les nombreux faux-pas d'ores et
déjà accomplis. Certains actes, quand ce n'est
pas la faiblesse conceptuelle de pensées souvent émises
au nom de la défense de ce projet, au lieu d'aider à
mieux cerner un dessein commun qui reste à définir,
laissent entrevoir l'horizon de l'échec.
Et pourtant, en dépit des obstacles rencontrés,
des embrouilles produites et des erreurs commises, nous persistons
dans cette tentative. Nous persistons pour tout un tas de raisons,
certaines bonnes et d'autres mauvaises, qu'il convient évidemment
d'analyser dans leur singularité comme dans leur intrication
et au rang desquelles on ne saurait éliminer totalement
l'idée que la question de la communauté puisse
travailler en profondeur un certain nombre d'entre nous.
Alors que nous vivons dans des sociétés qui n'incitent
guère à penser la difficulté, voire l'impossibilité
de vivre en commun, pour le monde de l'analyse comme pour le
milieu intellectuel qui gravite autour, la tenue prochaine de
la deuxième rencontre mondiale des EGP est en tout cas
l'occasion de réfléchir à nouveau au sens
de l'aventure acéphale et atypique proposée, il
y a six ans déjà, par René Major.
S'agissait-il de rallumer autour de la mémoire de Freud,
de façon gratuite et finalement éphémère
les brûlots de la Révolution française, de
créer ponctuellement un événement médiatique
prestigieux, pouvant ensuite aider à la naissance de l'Institut
des Hautes Études en Psychanalyse, ou d'un dessein en
fin de compte encore plus ambitieux visant à créer
au quotidien des conditions susceptibles d'inciter au moins une
fraction des héritiers de Freud à sortir de leur
belle indifférence sociale et politique pour assumer cette
partie pesante et habituellement refoulée du destin humain
qui est d'avoir à se soucier du mieux être de l'ensemble
de l'humanité ?
Telle qu'elle fut émise avec une apparente sobriété
en 1997, la proposition d'organiser pour la première fois
des assises générales de la psychanalyse potentiellement
ouvertes à toute personne de bonne volonté n'en
comportait pas moins une marge d'outrance -si ce n'est un outrage
aux bonnes murs analytiques- et un volant d'ambiguïté
bien fait pour réveiller un métier en passe de
perdre ses vertus subversives. Alors qu'il était tacitement
admis au siècle dernier que l'ensemble de l'information
dite scientifique sur l'inconscient se devait de transiter par
le cercle étroit des pairs reconnus, à partir du
lancement des EGP, c'est le principe même de confier une
fois pour toutes le contrôle quasi exclusif de la totalité
du savoir analytique aux chefs d'écoles qui dans les faits
s'est trouvé remis en cause.
Quand, dans un univers organisé suivant les normes usuelles
du milieu analytique, on prend, à l'heure de la multiplication
massive du nombre des praticiens, l'initiative de donner à
chacun la possibilité de penser et d'agir en son nom propre,
sans délégation ni subordination, il est sûr
qu'on se met en position d'endosser, au regard de l'histoire,
une double responsabilité : celle d'exposer son propre
milieu au risque d'une profonde déstabilisation et celle
de lui offrir la possibilité d'explorer des chances inédites
de renouveau. Quoi qu'il en soit de la part d'ambiguïté
incluse dans le message adressé, (ambitionnait-on de réunir
une assemblée d'égaux ou s'agissait-il de donner
sa chance à un rassemblement solidaire entre partenaires
inégaux, voulait-on promouvoir une nouvelle aristocratie
des talents ou déconstruire le pouvoir des privilèges,
y compris jusqu'à ceux liés au privilège
du talent ?), il y a bien un point sur lequel la position du
fondateur a toujours eu le mérite de la clarté
et de la constance : c'est d'avoir d'emblée signifié
qu'il "appartiendrait à ceux qui ont répondu
à cet appel d'en déterminer eux-mêmes la
source, le sens et les destinataires. " (Proposition adoptée
dès l'allocution de la Sorbonne et encore réaffirmée
au printemps 2003 à propos de la controverse engagée
en France entre les groupes de travail Subjectivus et Axes et
Cibles)
Le flou laissé au départ et intentionnellement
maintenu par la suite ne permet à personne -et il est
heureux qu'il en soit ainsi -de se prétendre seul détenteur
de la bonne interprétation ; pour autant chacun est libre
de balayer le champ des commentaires suscités par l'appel,
de repérer parmi les interprétations émergeantes
celles qui semblent plus ou moins cohérentes, plus ou
moins désirables et d'indiquer au passage ses propres
préférences.
De mon point de vue, c'est en premier lieu dans le sens remarqué
par Lacan dans son séminaire du 10/01/1968 " ...un
acte est révolutionnaire de susciter un nouveau désir
" qu'il convient de comprendre le coté " révolutionnaire
" de l'entreprise EGP mais il faut être structuré
et/ou cultivé de manière bizarre pour ne pas saisir
que l'idée d'états généraux de la
psychanalyse comporte également une invitation à
resituer cette discipline dans la dimension d'une historicité
qui la dépasse et offre en prime une incitation à
questionner la famille freudienne depuis les bas-fonds de sa
propre histoire.
S'il y a évidemment à prendre toute la mesure des
perspectives de renouvellement ouvertes par la mise en place
d'un tel chantier, il est par ailleurs peu étonnant de
constater que l'initiateur du mouvement ne manifeste aucune envie
de s'engager de façon partisane auprès de l'une
ou l'autre cellule qui travaille sur le sens de son appel puisqu'en
agissant ainsi il ne pourrait qu'en borner le sens et évincer
un débat de fond qui commence tout juste à s'instaurer.
Même si une partie du milieu analytique s'est au départ
engagée dans cette aventure sans forcément avoir
pris la peine de réfléchir de façon très
approfondie aux implications possibles d'un tel intitulé,
- il est probable qu'il n'existe pas de révolution, sans
danger, sans imprévu et sans remaniement de certains équilibres
- les tensions traversées au cours des trois dernières
années commencent à susciter matière à
réflexion et diverses conceptions sur le présent
et l'avenir de ce mouvement sont en train de se formuler plus
clairement.
Pour certains, il reste apparemment difficile de concevoir que
les sommets mondiaux du mouvement puissent s'organiser autrement
qu'à partir de comités exécutifs restreints
réunissant quelques barons de la profession. La reproduction
du modèle de Paris et le concept de rencontres prestigieuses
où des maîtres à penser de la profession
ou des sciences humaines voisines viendraient périodiquement
exposer les dernières avancées de leurs savoirs
est grosso modo le schéma préconisé par
les organisateurs de la seconde rencontre mondiale de Rio, lesquels
tentent d'imprimer au mouvement une direction élitiste,
sous prétexte de l'empêcher de verser dans une hypothétique
chienlit.
Autour du comité exécutif de Rio, gravite de plus
la vague des attentistes qui demandent à voir dans quel
sens le vent va tourner et le lot tout aussi classique des habituels
ambivalents, qui, tout en étant en principe favorables
au changement, passent leur temps à avancer un tas de
raisons justifiant qu'on en retarde la venue.
Les problématiques des organisateurs comme celles de la
plupart des participants des trois rencontres intermédiaires
latino-américaines sont assez différentes. De ce
côté-là, l'enthousiasme initial s'est plutôt
bien conservé. Le public des rencontres latino-américaines
a l'expérience de congrès organisés sur
un mode non-directif. Dans la mesure où les personnes
qui viennent là sont à la recherche d'une qualité
de rencontre qu'elles ne confondent pas avec le recours systématique
au vedettariat de quelques grands noms, elles sont dans l'ensemble
clairement favorables à l'idée de faire glisser
le rôle d'impulsion venu d'en haut à une responsabilité
solidaire qui se diffuserait à l'ensemble et demandeuses
de l'ouverture d'un débat franc et loyal sur l'avenir
du mouvement. Une discussion plénière devrait permettre
d'exposer l'ensemble des conceptions actuellement en présence,
sans qu'on écarte ou discrédite par avance certaines
thèses présentées comme irrecevables, irréalistes
ou sans intérêt.
La règle d'un sommet EGP implique que l'on accepte le
principe d'une certaine mixité, que l'on consente à
s'exposer à croiser cet autre inconnu qui ne sort pas
obligatoirement du même sérail et qui n'a pas forcément
le même tempérament ou les mêmes idées.
Cela dit, la perspective de devoir poursuivre le dialogue avec
des analystes argentins suffisamment voyous pour décliner
l'invitation à servir de lecteurs/rapporteurs ou d'avoir
à engager la conversation avec des voyelles étrangères
coupables de divulguer des idées dangereuses ne semble
pas réjouir outre mesure les organisateurs de la rencontre
de Rio.
D'un autre côté, bien des participants des premières
rencontres ont vécu jusqu'à présent plutôt
difficilement le face à face avec des chefs d'école
et des statues de maîtres qui, pour s'être engagés
publiquement à descendre de leur piédestal, n'en
éprouvent pas moins souvent une difficulté patente
à accomplir au quotidien et en souplesse ce petit saut
en arrière qui pourrait être un grand pas en avant
pour la cause commune.
Dans ces conditions, de la rigidité, de l'agacement, de
la condescendance et de l'arrogance se sont mis à circuler
et ces affects se sont manifestés avec suffisamment de
vigueur pour que soit soulevée la question d'une éventuelle
rupture entre des sensibilités différentes. Pour
autant chez bon nombre d'entre nous, ces tensions récurrentes
n'ont pas fondamentalement érodé le désir
de continuer à donner sa chance à une communauté
hétérogène. Parce qu'il s'agit d'un mouvement
dont la logique interne pourrait bien être d'amener ceux
qui le rejoignent à entamer un processus analytique permanent
capable d'aider à repenser le rapport de chacun à
tous, parce qu'il s'agit d'un montage susceptible de nous faire
vivre autrement l'expérience de questions politiques élémentaires,
il est probable qu'un organisme conçu de la sorte est
appelé à connaître fréquemment un
niveau élevé de tensions. Il se pourrait même
que ce soit justement dans l'interrogation constante des possibles
points de rupture que réside une bonne part de l'intérêt
de cette affaire communautaire peu commune.
Pour peu que quelque chose de cet ordre-là
ait été effectivement en cause dès le départ
était-il judicieux de commencer par agiter le chiffon
rouge de revendications radicales, au risque de provoquer d'importantes
angoisses de pertes de privilèges, surtout lorsque l'on
sait qu'éveiller ou réveiller ce type d'angoisses
comporte le danger d'accroître la tentation de repli sur
des grilles interprétatives et des comportements anciens
? L'avenir dira si la communauté inaccomplie que nous
formons sera capable de gérer convenablement les tensions
qu'elle laisse remonter à la surface mais l'on voit mal
comment des analystes pourraient souscrire à l'idée
d'une analyse quelconque se déroulant sans turbulences,
sans mise à jour d'un fond pulsionnel archaïque et
sans réveil des anciens réflexes. Soyons donc tous
un peu patients et, dans quelque temps, il se pourrait que l'on
commence à y voir plus clair.
Lorsque j'ai lancé le groupe Axes
et Cibles en mai 2002, il n'existait à Paris aucun espace
installé dans un lieu public permettant à quiconque
de venir sans recommandation ou cooptation particulière
partager ses réflexions autour des thèmes abordés
par les Etats Généraux de la Psychanalyse. Aujourd'hui
Axes et Cibles est l'une des cellules qui se réunit régulièrement
en France au titre des EGP. L'espace de discussion que nous avons
ouvert permet à quiconque d'interroger sans censure et
sans tabou les divers champs et manifestations de la psychanalyse
et offre à qui le souhaite la possibilité de proposer
un thème de réflexion ou d'intervenir sur les sujets
déjà inscrits. La consultation des travaux d'ores
et déjà installés en ligne par l'intermédiaire
de ce groupe (4) prouve que nous nous soucions effectivement
d'interroger la psychanalyse à partir de ses pratiques
nouvelles, d'établir un dialogue avec des gens venant
de disciplines voisines et de penser la dimension socio-économique
de la psychanalyse. Avec ceux qui m'ont rejoint depuis pour assurer
la coordination de ce groupe (5) nous nous efforçons également
de réfléchir à comment concrétiser
la conception a-hiérarchique des EGP. Notre souhait est
de voir se mettre en place une communauté libre et responsable
de partenaires capables de contra-dictions. Mais comme les institutions
analytiques et les sociétés humaines en général
n'ont jusqu'à présent pas beaucoup investi en direction
de l'autogestion responsable entre partenaires dissemblables,
nous situons l'expérience en cours plutôt du côté
de la création d'une utopie. Option qui pose autant de
problèmes qu'elle en résout puisque chacun sait
que la fonction de l'utopie, dans sa partie la plus novatrice,
la plus révolutionnaire introduit obligatoirement du différent
et que plus ce différent est autre, plus il est facilement
source de différends.
Nous percevons en fait l'ensemble du réseau EGP comme
un vaste laboratoire où peuvent s'interroger les points
d'articulation entre désir singulier et contrainte groupale.
Le groupe Axes et Cibles a été ouvert avec l'assentiment
de René Major, pourtant à partir du moment où
du différent non contrôlé par Les Amis a
trouvé à s'exprimer au sein des EGP France, des
tensions n'ont pas manqué de se produire. Que nous ayons
certaines réserves à vis-à-vis des fonctionnements
élitistes ne signifie pas pour autant que nous sommes
favorables à un renversement des valeurs qui effacerait
toute distinction entre maîtres et élèves,
que nous sommes incapables de reconnaître l'autorité
morale de certains collègues ou de discerner des niveaux
dans l'intérêt de certaines communications ou prises
de parole. Mais pointer l'écart entre ce que les EGP sont
et ce qu'ils sont censés être, discuter publiquement
des limites, des freins et des disfonctionnements de la construction
en cours et transformer les tensions rencontrées en objets
d'études est une démarche naturelle à nos
yeux. Cette attitude, tantôt mal comprise tantôt
mal admise, nous est parfois reprochée par des collègues
qui estiment qu'elle porte tort à l'image du mouvement.
Aux yeux des Amis, nous avons la réputation d'être
une marge turbulente et frondeuse. Il est à noter que
les arguments de certains de nos contradicteurs sont parfois
relativement proches de ceux qui servirent jadis pour demander
aux militants et aux intellectuels communistes de ne pas critiquer
le Parti afin de ne pas désespérer les ouvriers.
Quant on sait où cette stratégie a conduit les
divers partis communistes, cela ne nous incite guère à
aligner notre discours sur la ligne du parti des Amis. Et quand
on réalise qu'en l'occurrence, il s'agit non pas tant
d'éviter de désespérer les descendants de
Freud devenus manouvriers du divan, mais plus de veiller à
ne pas inquiéter le groupe des notables et la frange la
plus aisée du monde de l'analyse, frange respectable certes,
mais dont on voit mal à quel titre et en fonction de quel
facteur inanalysé et inanalysable elle se devrait de diriger
à jamais et à elle seule l'organisation de la communauté
EGP au moment de ses sommets mondiaux, cela ne nous convainc
pas non plus de l'absolue nécessité de censurer
nos propos pour mieux garantir la défense de l'intérêt
collectif.
Il est sûr qu'un certain nombre
d'arguments avancés dans la mouvance du groupe Axes et
Cibles sont dérangeants. Face à cela, au lieu d'accepter
la confrontation et d'entamer un vrai débat d'idées,
d'aucuns préfèrent nous ignorer, quand d'autres
nous accusent de déloyauté, de visées subversives
ou nous décrivent comme désireux d'éliminer
les hiérarchies en place alors qu'il suffit de nous lire
d'un peu près pour percevoir que le vieux schéma
d'une révolution se soldant par la victoire d'une catégorie,
d'une division, d'une fraction sur une autre, ne constitue clairement
pas pour nous un modèle attractif. Nous n'aspirons pas
non plus à promouvoir un type de communauté où
il serait mal vu de plaisanter avec l'expérience en cours
et où _rôderait en filigrane la préoccupation
de répartir les membres entre le bon grain des orthodoxes
et l'ivraie des dissidents en puissance. À partir de là,
nous retrouver face à des disciples pétris de bonnes
intentions qui gaspillent une partie de leur talent à
vouloir nous intimer de choisir entre la place d'ami inconditionnel
des EGP ou celle de suspect ou d'ennemi nous paraît un
destin mi fun mi funeste. Étrange demande, venant involontairement
s'inscrire dans le prolongement de la droite ligne préconisée
par tous les théoriciens de la Terreur, lesquels sont
unanimes à expliquer qu'il ne faut surtout pas plaisanter
avec le pouvoir, qu'un bon militant se doit d'adhérer
à la Révolution sans jamais la critiquer et qu'en
dehors des amis inconditionnels de la Révolution, il n'y
a que des suspects ou des traîtres.
Une remarque d'Oscar Wilde dans Le portrait de Dorian Gray peut
éventuellement nous aider à comprendre une partie
de nos embrouilles, en même temps qu'elle viendrait pointer
une direction à explorer pour tenter de soigner notre
mal à vivre ensemble : "L'humanité se prend
trop au sérieux. C'est le péché originel
de notre monde. Si l'homme des cavernes avait su rire, le cours
de l'histoire eût été changé."
En regardant les différents sacs de nuds empilés
au fil des ans par les divers regroupements à base d'analystes,
mon humble sentiment est que la famille freudienne, restée
en cela relativement proche de l'homme de Cro-Magnon, du moins
tel que perçu par O. Wilde, présente un défaut
majeur assez handicapant : celui d'être souvent composée
de gens qui souffrent (et font souffrir les autres) de se prendre
beaucoup trop au sérieux. J'en profite pour préciser
au passage que le point de vue jacobin par mes soins revisité
à l'occasion des EGP s'est toujours caractérisé
d'intégrer une dimension ludique. S'installer dans cette
position réunissant à mes yeux le double mérite
de penser les problèmes de l'entreprise en cours et d'indiquer
de façon paradoxale la nécessité de se distancier
d'avec ce que le robespierrisme incarne comme pensée paranoïaque.
Que la liberté d'expression reste la règle fondamentale
au sein des EGP sans que se réinstalle de façon
détournée une censure qui n'oserait pas dire son
nom est un point particulièrement cher aux participants
de notre cellule de travail. À cet égard, le fait
qu'un groupe comme le nôtre se soit finalement, après
hésitation et réflexion, vu confirmé dans
son droit de publier librement sur le site officiel français
de la Cyber Revue EGP nous paraît plutôt rassurant.
Les disputes recèlent très
probablement les chances comme les risques de l'avenir de ce
mouvement. Cela étant, il nous reste des progrès
à faire pour " (
) devenir capables de regarder
en face notre béance et notre affrontement, non pour y
sombrer, mais pour y puiser, malgré tout, la force de
nous affronter d'abord en connaissance de cause, ensuite de manière
à réellement nous dévisager - sans quoi
l'affrontement n'est que bousculade indistincte et aveugle ?
" (6) Au moment de la deuxième rencontre mondiale,
on peut tout de même espérer que la grande majorité
des participants sera d'accord pour maintenir ouvert le dialogue
entre tous les partenaires qui s'intéressent à
ce mouvement et aura perçu l'intér_êt de
laisser se développer dans les cellules qui composent
ce réseau quelque chose qui soit de l'ordre d'une certaine
anarchie critique. Maintenant il est sûr qu'il y a un équilibre
à trouver pour laisser un certain " dé-chaînement
" des pensées s'exprimer sans que se développent
parallèlement des tensions insupportables pour le plus
grand nombre. Aboutir à une scission entre divers camps
en présence serait de toute manière un échec.
Et dans ce cas, peu importerait en fin de compte, de savoir quel
serait le bord qui l'emporterait, celui des ultra progressistes
contre celui des progressistes modérés, celui des
notables contre celui des analystes ordinaires, celui des partisans
de Rio contre les adeptes du modèle de Sao Paolo, puisque
les vainqueurs seraient évidemment en même temps
les perdants.
La capacité de chacun à dépasser ses craintes,
l'aptitude à entretenir une circulation fluide entre le
rêve et les exigences de la raison, le refus d'adopter
des positions qui diabolisent le contradicteur, le rejet des
solutions à base d'exclusions ou de domination d'un groupe
sur un autre sont autant de points sur lesquels nous avons tous
à nous montrer vigilants si nous voulons continuer à
avancer dans la construction de cette utopie sans illusion.
La volonté de maintien de l'ordre, l'exigence de la fidélité
à la tradition, l'appel à la raison et au sérieux,
la régulation collective sont nécessaires aux EGP,
la dynamique contestataire, l'esprit de rébellion, l'élan
libertaire, l'exubérance généreuse, la fibre
poétique et humoristique le sont tout autant.
Que penser aujourd'hui de ce qui est
maintenant voulu et désiré en divers lieux sous
le nom d'Etats Généraux de la Psychanalyse ?
Certes, tout n'est pas parfait dans l'expérience en cours,
mais on pouvait s'attendre à ce qu'il en soit ainsi. De
temps à autre, ressurgit inévitablement ici ou
là la tentation de mettre à part la parole de l'expert
reconnu ou celle de l'autorité influente et supposée
supérieure de tel ou tel Comité National ou International,
pourtant dans l'ensemble, il s'est déjà passé
quelque chose qui est en train de permettre qu'adviennent dans
ce milieu des fonctionnements et des raisonnements légèrement
autres. Si l'on se doit de reconnaître à René
Major la paternité de ce projet de communauté analytique
acéphale, on peut tout à fait lui en être
reconnaissant sans pour autant se sentir obligé d'affirmer
publiquement que ce rêve est déjà accompli
ou même qu'il est en passe d'être convenablement
réalisé en France ou en Amérique Latine.
Maintenant les tensions rencontrées de part et d'autre
de l'Atlantique sont-elles uniquement à comprendre en
tant que destin affligeant d'une communauté incapable
de faire autre chose que de se condamner éternellement
à la reproduction du même ?
Au-delà des habituelles rivalités de pouvoir, par-delà
les classiques conflits de générations, en dépit
des complications dues à d'inévitables interférences
transférentielles et contre-transférentielles,
il se pourrait que nous soyons face à une expérience
qui, du plus profond de ses balbutiements, arrive à dire
ceci : il y a, malgré tout, chez nous une résistance
et une insistance de la communauté. Cette communauté
est destinée à rester encore longtemps sinon toujours
inconvenante et difficilement présentable en public. Pour
autant elle n'est pas une pure abstraction, elle n'est pas sans
effets remarquables.
Comme le formule là encore Jean-Luc Nancy dans la Communauté
affrontée, texte dont chaque ligne semble avoir été
écrite sinon en écho du moins en résonance
avec l'expérience en cours - mais est-ce tant que cela
un hasard ? - : " Il y a déjà eu entre nous
- nous tous ensemble et par ensembles distincts - le partage
d'un commun qui n'est que son partage, mais qui en partageant
fait exister et touche donc à l'existence même en
ce que celle-ci est exposition à sa propre limite. C'est
cela qui nous a fait " nous ", nous séparant
et nous rapprochant, créant la proximité par l'éloignement
entre nous -" nous " dans l'indécision majeure
où se tient ce sujet collectif ou pluriel, condamné
(mais c'est sa grandeur), à ne jamais trouver sa propre
voix.( 7) .
Il y a dans le projet EGP, contre nos démons de l'affrontement,
contre nos sirènes de la séparation, une exigence
philosophique et politique de l'être en commun, une nécessité
de l'ouverture à l'autre, quoique l'autre soit inquiétant
ou précisément pour cette raison-là. Passer
accord entre des personnes semblables ou qui ont des intérêts
concordants n'est pas un acte politique méritoire ; là
où il y a en revanche une vraie vertu politique c'est
de décider de vivre ensemble après avoir pris la
mesure des multiples raisons que nous aurions de ne pas le faire.
La communauté des EGP n'est pas accomplie, nous savons
qu'elle ne sera jamais achevée et ce d'autant plus que
la psychanalyse est naturellement porteuse d'un facteur d'inachèvement.
La négativité des EGP, si d'aventure elle est repérable,
l'est dans la mesure où cette communauté n'est
pas appelée à se matérialiser par l'accomplissement
d'une uvre bien nette. La positivité des EGP, si
d'aventure elle devait devenir un peu plus repérable,
le serait dans la mesure où cette communauté se
mettrait à assumer un peu mieux le risque de faire vivre
ensemble non pas des individus tous plus ou moins bâtis
sur le même modèle mais des personnes vraiment dissemblables.
Il est probable que le prochain défi et en même
temps le risque existentiel le plus important actuellement couru
par ce mouvement, consiste à rompre avec la tradition
des grands rassemblements d'analystes dont une des caractéristiques
est de réunir des catégories d'individus sensiblement
homogènes. Vu les dépenses liées à
la participation à un congrès international et
vu les conditions sociologiques moyennes des nouvelles générations
d'analystes ou des chercheurs en sciences humaines, personne,
parmi les congressistes inscrits au deuxième mondial des
EGP, n'est en situation d'ignorer qu'une grande partie de la
communauté concernée par ce mouvement est aujourd'hui
tenue à l'écart de ce type de rencontres pour des
raisons financières. En négligeant cette donnée,
en respectant les barrières financières qui font
obstacle à la mobilité des hommes et des idées,
en oubliant d'instaurer entre nous un minimum de solidarité
susceptible d'atténuer ce phénomène, nous
souscrivons à des choix économiques, politiques
et culturels qui ne sont pas sans effet sur la collectivité
ni sans rapport avec ceux qu'opèrent quotidiennement tous
les nantis de la terre, lesquels manifestent généralement
une propension naturelle à préférer rester
entre eux.
Les EGP sont une figure de l'incomplétude
qui offre en permanence les joies et les inquiétudes d'une
ballade au bord d'un précipice ; ils sont ondulation et
mouvement, un cadre sans véritable garde-fou, un cadre
sans toile où chacun peut choisir de venir dessiner la
trame de ses rêveries de promeneur non solitaire. En pratique,
tout se passe comme si cette association avait été
conçue pour que les frères et les sœurs ennemis
de la Horde puissent venir s'exposer un temps, sans défense,
à la cruauté de tous les autres. Parce qu'elle
ressemble à une esquisse sans clou, cette forme informe
offre au bien-pensant et au malfaiteur si étroitement
associé en chacun de nous la possibilité de pouvoir
s'accrocher virtuellement et parfois même très fermement
avec son double mal-pensant et bienfaiteur, sans pour autant
se déchirer à mort.
Diagnostic : Amour impossible d'une communauté
inavouable d'amis impossibles et maudits qui se donneraient les
moyens de sonder ensemble les limites de leur tolérance
.
État actuel : Plus proche du monde de Bacon que de l'univers
du naïf Rousseau.
État futur : Forcément complexe, d'autant plus aléatoire
que les prochaines sommets internationaux ne s'annoncent ni désertés,
ni dé-affectés.
Personne n'ayant les moyens de savoir
aujourd'hui où l'appel du 17 Juin 1997 finira par conduire
l'ensemble de ceux qui ont décidé d'y répondre,
la piste mérite d'être poursuivie. Pour peu que
nous ayons l'esprit curieux et que nous soyons suffisamment nombreux
à avoir envie de repousser à un au-delà
de demain la fin toujours programmée et toujours incertaine
inscrite dans le destin d'une communauté.
Anne-Geneviève
Roger
ag.roger@wanadoo.fr
Paris Septembre 2003.
*
Cet article constitue une contribution aux travaux de la Deuxième
Rencontre Mondiale des Etats Généraux de la Psychanalyse
tenus à Rio du 30 octobre au 2 novembre 2003.
Pour plus d'informations concernant le réseau des EGP
:
www.estadosgerais.org/
www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/)
Notes
1) Blanchot M. La communauté inavouable Paris Éditions
de Minuit,1983. p 12.
2) Nancy J.-L. La communauté affrontée Galilée,
Paris, 2001, p. 50.
3) Allusion à l'uvre de Georges Bataille, écrivain
français. Concernant les idées politiques de Bataille,
voir la thèse de Francis Marmande Georges Bataille politique
Presses Universitaires de Lyon, 1985.
4) Pour avoir une idée des thèmes mis en travail
et des textes discutés au sein du groupe Axes et Cibles,
voir notamment la rubrique Groupes de travail France au sein
de la Cyber Revue des EGP (www.etatsgeneraux-psychanalyse.net/groupes/groupes.html),
et http://www.psychanalyse-in-situ.fr/ (dans la revu.e du site)
et sur le site des Etats Généraux d'Amérique
latine : : http://estadosgerais.org
5) Depuis décembre 2002 la coordination du groupe Axes
et Cibles est assurée par trois personnes : Michel Juffé,
Jacques Letondal et Anne-Geneviève Roger, tous trois membres
de l'Association les Amis des EGP.
6) Nancy J.-L. La communauté affrontée Galilée,
Paris, 2001p. 19. Parmi les autres ouvrages intéressants
à consulter sur ce thème, voir également
du même auteur La communauté désuvrée.
Première parution1986, Christian Bourgeois éditeur,
réédition 1990 et 1999.
7) Nancy J.-L. La communauté affrontée Galilée,
Paris, 2001, p 45.
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